mardi 28 novembre 2023

Des millions $ pour l'anglais au Québec. Ils décident, pas nous...

                                 caricature du Montréal Gazette
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Le Bloc québécois a sans doute surpris bien du monde, cette semaine, en démontrant hors de tout doute qu'environ 95% des fonds «linguistiques» dépensés au Québec par Ottawa servent au renforcement de la langue anglaise. Moi aussi, j'ai été surpris. Je croyais que c'était 100%... De fait, j'aimerais bien savoir d'où vient ce maigrelet 5% consacré à la langue française et à quoi sert cette injection pour le moins parcimonieuse...

Au cours des cinq prochaines années, donc, le gouvernement fédéral dépensera quelque quatre milliards de dollars dans le cadre de son Plan d'action pour les langues officielles, et plus de 800 millions de ces beaux billets du Dominion auront comme destination le Québec. Faudrait plutôt écrire la «Province of Kwibek» pour 760 de ces millions... parce que c'est de cette manière que le système est conçu. Ceux et celles qui s'étonnent que les choses soient ainsi ne se sont jamais donné la peine de passer les Comptes publics du Canada au peigne fin et pire, ne comprennent pas comment cette fédération anglo-dominante fonctionne.

Les anglophones forment 75% de la population canadienne et nous, 20% et quelques poussières. Ils décident, pas nous. Et leur majorité qui s'accroît d'année en année fait sentir sa présence et sa force dans toutes les provinces y compris le Québec. Les Anglo-Québécois n'ont jamais été une minorité, du moins pas au sens propre du terme. Même les Nations Unies reconnaissent que le million d'anglos au Québec fait d'abord et avant tout partie de la majorité anglophone du Canada.

La Révolution tranquille des années 1960 et la montée d'un nationalisme québécois à tendance indépendantiste avait changé un peu la donne. Brièvement. Fort de la crainte que semblaient inspirer les séparatistes québécois dans le reste du pays, le trio Marchand-Trudeau-Pelletier s'est amené à Ottawa en 1965, chevauchant leurs licornes, convaincus de pouvoir transformer le Canada en pays plusse-bilingue-qu'avant. On appelait ça (toux discrète) le French Power. Élu premier ministre en 1968, vu au Canada anglais comme celui qui mettrait le Québec à sa place (ils avaient bien raison), Pierre Elliott n'a pas perdu de temps et l'année suivante, en 1969, brandissait un élément clé de sa solution: la Loi sur les langues officielles.

C'est dans cette loi qu'on a inventé la minorité anglo-québécoise et, du même coup, cette fiction voulant qu'il existe une certaine symétrie, pour ne pas dire une symétrie certaine, entre les collectivités franco-canadiennes minoritaires et les Rhodésiens du West Island. À Montréal comme à Sherbrooke comme à New Carlisle, les Anglo-Québécois se comportaient comme s'ils avaient été à Toronto ou Winnipeg. Demandez à Michael Rousseau, le PDG d'Air Canada. Il vous le dira. Pendant ce temps, en 1969, les Acadiens et les Canadiens français des autres provinces n'étaient même pas autorisés à administrer leurs rares écoles de langue française. Mais dans la Loi sur les langues officielles, l'unilingue anglais de Westmount et le Franco-Manitobain bardassé de Saint-Boniface, c'est du pareil au même.

Dans les années 1980, quand on a modifié la loi fédérale des langues officielles, Ottawa a commencé à dépenser des millions puis des milliards pour faire la promotion de la langue des minorités - le français dans les provinces anglophones, l'anglais au Québec. Voilà justement ce que personne ne semble comprendre, comme si les chiffres rendus publics par le Bloc québécois avaient été sortis par magie d'un chapeau quelconque. La Loi sur les langues officielles oblige Ottawa à dépenser tous ces sous au Québec pour protéger et promouvoir la langue de la soi-disant minorité: l'anglais. La majorité anglo-canadienne est morte de rire. Les millions d'Ottawa ne font absolument rien pour enrayer l'assimilation des Acadiens et Franco-Canadiens, et servent du même coup à épauler au Québec la langue majoritaire du Canada, celle qui menace depuis toujours (et de plus en plus) la pérennité du français jusque dans son foyer national !

Mais là, depuis quelques années, il y a quelques grains de sable dans l'engrenage. Ce qui aurait dû apparaître évident depuis toujours l'est effectivement devenu, même aux yeux des plus sceptiques: les Anglo-Québécois et les Franco-Canadiens, c'est vraiment, mais vraiment pas pareil! Cette prise de conscience vient torpiller au coeur les principes mêmes d'une loi fédérale qui voit dans les minorités linguistiques «des maisons toutes pareilles» comme diraient nos chers Cowboys. D'autres grains de sable ont fait grincer le mécanisme des langues officielles quand Ottawa, sous le règne de Mélanie Joly, a reconnu que le français est la seule langue minoritaire du pays et que celle-ci est en déclin même au Québec. Et on a inscrit ce constat dans la nouvelle version de la Loi adoptée cette année (2023). Là, diraient les astronautes à Houston, on a un problème!

Si le fédéral reconnaît que le français est menacé au Québec et que l'anglais n'est pas une langue minoritaire au pays, le chapitre (inchangé) de la Loi qui réserve l'octroi de fonds à la seule promotion de l'anglais au Québec n'a plus de sens. Du moment qu'Ottawa reconnaît officiellement le statut de plus en plus précaire de la langue française au Québec, le fédéral a l'obligation morale et légale d'agir en conséquence, de protéger le français qui en a besoin au Québec, et non la langue de la Canadian majority qui se porte merveilleusement bien à Montréal, Laval, en Gaspésie, en Estrie, en Outaouais et ailleurs.

Mais voilà. Dans son plan d'action pour les langues officielles, Ottawa n'a rien prévu pour la protection et la promotion du français au Québec. Ça n'a pas de sens mais c'est comme ça. Depuis toujours. N'oubliez jamais. Ottawa, c'est l'outil de la majorité anglo-canadienne. Nous n'y exerçons aucun pouvoir décisionnel. Alors le Canada anglais protégera les siens partout, même dans le grand bassin du Saint-Laurent. Il en a le pouvoir, et ce pouvoir il l'exerce... en nous imposant sa Constitution de 1982, en bricolant sa Loi sur les langues officielles, en nommant ses propres juges dans toutes nos cours supérieures y compris à la Cour suprême, et en fourrant ses dollars dans les poches d'anglos qui contestent la Loi 101, la Loi 96 et la Loi 21 sur la laïcité de l'État québécois.

Les chiffres dévoilés par le Bloc québécois témoignent de notre impuissance devant un système qui contribue au dépérissement de notre langue et de notre culture. À 20% de la population du Canada, nous n'avons pas la capacité juridique de modifier la destination d'un seul des 760 millions de dollars qui serviront, d'ici 2028, à protéger et à renforcer l'anglais au Québec. Il n'y a qu'une façon de mettre fin à un tel régime...


dimanche 26 novembre 2023

Ridley Scott et la «vermine» de France...


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Quiconque porte le moindrement en soi l'héritage de la France, que ce soit par la culture ou par le sang, aura les tripes en chamaille après avoir visionné le film de Ridley Scott sur Napoléon Bonaparte. Cette oeuvre de destruction du premier empereur des Français est sans merci, au point de susciter pour Napoléon des moments de sympathie même chez ceux qui, comme moi, ne l'ont jamais tenu en odeur de sainteté.

L'arrogance des têtes couronnées de l'Europe et de leurs nobles de service est bien résumée quand, vers la fin de ces deux heures et demie interminables devant le grand écran, le duc de Wellington affirme que l'erreur la plus grave des adversaires de l'empereur fut de laisser «cette vermine» en vie à l'île d'Elbe en 1814.

«Vermine.» Le mépris est palpable envers cet usurpateur du sang royal, issu de la Révolution française et charriant le vécu de 1789 avec ses troupes à travers une Europe où le virus républicain est craint comme la peste. Pire, par les images répétitives d'un peuple dépeint en troupeau sanguinaire et violent, aux moeurs pour le moins décadentes, la France de la république et de l'empire devient à l'écran une «vermine» que les braves et bons monarques du continent européen sont justifiés mettre au pas sans pitié.

Le début du film donne le ton avec les derniers moments de Marie-Antoinette, transportée de sa prison à la guillotine, la foule criant son approbation lorsqu'on sort sa tête ensanglantée du panier. Pas un mot, bien sûr, du luxe obscène dans lequel Louis XVI et Marie-Antoinette vivaient à Versailles, où des milliers d’ouvriers et artisans étaient morts à l’ouvrage pour construire les opulents jardins et appartements de celui et de celle qui les opprimaient. Ne cherchez pas trop les contextes et les nécessaires nuances dans cette oeuvre de Scott.

Sauf pour l'épisode vite oublié de 1793 où Bonaparte libère Toulon de l'occupation anglaise, le film peint un Napoléon plutôt tyrannique et conquérant, vainqueur à Austerlitz, détruit à Moscou, promenant les armées françaises d'un pays européen à l'autre. Nulle part ne voit-on qu'à l'arrivée de Bonaparte, c'est la France révolutionnaire qu'on attaque de toutes parts. En 1800, Napoléon, alors consul, avait négocié la paix avec l'Angleterre, l'ennemi le plus coriace, mais la «perfide Albion» re-déclencha les hostilités quelques années plus tard, assemblant contre Bonaparte devenu empereur des coalitions qui obligeaient la France à combattre hors de ses frontières contre une vieille Europe liguée qui voulait venger Louis XVI et liquider l'empire. Il n'y a rien de cela dans la saga de Ridley Scott.

On ne ressent rien du charisme qu'a dû exercer Napoléon sur le peuple français et, en particulier, sur ses armées. La scène où l'empereur déchu revient de l'île d'Elbe en 1815 et rallie à sa cause les soldats envoyés par le roi Louis XVIII pour l'arrêter manque singulièrement d'émotion. Le simple fait de l'avoir finalement ostracisé à l'île Sainte-Hélène, à 8000 km de la France au large de l'Afrique du Sud, suggère à quel point les têtes couronnées redoutaient sa présence en sol français. Cet attrait devait se rendre bien au-delà des frontières de l'Europe. Au Bas-Canada puis au Québec, en dépit des remontrances d'un clergé tout puissant, nos habitants ont longtemps persisté à donner le nom de Napoléon à leurs garçons.

Quant à la relation cahoteuse entre Bonaparte et Joséphine, elle occupe de grands pans du film, évoluant en parallèle aux guerres et autres faits d'armes, et ne présente à peu près jamais Napoléon sous son meilleur jour. À la fin j'avais l'impression d'avoir suivi deux vécus différents, l'un nuisant au récit de l'autre, contribuant l'un et l'autre à dénigrer le personnage principal. On me jugera sans doute injuste mais quand je suis sorti du cinéma mes tripes me disaient que j'avais assisté à «une job de bras» d'un réalisateur britannique contre un vieil ennemi de l'Angleterre: Napoléon Bonaparte. Et par extension, contre la république française et son peuple. J'ai vu le film en français. Je n'ose même pas imaginer ce que cela doit donner en anglais...

Remarquez, si on avait demandé à Pierre Falardeau de réaliser un film biographique sur John Colborne, que nous avions surnommé le «vieux brûlot» lors de la rébellion des Patriotes en 1837, il l'aurait sûrement savonné au grand écran. Avec raison, de notre point de vue. En passant, Colborne avait combattu aves les armées britanniques contre la France napoléonienne. C'est même lui qui commandait les troupes lancées contre la Garde impériale à la bataille de Waterloo en 1815... Le vieux brûlot aurait aurait été un excellent figurant dans l'assaut cinématographique de Ridley Scott...

vendredi 17 novembre 2023

Universités. Vivement un droit de gouvernance pour les Franco-Ontariens !

capture d'écran d'ONFR

Si jamais on voulait une preuve indiscutable de l'impuissance des Franco-Ontariens à obtenir et gouverner leurs propres institutions universitaires, on n'a qu'à lire le rapport abrasif que vient de publier un soi-disant «groupe d'experts» créé par le gouvernement de l'Ontario pour «étudier la viabilité financière du secteur postsecondaire».

Formé de six membres anglophones qui semblent tout à fait déconnectés de la réalité de l'Ontario français et d'un membre francophone qui s'est discrètement, sans explication, dissocié des conclusions, le groupe d'experts consacre trois pages et demie seulement de son rapport au «système d'éducation en français» de la province.

Si les opinions suintant d'ignorance émises par les soi-disant experts sont retenues par l'obtus Doug Ford et sa bande, on enfoncera les derniers clous dans le cercueil du grand projet d'une université franco-ontarienne qui assumerait la gouvernance de tous les programmes universitaires de langue française, existants et futurs, y compris ceux des deux monstres bilingues anglo-dominants, l'Université d'Ottawa et la Laurentian University à Sudbury.

Le rapport du groupe d'experts met en doute la capacité des deux seules universités ontariennes de langue française «de fonctionner efficacement en tant qu'établissements indépendants et financièrement viables». Mais n'importe aurait pu arriver à une conclusion semblable en apprenant «que l'Université de Hearst compte 261 étudiants inscrits, dont 70% d'effectifs étrangers, tandis que l'Université de l'Ontario français (UOF) compte 29 étudiants inscrits, très majoritairement étrangers».

Et à partir de ces données, sans même se demander pourquoi les choses sont ainsi, sans même évoquer les réclamations historiques des associations franco-ontariennes en la matière, ces soi-disant experts proposent comme première solution de fédérer les deux petites institutions universitaires franco-ontariennes à l'Université d'Ottawa, une institution bilingue où les plus de 14 000 étudiants francophones forment à peine 30% de la population étudiante et où, ces dernières années, un climat palpable de francophobie se manifeste.

Voilà un exemple des solutions simplistes qui se pointent aux non-initiés, anglophones par surcroit, quand ils prennent un cliché de la situation actuelle sans s'interroger sur les 150 années d'histoire qui nous ont menés là et sur les revendications de gouvernance francophone rejetées ou torpillées à répétition. Au cours du dernier demi-siècle, les Franco-Ontariens ont réussi à obtenir la gouvernance de leurs écoles primaires, secondaires et collégiales... L'universitaire leur échappe toujours et c'est là le coeur du problème. Il n'y a pas de viabilité financière assurée avec moins de 300 étudiants...

Il y a près de dix ans, alors que le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO), qui inclut les étudiants francophones de l'Université d'Ottawa et de la Laurentian, menait tambour battant sa campagne pour une université de langue française, son directeur général de l'époque, Alain Dupuis, avait bien résumé le noeud du débat: «Les francophones n'ont pas le contrôle sur l'avenir de leur programmation universitaire et doivent se fier à la bonne volonté des institutions bilingues qu'ils ne gouvernent pas.» L'objectif était bien de pouvoir administrer sur tous les plans, y compris financièrement, un réseau universitaire «par et pour» les Franco-Ontariens.

La réaction du monstre bilingue de la capitale fédérale ne s'est pas fait attendre. Le recteur de l'Université d'Ottawa, Allan Rock, dans une lettre au quotidien Le Droit publiée le 21 octobre 2014, écrivait effrontément, sans gêne: «Les francophones de l'Ontario ont droit à une université qui sert leurs intérêts et qui leur permet de poursuivre une formation postsecondaire de qualité exceptionnelle en français. Et cette université existe déjà: elle s'appelle l'Université d'Ottawa.» Peu après, le gouvernement Wynne déraillait le projet du RÉFO et le réduisait à un micro-campus torontois qu'on a pompeusement baptisé Université de l'Ontario français. Le «par et pour» franco-ontarien s'arrêterait aux portes des universités bilingues...

Réagissant au rapport des «experts», le recteur de l'Université de Hearst, Luc Bussières, n'a guère mis de temps à s'en rendre compte et à exprimer son dépit après avoir lu le rapport. «Ces recommandations ne correspondent pas du tout à notre lecture de la réalité, ni à celui du "par et pour" qui est complètement évacué de la lecture que le comité a faite», a-t-il déclaré à la journaliste Inès Rebei d'ONFR (TFO). La députée néo-démocrate France Gélinas a renchéri: «Je ne peux pas croire qu'en 2023 on ait une gang d'anglophones qui va nous dire comment. nous les francophones, on doit gérer notre éducation.» Un professeur sudburois, Jean-Charles Cachon, a pour sa part lancé d'un ton lapidaire: «ce rapport est une honte et montre bien l'ignorance totale de ce gouvernement de la société ontarienne».

Ces trois interventions ciblent fort bien des éléments clés du problème de gouvernance francophone à l'université. Un comité d'anglophones qui ignore tout de la dynamique linguistique franco-ontarienne fait des recommandations à un gouvernement qui navigue depuis cinq ans près des franges les plus francophobes de la société ontarienne. Et ces recommandations feront en sorte que pour l'essentiel, la planification et les finances des programmes universitaires en français resteront sous la gouverne de majorités anglaises dans des établissement bilingues où les francophones demeureront minoritaires. Et que les petits villages gaulois universitaires (à Hearst, Toronto) seront à leur merci.

Clairement les solutions ne viendront pas de la bande à Ford. Mais un bon jour, les Franco-Ontariens devront exiger, sans compromis possible, leur droit de gouvernance sur la totalité des programmes universitaires de langue française, et réclamer - avant qu'il ne soit trop tard - que Queen's Park crée un comité d'experts qui aura cette fois pour mandat de trouver et de proposer des moyens d'y arriver. Est-ce trop demander d'obtenir enfin pour l'Ontario français des droits que les Anglo-Québécois exercent sur le territoire voisin depuis 1867???

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Lire aussi deux textes d'Inès Ribei sur le site Web d'ONFR:

Un rapport commandé par l'Ontario met en doute la pérennité des petites universités franco-ontariennes - https://onfr.tfo.org/un-rapport-met-en-doute-la-perennite-des-petites-universites-franco-ontariennes/

Le recteur de l'Université de Hearst peu enthousiaste à l'idée d'une fédération avec l'Université d'Ottawa - https://onfr.tfo.org/le-recteur-de-luniversite-de-hearst-peu-enthousiaste-a-lidee-dune-federation-avec-luniversite-dottawa/

Lien au rapport du groupe d'experts - https://files.ontario.ca/mcu-ensuring-financial-sustainability-for-ontarios-postsecondary-sector-fr-2023-11-14.pdf


mardi 14 novembre 2023

Pour les beaux yeux de René Lévesque???

capture d'écran du site Web du Devoir

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Je ne comprends pas comment Le Devoir a pu présenter comme «reportage» le texte Défendre le français grâce à une bonne politique économique1 (édition papier du mardi 14 novembre 2023). J'ai peine à croire que les metteurs en page du Devoir ne l'aient pas lu et scruté avant publication. Or le texte a franchi cette étape ultime de correction et d'approbation en transgressant certaines règles de base du journalisme.

D'abord de quoi s'agit-il? Dans le débat sur le déclin du français au Québec, les statistiques des recensements fédéraux sont toujours abondamment utilisées, le plus souvent pour confirmer ce déclin mais parfois, par certains, pour le contester ou tout au moins le nuancer. La tête d'affiche de ces derniers, Jean-Pierre Corbeil, ancien maître-d'oeuvre de l'analyse des données linguistiques à Statistique Canada, vient de co-diriger un recueil collectif d'essais intitulé Le français en déclin? Repenser la francophonie québécoise

L'argumentaire des co-directeurs Corbeil, Victor Piché et Richard Marcoux est connu, du moins de ceux qui suivent de près ce débat. Que l'on soit ou non d'accord avec leurs thèses (que je trouve intéressantes mais que je ne partage pas) n'est pas en cause ici. C'est le texte publié. Le auteurs du livre peuvent bien affirmer que le français est utilisé «de façon régulière» par 94,4% des travailleurs québécois et que cette proportion a peu changé depuis 2006. Ça fait partie du développement de leur argument. Mais quand le journaliste ajoute, de son propre chef, «Vous en conviendrez, nous sommes loin de la disparition!», il exprime une opinion. Ce n'est plus un reportage. Il accrédite l'argument des co-auteurs.

Dans le paragraphe suivant, on lit: «Le spectre du bilinguisme gagne, oui, du terrain.» Le choix du mot «spectre», signifiant une apparition effrayante, n'est attribué à personne. Et le texte poursuit: «Est-ce la faute de la culture américaine? De la difficile grammaire française? un caprice? Que nenni!» Encore une fois, ce sont des propos non attribués qui pourraient sembler émaner du signataire du texte, plutôt que de la personne qu'il interviewe. Plus loin, après le sous-titre Un bilinguisme motivé par le portefeuille, l'auteur de l'article écrit: «Les immigrants n'étudient donc pas le français pour les beaux yeux de René Lévesque.» Avoir laissé passer une telle phrase, non attribuée, dans Le Devoir dépasse les bornes. Si l'auteur du texte citait le démographe interviewé, il aurait dû l'indiquer. Et si c'était un élan du signataire, le pupitreur du Devoir aurait dû le biffer.

Je ne veux pas tout énumérer ce que je considère des fautes graves mais en voici deux autres. Parlant du français langue de travail, on peut lire: «La partie semble gagnée, pour l'instant.» Rien, dans l'article du Devoir, ne permet d'arriver à une telle conclusion, gratuite en l'occurrence. Plus loin, les auteurs-démographes déclarent que «le plurilinguisme ne représente pas une réelle menace (au français)». De son propre chef, le signataire de l'article renchérit: «Les statistiques confirment cette prémisse», écrit-il sans citer de source.

Et comme si la lecture de l'article ne suffisait pas à s'interroger sur la démarche du rédacteur et des correcteurs du Devoir, on indique en bas de page ce qui suit: «Ce reportage bénéficie du soutien de l'Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada», suivi du logo «Canada» avec une feuille d'érable coiffant le dernier «a»... C'est le bouquet...

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Lien au texte du Devoir - https://www.ledevoir.com/economie/801876/langue-defendre-francais-grace-bonne-politique-economique



lundi 13 novembre 2023

Sur quelle planète vit la FPJQ?


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Le congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) s'est tenu en fin de semaine, du 10 au 12 novembre.

En avril 2023, six quotidiens régionaux du Québec - Le Soleil, Le Droit, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Quotidien et La Voix de l'Est - ont cessé d'exister.

C'est sans contredit l'une des plus grandes tragédies médiatiques de l'histoire du Québec. Une flèche en plein coeur de l'information régionale dans les régions de Québec, de l'Outaouais, du Saguenay, de l'Estrie et de la Mauricie.

Combien d'heures a-t-on réservées pour discuter de cette disparition dramatique de six quotidiens numériques-jadis-imprimés? Aucune. Ce n'était même pas à l'ordre du jour du congrès!

Cet aveuglement des journalistes du Québec, qui ne voient même pas des tapis essentiels se dérober sous leurs pieds, ou qui se taisent pour des motifs que j'ignore, n'est pas récent.

Il y a neuf ans, quand les Desmarais de Power Corp avaient annoncé la fin de l'imprimé à La Presse et la disparition éventuelle des quotidiens régionaux (ceux qui viennent de rendre l'âme cette année), la question ne figurait pas à l'ordre du jour du congrès annuel de la FPJQ de 2014.

À ses assises récentes, la Fédération professionnelle des journalistes a trouvé le moyen de proposer une formation sur les façons de «mieux couvrir les enjeux des communautés culturelles en région» en oubliant de mentionner que les entreprises coopératives régionales et les quotidiens qu'elles diffusaient en ligne n'existaient même plus...

Les journalistes devraient, en principe, compter parmi les personnes les mieux informées dans la société. Mais à les voir aller dans leurs associations professionnelles, on croirait qu'ils ignorent une réalité qui frappe de plein fouet le lectorat des régions:

* en mars 2023, les coopératives locales qui publiaient Le Soleil, Le Droit, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Quotidien et La Voix de l'Est ont été rayées de la carte, fusionnées en une seule grande coopérative;

* le 18 avril 2023, ces six journaux ont publié leur ultime édition numérique quotidienne. Le lendemain, les six ex-quotidiens n'étaient plus que six vastes pages-babillards sur le Web.

* le 30 décembre 2023, les éditions hebdomadaires imprimées du samedi seront publiées pour la dernière fois, mettant fin à plus de 100 ans de présence papier dans ces régions (sauf Québec où le Journal de Québec existe toujours).

Clairement, le journaliste du Devoir qui a rédigé le texte sur le congrès de la FPJQ n'en est pas informé... Il évoque dans son article «l'abandon complet du papier par les six quotidiens du Groupe (Coops de l'information), le 30 décembre prochain».

Dans un texte du Devoir publié quelques jours plus tôt au sujet de la suppression du poste de directeur général au Soleil, le journaliste parlait d'un «contexte particulièrement difficile pour le quotidien de Québec»... Le même texte affirme que les six «journaux régionaux» sont devenus «des coopératives à la fin de 2019»... 

Faudrait qu'on informe Le Devoir que ces médias n'ont plus d'édition quotidienne depuis près de sept mois et que les six coopératives locales formées en 2019 n'existent plus...

Misère...


samedi 11 novembre 2023

Mon seul éditorial censuré...

capture d'écran de La Presse


Il y a dix ans, presque jour pour jour, le gouvernement péquiste de Pauline Marois sabordait son projet de loi 14 visant à renforcer la Loi 101 après un torpillage mortel des libéraux et de la CAQ. Le débat souvent acrimonieux avait duré près d'un an et si le PQ, minoritaire à l'Assemblée nationale, avait accordé les concessions demandées par la CAQ (les libéraux s'opposaient au principe même d'une réforme de la Loi 101), le projet de loi aurait été émasculé. La ministre responsable, Diane de Cours, a donc jeté l’éponge, le 9 novembre 2013. (Voir texte PC dans La Presse. Lien en bas de page).

Au cours et au coeur de l'affrontement, en avril 2013, alors que les anglos montaient leurs griffes, que les libéraux se faisaient apôtres d'un Québec bilingue et que la CAQ picossait un peu partout, j'étais éditorialiste au quotidien Le Droit et il m'apparaissait évident que le projet de loi 14 était au fond d'un cul-de-sac. J'ai donc proposé, pour l'édition du lundi 29 avril, un éditorial intitulé L'abandon et dont la première phrase se lisait ainsi: «Le projet de loi 14 est mort.»

C'était essentiellement une dénonciation des positions prises par les libéraux (Philippe Couillard et Marc Tanguay) et la CAQ (François Legault) avec une conclusion lapidaire: «Dette levée de boucliers de l'Opposition se profile une tendance, de plus en plus perceptible, vers l'abandon du projet historique d'un Québec français

En 11 années d'éditoriaux, on n'avait jamais censuré un de mes textes. Mais celui-là a été refusé. On m'a demandé de le modifier et j'ai refusé, ne voulant pas qu'il subisse un traitement projet-de-loi-14. Alors le texte a pris le chemin de la poubelle et de mon blogue, où je l'ai diffusé sans mentionner qu'il avait été proposé comme éditorial. Et dix ans plus tard, je le trouve toujours actuel.  

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Projet d’éditorial – édition du lundi 29 avril 2013

 

L’abandon

 

par Pierre Allard

 

Le projet de loi 14 est mort. Les libéraux contestent le principe même de cet effort de renforcement de la Loi 101, les caquistes projettent plutôt de l’édenter article par article, et le gouvernement Marois n’a pas suffisamment de députés pour en assurer l’adoption. À la fin, au rythme où vont les choses, seules survivront quelques vagues intentions sans conséquences. Et derrière cette levée de boucliers de l’Opposition se profile une tendance, de plus en plus perceptible, vers l’abandon tout court du projet historique d’un Québec français.

 

Dans une déclaration conjointe, le nouveau chef libéral, Philippe Couillard, et le porte-parole libéral pour la Charte de la langue française, Marc Tanguay, n’y vont pas de main morte. «Le bilinguisme, déclarent-ils, n’est pas une menace, mais un atout essentiel auquel tous les jeunes Québécois doivent avoir accès.» Outre le fait que MM. Couillard et Tanguay ne semblent pas comprendre la réelle différence entre un bilinguisme/plurilinguisme individuel enrichissant et le bilinguisme collectif comme signe d’assimilation d’une société, leur message est clair : l’anglais est «essentiel» et «tous» les jeunes Québécois francophones doivent l’apprendre…

 

Ce que le Parti libéral propose donc, si ses intentions se réalisent, c’est l’évolution vers un Québec carrément bilingue, où la notion du français langue commune perdra graduellement toute utilité. Pourquoi chercherait-on à promouvoir le français comme langue de travail, ou à l’exiger comme langue d’affichage, si tous les francophones peuvent bien se débrouiller en anglais? Et si tous les francophones du Québec apprennent un jour l’anglais comme le souhaitent MM. Couillard et Tanguay, qu’en concluront alors les allophones et anglophones québécois ? Qu’au fond, il n’est plus vraiment nécessaire de connaître le français… même au Québec.

 

Le chef de la Coalition Avenir Québec, François Legault, a beau sermonner les libéraux – avec raison – sur leur manque d’ardeur à défendre la langue française, son parti partage avec le PLQ un appui enthousiaste au projet d’anglais intensif à l’école primaire; le refus d’une remise en question du statut bilingue de certaines municipalités; l’opposition à la francisation obligatoire de petites entreprises; l’appui au droit des militaires francophones d’angliciser leurs enfants au Québec; et la protection de l’accès des francophones aux cégeps de langue anglaise, entre autres. De fait, après lecture de la liste de conditions posées par la CAQ pour un «appui» au projet de loi 14, il ne reste pas grand-chose du projet de loi 14.

 

L’argument avancé ici ne vise pas à défendre le libellé, ou même l’efficacité éventuelle des mesures proposées par le gouvernement de Mme Marois dans le projet de loi 14. Comme tout projet législatif, il mérite d’être scruté et peut sans doute être modifié et/ou amélioré. Ce qui inquiète, dans le refus catégorique des libéraux et dans l’opposition pointilleuse de la CAQ, c’est une perception de l’abandon de l’objectif de base, soit celui d’assurer la pérennité du français langue commune dans le seul territoire nord-américain où les francophones restent majoritaires. 


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L'abandon du projet de loi 14 en novembre 2013 a été diffusé dans les médias avec une relative indifférence, passant presque inaperçu. Comme un fruit trop mûr qui tombe de l'arbre...


Comme je n'avais vu aucun commentaire éditorial sur cet événement que j'estimais historique, et que j'étais toujours éditorialiste au quotidien Le Droit, j'ai proposé un texte de synthèse pour la page éditoriale du 20 novembre 2013 intitulé Le sabordage. Celui-là a été publié. Le voici:


Le sabordage

 

par Pierre Allard

 

Dans le fracas qui continue de marquer le parcours du projet de loi péquiste sur la laïcité et la neutralité religieuse de l’État, la décision du gouvernement Marois de saborder ce qui restait du du projet de loi 14 modifiant la Charte de la langue française est passée relativement inaperçue. Et c’est dommage, parce que la Loi 101, adoptée en 1977, charcutée par les tribunaux, usée par l’inaction, avait besoin d’une mise à jour.

 

Que l’on soit d’accord ou pas avec les mesures que la ministre Diane De Courcy avait présentées en décembre 2012 n’a jamais été le cœur du problème. Le différend entre les partis était bien plus profond. Il ne s’agissait pas de savoir s’il était opportun de renforcer la Loi 101, mais bien de s’interroger sur la justification même du projet. Et là-dessus, le Parti libéral du Québec (PLQ), et à un moindre degré la Coalition Avenir Québec (CAQ), ont répondu par la négative. Pour l’Opposition, essentiellement, la langue française n’est pas en danger au Québec.

 

Le parti de François Legault avait adouci sa position et permis au projet de loi 14 de faire un bout de chemin, mais en fin de compte, la CAQ aurait refusé de franciser les petites entreprises de 26 à 49 employés, de contester le statut bilingue des municipalités ne répondant plus aux critères de la Loi 101 et d’entraver l’entrée d’étudiants francophones dans les cégeps anglophones. Mme De Courcy aurait-elle dû étirer les pourparlers dans l’espoir d’un compromis ? Peut-être, mais les positions du PQ et de la CAQ sur ces questions paraissaient plutôt fermes.

 

Non, ce qui inquiète dans tout cet épisode, c’est la lecture de la situation sur le terrain par les partis politiques, y compris le PQ. Ce dernier a profité du débat sur le projet de loi 14 pour amorcer une réflexion sur le programme d’anglais intensif en sixième année, mais sans grande conviction. Le gouvernement Marois ne s’oppose toujours pas au principe de bilinguiser la dernière année du primaire francophone, en dépit des dangers que cela pose dans des régions comme l’Outaouais et Montréal, où l’anglais est omniprésent.

 

Les positions les plus préoccupantes sont toutefois celles du Parti libéral, qui s’est montré insensible aux avis d’experts sur l’érosion du français langue de travail et aux données du recensement de 2011, où se côtoient la fragilité de la francophonie et la robustesse de l’anglais. Selon le chef du PLQ, Philippe Couillard, c’est une « idée pernicieuse » de présenter le bilinguisme « comme une menace à notre société », alors que partout ailleurs dans le monde, le fait d’être bilingue ou même trilingue constitue « un atout indispensable ». Tous les jeunes Québécois doivent avoir accès à cet « atout essentiel », dit-il.

 

Au-delà de l’inexactitude de cette affirmation, la vaste majorité de la planète étant unilingue, cette notion du bilinguisme ne tient pas compte de la situation particulière du Québec, îlot francophone dans une mer nord-américaine anglophone et unilingue. Dans les pays européens où bilinguisme et plurilinguisme sont répandus, et à l’occasion majoritaires, la langue nationale n’est pas menacée comme langue commune et les répercussions identitaires sont à peu près nulles. Les Néerlandais et Suédois bilingues restent linguistiquement néerlandais et suédois.

 

En Amérique du Nord – et les minorités canadiennes-françaises et acadiennes peuvent en témoigner – la bilinguisation massive s’accompagne d’un glissement identitaire et d’une assimilation à l’anglais. Après quelques générations, une part importante des francophones devenus bilingues s’anglicise, et les descendants sont le plus souvent unilingues… anglais. Entre bilinguisme et plurilinguisme par choix, toujours souhaitable, et le bilinguisme imposé que nous subissons, il y a toute une différence. Il y a pertes d’identité.

 

Quand les politiciens auront compris cette mouvance, déjà aux portes du Québec, un nouveau projet de loi 14 franchira – avec les modifications qui s’imposent – toutes les étapes législatives.

 

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Lien au texte Français: faute d'appui de la CAQ, le projet est abandonné - https://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201311/14/01-4710787-francais-faute-dappui-de-la-caq-le-projet-de-loi-14-est-abandonne.php

 

dimanche 5 novembre 2023

Une catastrophe? Ce n'est pas la première!

Une pub de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec à l'époque du militantisme (1972)

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«Une catastrophe!» «Une nouvelle terrible!»

Il n'y a pas si longtemps, au Saguenay-Lac-St-Jean (et ailleurs au Québec), la suppression des emplois de près du tiers des employés du réseau TVA y compris la station locale - l'événement qui suscite ces titres d'épouvante (voir lien 3 en bas de page) - aurait été placardée en gros caractères au sommet de la une d'un quotidien papier qu'on aurait distribué dans des milliers de foyers, étalé une journée entière dans tous les kiosques à journaux, feuilleté abondamment dans les restos, dans les bibliothèques publiques.

Les articles de l'équipe de reporters professionnels et les photos auraient été disposés soigneusement sur quelques pages spéciales, bonifiés d'une chronique d'analyse et d'un éditorial mobilisateur. Plusieurs des lecteurs les plus touchés par cette nouvelle auraient conservé des coupures de presse, ou même l'édition entière. L'Internet, malgré la surabondance d'information qu'on y trouve, n'aurait pu concurrencer un tel emballage, et encore moins le censurer.

L'effet conjugué de six quotidiens papier régionaux à Québec, Saguenay, Trois-Rivières, Sherbrooke, Granby et Gatineau, livrant dans des centaines de milliers de domiciles et kiosques des articles et photos sur le sort des employés de TVA de leur région, aurait démontré toute la force  d'une presse vigoureuse assumant pleinement son rôle et ses responsabilités de quatrième pouvoir. Une presse régionale qui, faisant bien son boulot, doit monter aux barricades pour protéger le droit du public d'être bien informé... et la démocratie.

Mais voilà, rien de tout cela ne s'est produit. Au cours de la dernière décennie, la direction de Power Corporation, dans un geste qui la déshonorera à jamais, a signé l'arrêt de mort de l'imprimé au vaisseau amiral, La Presse, et largué sans protection la demi-douzaine de quotidiens régionaux qu'elle avait exploités (dans tous les sens du mot), tels des citrons qu'on a trop pressés. Devenus des coopératives en 2019 après les griffes de Martin Cauchon, les six journaux ont cessé d'imprimer après deux semaines de pandémie en mars 2020, puis supprimé leur édition numérique quotidienne en avril 2023.

En dix ans à peine, on a liquidé dans bien des esprits un demi-millénaire de civilisation de l'imprimé à peu près sans débat, et transformé des quotidiens parfois centenaires en sites Web désordonnés. Des centaines d'emplois ont été perdus dans toutes les régions. L'information a souffert. Pour ces coups de machette à la gorge de la presse écrite, je n'ai jamais vu des titres genre «Une catastrophe!» et «Une nouvelle terrible!» à la une des journaux ou en tête des bulletins télé. On a oscillé entre murmures d'inquiétude, silence de mort et sourires d'approbation dans les milieux journalistiques, y compris à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). Ceux et celles qui avaient pour tâche de défendre la profession et l'information sont devenus malgré eux complices d'une longue glissade vers l'ignorance collective.

En 2023, c'est au tour de la télévision privée de goûter à la médecine de la presse écrite et numérique. Sauf que l'ancienne masse critique d'artisans de l'information a fondu comme neige au soleil depuis dix ans et qu'au-delà des journaux de Québecor (appartenant à qui?) et du Devoir, il ne reste que la télé en cure d'amaigrissement et la radio déjà marginalisée pour brasser la cage de l'opinion publique. Dans ce qu'on appelle de façon souvent condescendante «les régions», on ne retrouve guère plus que les sites Web des anciens quotidiens, abandonnés à leur sort dans la jungle de l'Internet, à la merci des Facebook, Google et compagnie qui ont la capacité de détourner leurs revenus, de les censurer (FB le fait déjà) et même, de les «déploguer». Voilà où nous a menés l'indifférence médiatique au moment où les chaînes de journaux ont commencé à sabrer dans l'imprimé en 2013.

En Ontario, la petite ville de Peterborough (80 000 habitants) a son propre quotidien imprimé, le Peterborough Examiner, livré à domicile du lundi au samedi. Situation similaire pour le Medicine Hat News dans la municipalité de Medicine Hat (pop. environ 63 000) en Alberta. Ou le Cape Breton Post, à Sydney (pop. 30 000) en Nouvelle-Écosse. Pendant ce temps au Québec il n'y a plus de quotidiens imprimés (ou même numériques) à Gatineau (près de 300 000 habitants), Saguenay (pop. 150,000), Trois-Rivières (pop. 140 000) et Sherbrooke (170 000 habitants). «Une catastrophe!», aurais-je titré si j'en avais eu la chance. Mais on en est réduit à épingler des messages sur les pierres tombales de la presse écrite...

Le coup de massue à TVA - je songe entre autres au charcutage des salles de nouvelles régionales - aura effectivement des conséquences catastrophiques. Et ce qui finira par arriver à Radio-Canada dans un avenir plus ou moins rapproché risque aussi d'accélérer la désertification de l'information quotidienne, déjà bien amorcée au Québec (et ailleurs). Avec la fin du Publi-Sac, les hebdos régionaux imprimés devront lutter également pour leur survie.

Après 30 années d'Internet et dérivés, finira-t-on par comprendre que si le Web permet de multiplier presque à l'infini les sources d'information accessibles, il ne pourra jamais, au grand jamais remplacer les médias traditionnels (presse écrite, télé, radio). L'Internet peut bonifier l'information transmise par les journaux, la télé et la radio, mais seulement dans la mesure où la majorité de ces médias continuent d'exister hors du Web. Ceux qui mettront tous leurs oeufs dans le panier numérique seront à la merci d'un Internet qu'ils ne contrôlent pas. Je m'inquiéterais moins des manoeuvres de Google et Facebook, voire des fournisseurs d'Internet, si je recevais un journal à ma porte tous les matins, ou si je peux continuer à syntoniser sans détour une station de télé ou de radio, sur lesquels Google et Facebook n'ont aucun pouvoir.

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Un jour, quand le grand capital et ses technologies s'attaqueront aux ultimes poches de résistance de l'information indépendante et professionnelle, quand la démocratie sera en péril, peut-être se souviendra-t-on des célèbres paroles du pasteur allemand Martin Niemöller:

«  Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »

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Lien 1 - Rappel opportun d'un de mes textes de blogue, du 12 août 2014 - https://pierreyallard.blogspot.com/2014/08/robots-journalistes-et-chiens-ecrases.html

Lien 2 - texte du site Web Le Quotidien au sujet des mises à pied à TVA - https://www.lequotidien.com/actualites/actualites-locales/2023/11/03/tva-la-majorite-de-lequipe-regionale-mise-a-pied-UCQAH4Y4ABHWVIKWQPM5PQ4SWM/

Lien 3 - https://www.lapresse.ca/affaires/medias/2023-11-04/restructuration-chez-tva/les-regions-c-est-comme-si-on-etait-des-gens-de-seconde-classe.php?sharing=true&fbclid=IwAR36FXoIKLYhqJ4hyHsn9ISVlon6QCXsTDn3KiDNPfcGm3ZpHi-H1PzrNQM

mercredi 1 novembre 2023

«Si vous ne comprenez pas l'anglais, c'est votre problème.» Et que fait-on?

capture d'écran du Journal de Montréal

Avez-vous lu l'histoire de cette dame de Longueuil, Mme Laurence L'Épicier, qui s'est butée - comme cela arrive de plus souvent un peu partout au Québec - à un employé unilingue anglais dans un restaurant McDonalds? Au-delà de la difficulté de se faire servir en français, c'est la réponse de la gérante de l'endroit qui m'a frappée: «Ici, c'est (le) Canada» et «si vous ne comprenez pas l'anglais, c'est votre problème».

Voilà, énoncé on ne peut plus clairement, le coeur de la problématique de notre dynamique linguistique. Les gouvernements - Québec comme Ottawa et les autres - ont beau adopter des lois pour protéger ou promouvoir la langue française, ce sont là des décisions collectives qui consacrent essentiellement des droits collectifs. Très souvent, trop souvent, ces textes de loi fondent comme neige au soleil dans les rapports individuels de la vraie vie.

L'immense majorité des citoyens francophones qui appuient la Loi 101, la Loi 96 et toute autre mesure du genre ne voudront pas se chicaner au travail ou dans un commerce pour faire valoir ces droits que les législateurs ont consacrés. Et les rares qui se décideront à rouspéter - au Québec du moins - seront plus souvent qu'autrement vus comme des malcommodes ou des fauteurs de trouble. J'en sais quelque chose. Mais un Franco-Ontarien qui agirait de cette façon serait admiré, voire louangé. Quelle est la différence entre lui et un Québécois, direz-vous? Excellente question...

Retour à la réponse de la gérante du McDo de Longueuil. Ici, c'est le Canada et si vous ne comprenez pas l'anglais c'est votre problème. De son point de vue, elle a raison. Que les Anglo-Québécois soient de souche britannique ou issus de l'immigration, ils se voient d'abord comme Canadiens. Or le Canada, c'est un pays où la grande majorité des habitants sont anglophones. Dans leur esprit, parler anglais, c'est normal, même au Québec. «Si vous ne comprenez pas l'anglais», dit-elle... Eh bien, derrière ce «vous» peut-être individuel, elle pointe son doigt accusateur vers nous tous! Vers ce «nous» francophone qu'on voit de façon si suspecte... ce «nous» dont on accepte en maugréant les sursauts législatifs, à condition qu'on ne vienne pas les affirmer à titre individuel, face à face, dans votre McDO ou Tim Hortons.

Les Canadiens français et Acadiens d'ailleurs au pays ne jouissent pas comme nous du soutien d'un Parlement où les francophones détiennent la majorité (pour le moment). Même quand ils parviennent à soutirer des protections aux majorités anglaises qui, tout au plus, les tolèrent, les droits qu'on leur reconnaît sont essentiellement collectifs: services gouvernementaux en français, écoles françaises et ainsi de suite. Mais dans la rue, dans les centres commerciaux, dans les milieux de travail, il n'y a rien qu'ils puissent invoquer pour concrétiser leur conviction d'avoir des droits de travailler ou d'être servis dans leur langue. On leur dira parfois: «rentrez donc au Québec

Quand j'étais enfant, à Ottawa, le dépanneur du coin, appartenant à la famille Bissonnette, est passé entre les mains d'un certain «Nick» qui ne parlait pas français. À ma connaissance, personne n'a protesté. À peu près tous ses clients étaient francophones, à l'image du quartier, et celà ne le dérangeait pas du tout de nous imposer l'anglais. Il était en Ontario, où l'anglais domine à 90% et plus. Ne pas comprendre le français c'était normal. Ce sont les Canadiens français unilingues (et il y en avait quelques-uns) qui auraient eu, à ses yeux, un problème. Un peu comme au McDo de Longueuil... et puis non, pas tout à fait...

L'an dernier, quand un restaurateur de Gatineau a évincé Jean-Paul Perreault, président d'Impératif français, parce qu'il insistait pour un service en français, les clients francophones dans la salle à dîner auraient pu faire autre chose que de baisser la tête et garder le silence. Ils étaient chez eux, au Québec, et pouvaient remettre ce restaurateur à l'ordre en lui rappelant que l'Assemblée nationale avait consacré le français comme seule langue officielle du Québec et que les lois et règlements québécois s'appliquaient même dans son établissement. Ils auraient pu au moins se lever et se montrer solidaires de M. Perreault. Mais non. Ils n'avaient sans doute rien contre la Loi 101 comme mesure collective, mais entre ça et intervenir comme individus pour défendre la langue française, il y avait un pas qu'ils n'étaient pas prêts à franchir. Comme la plupart d'entre nous...

Les personnes comme cette gérante de McDo sont sans doute vaguement conscientes de l'évolution législative du statut du français au Québec, mais n'en voient pas la différence dans leur quotidien, à la maison, au travail ou dans les commerces - surtout dans la grande région montréalaise et l'Outaouais. C'est l'anglais, au pire le bilingue, le Bonjour-Hi ou Hi-Bonjour ou tout simplement Hi! Demander à l'OQLF de jouer le rôle de policier de la langue dans des cas semblables ne fera qu'exacerber le problème, confirmant la conviction de bien des anglos que l'ensemble des francophones s'accommodent fort bien d'un Québec bilingue et même, au besoin (comme au McDO), unilingue anglais, et que Mme L'Épicier compte parmi les rares malcommodes. Tant que cela durera, nous sommes cuits.

«C'est votre problème» disait cette gérante à la cliente exigeant d'être servie en français. Elle a parfaitement raison. Tant que la majorité des francophones accepteront - dans leur vrai vécu de tous les jours - que la langue français soit traitée en inférieure au Québec, tant qu'ils passeront automatiquement à l'anglais quand le patron, le commis ou le serveur les aborde en anglais, les Anglo-Québécois ne comprendront pas et continueront de mépriser notre langue et notre culture, et à croire que c'est normal de nous imposer l'anglais au Québec. Si une douzaine de clients dans une file de McDO se portaient spontanément à la défense d'une Mme L'Épicier, la gérante de l'établissement battrait prudemment en retraite et tirerait quelques leçons utiles de l'incident. Mais ça, je n'ai jamais vu... et je trouve cela inquiétant.