lundi 7 juillet 2025

Vivre en français à Cornwall?



Quand j'ai lu la manchette de la Une du Devoir ce matin 7 juillet 2025 (l'édition papier que je reçois à la maison), j'ai sursauté. «Choisir l'Ontario pour vivre en français». Décision pour le moins étrange. Un peu comme cibler le mont Everest pour faire ses débuts en alpinisme. 

Après avoir lu attentivement le texte de leur journaliste Mathilde Beaulieu-Lépine, portant sur une famille camerounaise francophone installée à Cornwall, dans l'Est ontarien, je me suis rendu compte que finalement, le titre qui coiffe l'article était faux.

Non pas qu'il soit absolument impossible de «vivre en français» à Cornwall... On pourrait sans doute y arriver avec beaucoup d'efforts et une persévérance sans borne dans cette ville où les personnes ayant le français comme langue d'usage forment désormais une mini-minorité. 

Mais ce n'était pas l'objectif de la famille de Jeanne Edwige Ango Mguiamba. «Je voulais m'intégrer à la société anglophone aussi, mais sans toutefois perdre la culture française», explique-t-elle au Devoir. Jeanne s'est même inscrite à des cours d'anglais. Elle envoie sa fille à l'école française, tout en étant convaincue qu'elle «va apprendre l'anglais, parce qu'on a une communauté anglophone ici».

Elle résume ainsi: «Je voudrais vraiment que mes enfants soient bilingues, et moi également.» Rien pour justifier le titre de la une du journal...

Au fond, elle tente donc de faire ce que font les Franco-Ontariens de souche depuis plus d'un siècle avec un taux de succès en chute libre: devenir bilingues en conservant la langue française comme marqueur identitaire principal. À cet égard, Cornwall pourrait constituer d'ailleurs un cas type en Ontario, où tous les anciens territoires urbains francophones sont disparus au cours du dernier demi-siècle.

Au recensement de 1971, on rapporte que les personnes «de langue maternelle française» forment près de 42% de la population de Cornwall, tandis que la proportion des personnes de langue d'usage française (langue la plus souvent parlée à la maison) dépasse 31%. En 2021, les francophones (langue maternelle) ne sont plus que 21,5% de la population totale (et non près de 30% comme l'écrit Le Devoir), à peine 9% selon le critère plus pertinent de la langue d'usage.

Le taux d'anglicisation des francophones de Cornwall est catastrophique. Supérieur à 50%. Hors de l'école et du foyer (et encore...), les francophones vivent à toutes fins utiles en anglais dans cette ville qui se veut bilingue. S'il y a déjà eu à Cornwall un quartier majoritairement francophone, il n'existe plus en 2025. La proportion d'anglophones (recensement de de 2021) dépasse les 75% selon les chiffres de langue maternelle (Le Devoir dit «plus de 60%) et atteint 86% selon le critère de la langue d'usage.

Je ne doute pas qu'il existe toujours quelques milliers de vrais francophones à Cornwall qui font leur possible pour protéger et promouvoir la langue française dans «un combat par trop inégal» (citation d'Omer Latour*, Presses de l'Université d'Ottawa, 1981). Mais ils vivent dans un univers médiatique anglais, dans des quartiers et des rues commerciales anglophones, dans un milieu institutionnel anglo-dominant, et font face à un gouvernement insensible, voire hostile.

Les élèves du secondaire ont dû se battre et même aller en grève en 1973 pour obtenir une école française bien à eux. La seule de la ville. Aujourd'hui, leurs petits-enfants luttent pour obtenir des locaux moins vétustes et plus grands. Leur conseil scolaire a demandé au ministère ontarien de l'Éducation des fonds pour une nouvelle construction. Le gouvernement Ford a dit non... C'est toujours la même chose...

L'arrivée d'immigrants francophones ne changera rien à la dynamique linguistique centenaire. Après une génération, ils s'angliciseront au même rythme que les anciens Franco-Ontariens. Il n'y a d'ailleurs que que 500 000 francophones en Ontario, et non 600 000 comme l'écrit Le Devoir. Selon le critère de la langue d'usage, ils sont moins de 300 000...

Je me réjouis que Le Devoir s'intéresse à la francophonie hors Québec. Et les trois textes d'aujourd'hui sur Cornwall offrent aux Franco-Ontariens un débouché qu'ils n'avaient plus avec la disparition des anciens quotidiens et hebdos de langue française dans l'Est ontarien. Mais le portrait des forces en présence est incomplet et inexact.

C'est important. Pour la francophonie ontarienne, qui ne pourra rien corriger avec des lunettes roses. Pour les Québécois aussi, qui doivent comprendre que ce qui arrive aux Franco-Ontariens leur arrivera un jour (c'est déjà commencé) à moins d'agir maintenant pour assurer l'avenir de la langue française au sein même du vaisseau amiral de la francophonie nord-américaine.

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* Omer Latour, Une bande de caves, Les Éditions de l'Université d'Ottawa, 1981 - voir aussi https://pierreyallard.blogspot.com/2014/02/bande-de-caves.html