vendredi 27 septembre 2024

Le mot «francophone», un trou noir...

Macaron franco-ontarien de 1966 ou 1967...

En vidant une boîte de macarons laissée par ma mère (décédée à l'été 2023), j'en ai découvert certains que j'avais moi-même cueillis et conservés durant ma jeunesse à Ottawa, et que maman avait ajoutés à sa collection, y compris celui que nous voyez-ci-dessus : «ÉCOLE SECONDAIRE FRANÇAISE? OUI!»  

Pourquoi me suis-je particulièrement intéressé à ce macaron? D'abord parce qu'il me rappelle l'époque, pas si lointaine que ça, où les Franco-Ontariens devaient se contenter d'écoles «bilingues», tant au primaire qu'au secondaire, mais aussi à cause de l'emploi très correct du mot «française», aujourd'hui en voie de disparition, remplacé par l'utilisation erronée et omniprésente du terme «francophone» (voir image ci-dessous et le lien en bas de page).


Au milieu des années 1960, nous connaissions le mot «francophone» et son vrai sens, toujours associé à une ou plusieurs personnes dont la langue parlée ou écrite est le français. C'était un mot plutôt objectif, inoffensif, aseptisé, ayant une charge identitaire ou culturelle négligeable. Un Québécois, un Suisse, un Marocain et un Libanais pouvaient avoir des identités et des cultures fort différentes, et n'être liés que par l'usage commun de la langue française. Sans plus.

Il ne nous serait jamais venu à l'idée de définir comme «francophone» un objet ou une bâtisse (p. ex. un livre, un journal, une école) comme cela se fait couramment en 2024. J'ai fréquenté des écoles bilingues en Ontario de la maternelle à l'université, de 1951 à 1970. Je comprenais bien le concept de l'école dite bilingue. Vers la fin du primaire, comme pour tout mon secondaire, la moitié de l'enseignement était dispensé en anglais aux élèves franco-ontariens.

À l'approche du centenaire de la Confédération, sur fond de turbulence québécoise, un mouvement se dessinait dans la collectivité franco-ontarienne pour réclamer le remplacement des écoles dites bilingues par des écoles françaises, pas des écoles francophones. Cette revendication visait de façon plus aiguë le secondaire, où seuls quelques établissements privés dispensaient un enseignement bilingue ou français aux Franco-Ontariens de la région de la capitale. C'est à cette époque que le macaron en haut de page est apparu.

Dans son édition du 6 septembre 1968, à la une, le quotidien Le Droit annonçait la disparition officielle des écoles «bilingues», à Ottawa, désormais appelés «écoles françaises» et réservées «aux écoliers francophones». Et l'article se donne la peine de définir francophone: «les jeunes qui parlent couramment le français». Cela ne pouvait être plus clair: les établissements sont français, les étudiants francophones.

Avec l'avènement du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau et du multiculturalisme d'État,  les appellations traditionnelles ont été écartées du langage officiel. Les Canadiens français sont devenus des Canadiens francophones. Dans un discours à une association de jeunes Franco-Ontariens, le 8 mars 1969, le Secrétaire d'État fédéral Gérard Pelletier utilisait le mot «francophone» une vingtaine de fois, affirmant que la force de la langue française, ici et ailleurs, serait de la «"dénationaliser" pour (la) transformer en culture mondiale».

Une francophonie éviscérée, vidée de ses tripes culturelles et nationales, était désormais le mot d'ordre des multiculturels fédéraux. La notion de biculturalisme, un des principes fondateurs de la Commission B-B dans les années 1960, fut reléguée aux livres d'histoire. Ne resta dans la nouvelle constitution de 1982 qu'une masse à peine différenciée de Canadiens, anglophones et francophones, vus comme individus et non comme membres de collectivités nationales.

Et c'est ainsi qu'au fil des ans, le mot «francophone» est devenu un trou noir, avalant tout ce qui était français dans son entourage. Mon ex-quotidien de langue française, Le Droit, était devenu un journal «francophone». La nouvelle Université de l'Ontario français, micro-campus torontois, et l'Université de Hearst (Nord ontarien) se présentent comme universités «francophones». Les auteurs franco-ontariens tiennent désormais un salon annuel du livre «francophone». La ministre fédérale Mélanie Joly est allée plus loin, comme si cela était possible, en évoquant «la langue francophone»... Quelle barbarie!

Au rythme imposé par des multiculturels fédéraux fanatisés, même le mot «francophone» risque de devenir une cible, éventuellement. Déjà, au Commissariat fédéral des langues officielles, on ne parle plus des minorités francophones hors-Québec, mais de «communautés de langue officielle en situation minoritaire», les CLOSM. On applique même cet acronyme plus que douteux aux Anglo-Québécois, extension de la majorité anglo-canadienne qui n'ont rien d'une minorité...

Que la plupart de nos politiciens s'empêtrent en matière de langage n'a rien de surprenant. Nous y sommes habitués. Les bulletins de nouvelles nous livrent à tous les jours des déclarations en «français» truffées d'erreurs, d'anglicismes, voire d'anglais tout court...  Mais que des journalistes, professeurs et administrateurs d'établissements scolaires de langue française tombent dans le panneau, voilà une tout autre affaire. Quand des professionnels de la rédaction écrivent des fautes à répétition sans s'en apercevoir et que personne ne les corrige avant de les publier, il y a lieu de s'inquiéter. 

Le dépérissement de la langue entraînera dans son sillage une gangrène culturelle fatale. Mais allez convaincre les gens de ça...

...«le quotidien francophone d'Ottawa-Gatineau»...
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Voir mon texte de blogue «Francophone... Un adjectif galvaudé...» à https://lettresdufront1.blogspot.com/2021/02/francophone-un-mot-galvaude.html


vendredi 6 septembre 2024

Pourquoi pas un Conseil linguistique?


Cette année, en 2024, la Ville de Gatineau a créé un Conseil scientifique, formé de six chercheurs de l'Université du Québec en Outaouais (UQO), qui aura pour mandat d'analyser des sujets relevant de leurs compétences et de proposer aux élus municipaux une liste de priorités d'action. Parmi les thèmes prioritaires assignés au nouveau Conseil scientifique on compte l'intelligence artificielle, les changements climatiques et l'itinérance. (voir liens ci-dessous) Cette initiative, dit-on, constitue une première au Québec. Elle projette l'image d'un conseil municipal prévoyant et proactif.

Mais il existe un domaine primordial où la classe politique de Gatineau n'est ni prévoyante ni proactive: la situation périlleuse de la langue française sur le territoire de la quatrième ville du Québec. D'ici une dizaine d'années, le centre-ville de Gatineau (l'île de Hull), jadis francophone à 90%, pourrait bien avoir une majorité anglaise. La Loi 101 est bafouée quotidiennement dans cette ville devenue banlieue d'Ottawa. Selon une étude de l'OQLF, rendue publique en 2024, 12% des francophones de Gatineau (c'est au moins 25 à 30 000 personnes) affirment qu'il leur arrive souvent ou très souvent de ne pas pouvoir se faire servir en français dans un commerce.

Le conseil municipal, connu pour son indifférence linguistique et sa peur d'être étiqueté nationaliste ou pire, séparatiste, s'est fait condamner récemment pour la tournure anglaise de son slogan «On passe au bold»... Et on se tait quand quelqu'un ose soulever sur la place publique l'anglicisation rapide de la «porte du Québec» en Outaouais. Pourtant, la population est sensible au danger et serait réceptive à un engagement accru des élus pour protéger et promouvoir la langue française. Selon la même étude récente de l'OQLF, pas moins de 92% des francophones de Gatineau jugent «importante» ou «très importante» la protection du français dans l'espace public.

Sans nier la pertinence de créer un Conseil scientifique, il y a lieu de s'interroger sur l'utilité, voire l'urgence de créer un Conseil pour décortiquer les enjeux relatifs à notre langue commune et officielle sur les rives urbaines de l'Outaouais, avant qu'il ne soit trop tard. Entre l'UQO et l'Université d'Ottawa, il existe une quantité largement suffisante d'expertise pour dresser un portrait précis du déclin actuel de la langue française ici et proposer au moins quelques priorités d'intervention aux élus de Gatineau. Le gourou québécois de la démo-linguistique, le professeur Charles Castonguay, demeure à Gatineau et ses compétences seraient un précieux atout pour un comité de spécialistes.

Ces dernières années, un groupe d'une vingtaine de professeurs, principalement de l'Université d'Ottawa mais aussi d'ailleurs, a analysé l'évolution du fait français à Ottawa, où c'est la catastrophe. Dans certaines recherches, on a même évoqué l'existence d'un «ethnocide» dans la capitale fédérale, plus précisément dans la Basse-Ville, ultime bastion franco-ontarien d'Ottawa. La proportion de francophones y est passée de près de 80% à un peu plus de 20% en moins de 40 ans... Les recherches nous en apprennent beaucoup, mais ce n'est plus le temps. Le dommage est fait. Ces interventions universitaires auraient dû avoir lieu dans les années 1960, quand il restait un territoire francophone à protéger.

À Gatineau il n'est pas trop tard, mais il est minuit moins une. Le point de bascule approche et nos élus à bouche cousue ont les deux pieds dans la même bottine...

Quand, dans une cinquantaine d'années, des scientifiques et des universitaires - démographes, sociologues, statisticiens, historiens - se pencheront sur le début du 20e siècle pour analyser l'inertie des décideurs et du public au moment où le déclin du français n'était pas irréversible à Gatineau, ils s'interrogeront: ne voyaient-ils pas la réalité, ne s'informaient-ils pas auprès d'experts, n'en discutaient-ils pas aux instances municipales, n'étais-ce pas un enjeu prioritaire? Et ayant constaté l'évidence d'une indifférence collective devant l'agonie identitaire, ils se gratteront la tête... Avec raison!

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Liens aux textes du Droit et de Radio-Canada sur les priorités du nouveau Conseil scientifique de Gatineau - https://www.ledroit.com/actualites/actualites-locales/gatineau/2024/09/03/la-science-occupera-une-plus-grande-place-dans-les-decisions-des-elus-de-gatineau-VVBLF6HJ3RD6DNJOMSTIBV63HI/ et https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2101733/conseil-scientifique-gatineau-ia-changements-climatiques