lundi 30 octobre 2023

Tourner le fer dans la plaie...



Je savais que ça s'en venait. Mon journal, Le Droit (c'est comme ça qu'on doit l'épeler en passant), avait supprimé son édition papier sur semaine en mars 2020, et son édition quotidienne numérique en avril 2023. Il ne restait, pour rappeler les époques glorieuses ayant précédé le déclin du Droit, que l'édition papier du samedi, style magazine, et dans deux mois jour pour jour, elle passera à la guillotine.

Quand j'ai vu la page de publicité ci-dessus dans l'hebdo Le Droit du 28 octobre, j'ai figé. Ce douloureux rappel de la déchéance de la presse imprimée, et de l'agonie de mon ancien quotidien, c'était un peu comme tourner le fer dans la plaie. Pire, au lieu de s'attrister devant ce que je considère une tragédie, on transforme sans regret apparent la mort du journal en ultime occasion de vendre des espaces publicitaires.

Au moins reconnaît-on enfin qu'il s'agit d'un moment historique et non d'une simple étape après des décennies de coupes qui n'en finissaient plus. «Écrivez une page d'histoire», propose-t-on aux entreprises, institutions, gens d'affaires et autres individus qui voudraient voir leurs noms associés à l'ultime parution d'un Droit papier. En avoir les moyens, je me paierais une page entière pour saluer les milliers d'artisans qui ont façonné ce journal depuis 1913, pour dénoncer aussi la trahison des empires de presse et le silence de ma profession.

Vous remarquerez le personnage dans cette page de publicité du Droit. Un homme d'âge très adulte, portant verres fumés, en complet-cravate, lisant un ancien journal grand format... pas un tabloïd. Comme image rétro d'un produit jugé aujourd'hui très rétro, c'est fort réussi. Curieux de voir une publicité institutionnelle montrant un individu en train de faire ce qu'on a voulu à tout prix qu'il cesse de faire. Prendre un journal imprimé dans ses mains et le lire...

Et alors qu'on vante sans arrêt depuis quelques années le numérique comme «expérience de lecture inégalée» en pointant du doigt les «nostalgiques» qui tiennent au papier, voilà qu'on invite les lecteurs et lectrices à ne pas jeter «la dernière édition papier» à la poubelle. C'est, dit le message, «un numéro à consulter, à partager et aussi à conserver». Une «page d'histoire». Et, comme pour s'excuser de ce relent excessif de nostalgie, on ajoute aussitôt pour les modernes branchés non nostalgiques: «aussi disponible en version numérique».

Et n'oubliez pas. Date limite pour réserver une publicité: le 1er décembre. J'espère lire, le 30 décembre 2023, un dernier numéro imprimé très, très épais. Un cercueil de luxe pour l'enterrement. 

dimanche 29 octobre 2023

Il était un petit navire... Et on chantait ça aux enfants...

Je ne sais pas pour vous mais il m'arrive de chanter dans la douche. Pas à voix haute. Quelqu'un pourrait m'entendre. Parfois ce ne sont que des bribes, quelques paroles, un refrain. Alors je cherche les mots qui manquent. Et c'est pire quand je ne me souviens pas du titre de la chanson... J'en ai fait l'expérience aujourd'hui.

En sortant de la salle de bain, vite à l'ordi pour tenter de raviver mes souvenirs lointains car je sais qu'il s'agit d'une comptine qui remonte à mon enfance. Entre «sur la mer Mé-Mé-Méditerranée», «au bout de cinq ou six semaines» et d'interminables «Ohé! Ohé!», il n'y avait que des «la-la-la» dans ma tête. En un rien de temps, à l'écran, le mystère fut résolu: il s'agissait de la chanson Il était un petit navire, que je n'avais sûrement pas écoutée au complet depuis très, très longtemps.

L'histoire se serait terminée là si je n'avais pas décidé de lire les 16 couplets de cette comptine que nos mamans nous chantaient sans doute innocemment, passant de génération en génération les airs que nos ancêtres avaient apportés du vieux pays depuis le 17e siècle. Celle-là, du moins les paroles, était connue des marins bretons de l'époque. Elle s'appelait alors La courte paille et l'histoire qu'elle raconte est horrifiante à tous points de vue.

Comment a-t-on pu transformer en comptine enfantine une chanson qui parle de cannibalisme? Car c'est de cela qu'il s'agit. Le «petit navire», après cinq ou six semaines en mer, manqua de vivres et on en vint à tirer à la courte paille pour savoir quel membre de l'équipage servirait de repas aux autres... On nous chantait sur un ton jovial les délibérations des marins sur la façon d'apprêter leur camarade: 

«L'un voulait qu'on le mit à frire,
L'un voulait qu'on le mit à frire,
L'autre voulait-lait-lait le fricasser,
L'autre voulait-lait-lait le fricasser»...

Maman ne nous expliquait pas qu'on allait tuer un marin, le dépecer et le faire cuire pour sauver la vie des autres. Quelle horreur. Et le sort voulut que ce soit le plus jeune qui tire la courte paille. Sans doute un enfant. Et cela arrivait dans la vraie vie. Quand les marins parlaient de «la question délicate» ou de la «coutume de la mer», ils comprenaient ce que cela signifiait. Quoiqu'il en soit, le petit mousse grimpa au mât et pria la Sainte Vierge de le sauver:

«Empêche-les-les de-de me manger,
Empêche-les-les de-de me manger»...

Évidemment, comme toute bonne comptine, l'histoire apporte une conclusion heureuse. La Vierge exauce les prières du marin et des milliers de poissons sautent dans le navire, prêts à frire. Et le mousse fut sauvé de justesse.

Reste qu'on nous chantait une véritable histoire d'horreur, correspondant au terrible vécu d'une époque révolue.

Je vais bientôt être arrière-grand-père. Si j'ai la chance de tenir mon arrière-petit-fils Louis dans mes bras, je m'assurerai de ne pas lui chanter Il était un petit navire... Partons la mer est belle? Peut-être mais c'est aussi une histoire marine aux accents sombres. Tiens... Au clair de la lune, ou quelque chose d'aussi inoffensif fera l'affaire. Encore mieux, Mets ta tête sur mon épaule des Cowboys fringants...

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Vraiment, M. Fraser?

Capture d'écran du quotidien Le Devoir

Graham Fraser, l'ancien Commissaire aux langues officielles du Canada, est né comme moi dans un coin d'Ottawa que les anglophones appellent Hintonburg (c'était St-François d'Assise pour nous). De fait, sa maison de petite enfance était située sur la rue Hinton, à quelques pas de la rue Hinchey (la mienne). Lui du côté anglais de la frontière linguistique du quartier et moi presque à sa porte, tout près, dans la petite enclave canadienne-française adjacente.

Mais cela n'aurait rien changé que M. Fraser voie le jour à Toronto ou Winnipeg. Les gens de la rue Hinton et d'au-delà ne fréquentaient pas les quinze ou seize rues voisines où le français était alors la langue de la rue. La masse des Ottaviens anglophones ne nous connaissait pas. Ne nous aimait pas beaucoup non plus à juger par le nombre de fois où on se faisait traiter de «frogs», ou pire. Cette ignorance légèrement teintée de racisme et de supériorité, héritée des parents et grands-parents, ne s'est jamais vraiment dissipée. On n'a qu'à lire la presse anglo-canadienne d'aujourd'hui pour s'en convaincre.

Un ancien collègue journaliste anglophone d'Ottawa, spécialiste des questions juridiques au coeur de la capitale d'un pays officiellement bilingue, m'avait candidement demandé un jour si mon épouse et moi parlions français à nos enfants à la maison, à Gatineau. Je n'en croyais pas mes oreilles. Un autre journaliste de langue anglaise, de Sault Ste-Marie cette fois, m'avait confié que bien des Anglo-Canadiens de son coin de pays croyaient que les Québécois comprenaient tous l'anglais et qu'ils exigeaient du français sur les boîtes de Corn Flakes juste pour narguer les anglophones...

Sauf exception, l'ignorance du Canada anglais à notre égard demeure un trou béant, sans fond. Cependant, jusqu'à la semaine dernière, je comptais parmi ces exceptions Graham Fraser, qui a vécu au Québec, qui parle français, et qui, comme Commissaire aux langues officielles pendant une dizaine d'années, a dirigé une administration qui recevait des milliers de plaintes provenant à 90% (?) de francophones. C'est une proportion qu'on tait dans les rapports officiels mais M. Fraser en était sûrement informé. En voilà un qui sait sans doute ce qui se passe, me disais-je, et qui, même s'il ne jouit pas d'une liberté totale de parole, ne commettra pas d'inepties en public.

Et nous voilà, me semble-t-il, tout à coup revenus à l'époque de l'ancienne rue Hinton après lecture de la lettre d'opinion de M. Fraser au quotidien Le Devoir (voir lien en bas de page) pour défendre la «minorité» anglophone du Québec dans l'affaire de la hausse des frais de scolarité universitaires des non-Québécois. «Il n'y a aucune province, sauf le Québec, qui a fait un effort systématique au cours des dernières décennies pour affaiblir les institutions de la minorité», écrit-il. Il flaire même une «ignorance» (sic) du gouvernement Legault à l'endroit de la collectivité anglo-québécoise... L'emploi du mot «ignorance», ici, est pour le moins téméraire...

On pourrait se chicaner longtemps sur l'interprétation des timides incursions linguistiques de la CAQ depuis 2018, selon qu'on voit le verre à moitié plein comme les francophones ou à moitié vide comme les anglos. Mais M. Fraser évoque les «dernières décennies». Je suppose qu'on peut reculer d'au moins deux décennies? Pendant 13 de ces 20 années, le Québec a été dirigé par les gouvernements les plus anglophiles de son histoire, ceux de Jean Charest et Philippe Couillard. Charest avait même lancé en 2011 l'anglais intensif au primaire pour l'ensemble du réseau scolaire de langue française! Et Couillard était prêt à imposer l'anglais dans les salles de classe aux étudiants en médecine de l'Outaouais sous la férule de McGill. Entre autres...

Mais là où Graham Fraser se fourvoie, mais royalement, c'est quand il compare le réseau scolaire universitaire grassement surfinancé des Anglo-Québécois aux miettes historiques obtenues de haute lutte par la francophonie hors Québec. Alors qu'au Québec on veut affaiblir les institutions de langue anglaise, dit-il, ailleurs au pays le français progresse. Vite, M. Fraser, sortez des rues Hinton pour visiter les rues Hinchey. L'Université de l'Ontario français (UOF), l'Université de Saint-Boniface et l'Université de Moncton, que vous citez en exemple, regroupent au total à peine plus de 7000 étudiants... Des pinottes comparé aux 45 000 étudiants de la seule université Concordia...

Au cours de la dernière décennie, cher M. Fraser, le grand projet d'université franco-ontarienne visant à assurer une gouvernance francophone de l'éducation postsecondaire en français a été torpillé en 2015 par les libéraux de Mme Wynne et réduit à un maigrelet campus de quelques centaines d'étudiants dans la région de Toronto. Pendant ce temps, 12 ou 13 000 étudiants francophones restent condamnés à fréquenter des institutions bilingues à majorité anglaise (Universités d'Ottawa et Laurentian) où ils se font assimiler. Les deux seuls campus  universitaires de langue française en Ontario, l'UOF et Hearst, accueillent un peu plus de 550 étudiants à temps plein... Alors mettre dans le même panier le trio McGill-Concordia-Bishop's et l'ensemble des petits établissements universitaires de langue française ailleurs au Canada, je trouve cela presque obscène. Qui est vraiment victime de mépris, M. Fraser?

L'ancien Commissaire aux langues officielles perçoit chez le gouvernement Legault «une attitude négative envers la communauté anglophone, comme si cette communauté n'avait pas le droit de gérer ses propres institutions et qu'ils n'existaient que grâce à la bienveillance de la majorité francophone». La seule idée de poser la collectivité anglo-québécoise en victime de la majorité de langue française fait fi de la réalité et de l'histoire depuis 1760. Même le gouvernement Trudeau a enfin reconnu que c'est le français qui est menacé... y compris au Québec! Parlant d'attitude négative, peut-être faudrait-il rappeler à M. Fraser que depuis les années 1960, la masse des Anglo-Québécois rejette systématiquement les partis politiques qui voudraient redresser la situation du français et vote en forte majorité pour les libéraux qui protègent leurs privilèges blindés dans une constitution qui nous a été imposée par le Canada anglais...

Dans son entrevue au Devoir, accordée en complément de sa lettre d'opinion, Graham Fraser voudrait éviter d'inclure la collectivité anglophone de la région montréalaise dans toute comparaison avec la francophonie hors Québec. Si j'ai bien compris, il faudrait exclure trois quarts des Anglo-Québécois de l'équation, et que pour comparer des pompes et des pommes, ce sont les anglos de Sherbrooke qui doivent être mis en face des francos de Sudbury ou Saint-Boniface. Au-delà du total ridicule de cette thèse, M. Fraser aurait avantage à lire les recensements fédéraux. Il y découvrira que les anglophones de l'Estrie se portent assez bien merci et qu'une proportion appréciable d'entre eux demeurent unilingues anglais, alors que la francophonie des régions de Sudbury et Saint-Boniface est presque en chute libre.

Une dernière remarque avant de clore... Votre ancienne rue Hinton n'a pas beaucoup changé alors que la petite enclave canadienne-française avoisinante, y compris ma rue Hinchey, n'est plus qu'une page d'une histoire révolue... et manifestement oubliée.

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Lien au texte d'opinion de Graham Fraser dans Le Devoir - https://www.ledevoir.com/opinion/idees/800526/idees-francois-legault-universites-anglophones?utm_source=recirculation&utm_medium=hyperlien&utm_campaign=boite_extra

dimanche 22 octobre 2023

Desjardins: l'hexagone sans abeilles...

Capture d'écran de La Presse

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Non mais nous prennent-ils pour des niaiseux? Peut-être, après tout, ont-ils raison de penser ainsi... Entre les spécialistes en marketing et les milliards en publicité, nous sommes plutôt mal équipés pour répliquer aux sornettes qu'on nous fait avaler quotidiennement. Que voulez-vous répondre au spécialiste qui vous affirme que hausser les taux d'intérêt fera baisser ces prix excessifs qui vident vos portefeuilles et engraissent une bande de voleurs? J'entends déjà ce spécialiste m'expliquer d'un ton condescendant que je n'y comprends rien...

Le plus récent ajout à ce palmarès de l'incompréhension? Notre belle et grande coopérative jadis populaire, Desjardins, forte de ses plus de 550 millions $ de bénéfices au second trimestre 2023, vient d'annoncer la suppression de 400 emplois, principalement à Montréal et à Lévis (en plus de 176 autres en juin). Quand j'ai lu le motif invoqué par la direction de Desjardins, j'en suis resté bouche bée: «La volatilité, l'inflation, le ralentissement, etc. ajoutent une pression supplémentaire qui nous amène à avoir une gestion saine et prudente», a déclaré un porte-parole à Radio-Canada.

Si on me lançait une sottise pareille pour annoncer la suppression de mon emploi et celui de 399 de mes collègues, je demanderais une traduction en langage normal. L'entreprise coopérative est-elle en difficulté financière? Quand on a créé ces postes, cela ne faisait-il pas partie d'une «gestion saine et prudente»? Qui va accomplir les tâches qui occupent toujours ces membres du personnel 35 ou 40 heures par semaine? Leur départ va-t-il surcharger les collègues qui restent et réduire la qualité du service aux membres? Mettre des centaines de fidèles employés au chômage sans même consulter les membres de Desjardins, est-ce faire preuve d'esprit coopératif?

Après des décennies à construire, village par village, paroisse par paroisse, quartier par quartier, un réseau de centaines de caisses populaires regroupant cinq millions de membres coopérateurs, on a assisté depuis la fin du 20e siècle à l'infiltration des modes de gestion bancaires que nos coops devaient humaniser. On a fermé les petites caisses, regroupé celles qui restaient pour former des méga-caisses auxquelles on a retiré l'appellation «populaire», puis fusionné les fédérations pour en faire un gros monstre centralisé où la la mort de la démocratie coopérative est fort bien illustrée dans le logo de Desjardins: un hexagone vidé de ses anciennes ruches. On achève le nettoyage avec la fermeture de guichets automatiques jugés non rentables, doublée d'irritants comme l'abolition des carnets de caisse. Et les membres - j'ose à peine dire ce mot - là-dedans? Ouais...

Et alors, la semaine dernière, utilisant la langue de bois de la Banque de Montréal, de la CIBC ou des autres, on annonce aux médias que 400 humains qui rendaient tous les jours des services au réseau Desjardins et à ses membres n'auront plus d'emploi. Le texte dans La Presse ne mentionne rien au sujet de l'urgence de prendre de telles mesures contre le personnel. Au contraire, le reporter écrit: «Au deuxième trimestre (de 2023), Desjardins a dévoilé un excédent en hausse dans la foulée d'une amélioration des revenus d'intérêt et d'une augmentation des excédents dans le secteur de l'assurance.» Ce n'était pas assez? Fallait, par «prudence» ou pour plaire à je-ne-sais-trop-qui, réduire la masse salariale de 40 ou 50 millions$? Et les humains là-dedans? Les employés d'abord bien sûr, mais aussi les membres. Si on m'avait demandé comme membre de sacrifier une fraction de ristourne pour conserver les emplois de 400 de «nos» employés, j'aurais voté Oui.

L'article du Journal de Montréal précise que «les profits avant ristourne atteignent 895 millions $ chez Desjardins pour les six premiers mois de son année financière (en date du 30 juin 2023)». Et un porte-parole de Desjardins de préciser, pour justifier une coupe de 400 emplois: «il y a régulièrement des ajustements au sein des différentes équipes». Allez raconter aux nouveaux chômeurs qu'on les a mis à la porte pour faire quelques «ajustements». Ceux et celles qui mériteraient de prendre la porte, ce sont ces dirigeants qui ont remplacé l'esprit coopératif par de viles pratiques bancaires. La Banque Scotia, après avoir encaissé plus de 2 milliards $ de profits pour le second trimestre de 2023, a mis 2700 employés à la porte.

À quand une révolte des membres de Desjardins pour démocratiser, décentraliser et humaniser cette immense machine quasi bancaire au sein de laquelle nous n'exerçons plus de véritable influence? Une note en terminant. Desjardins s'apprêtait à faire bondir de 14 à 22% les tarifs de certains de ses comptes vedettes, selon le Journal de Montréal. Avec cette nouvelle hausse de revenus, notre grande coop jadis populaire pourra peut-être entreprendre une autre vague de coupes.

Le mot de la fin. J'ai cherché mais je n'ai trouvé aucun texte médiatique de manifestation de solidarité envers les 400 employés qu'on mettra à la porte. Alors je vous le dis: je proteste et je les appuie. J'espère que d'autres feront de même.

mardi 17 octobre 2023

Des trous dans la mémoire médiatique...

Une partie de ma chemise d coupures de presse sur le français à la faculté de médecine de McGill à Gatineau (2014 à 2022)

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Dans mon bureau à la maison, je conserve depuis longtemps des dossiers sur des questions que je juge importantes ou qui me tiennent à coeur. Ils sont constitués principalement de coupures de presse (surtout du Droit et du Devoir) et de textes d'autres médias, imprimés à partir de l'Internet depuis la fin des années 1990. Pourquoi je parle de ça? Parce que les journalistes de l'avenir n'auront plus la possibilité de se documenter comme nous, les plus vieux, avons pu le faire... et que cela risque d'avoir des conséquences dramatiques pour la qualité de l'information médiatique.

Permettez-moi un exemple que je juge pertinent. En 2014, on avait appris que l'université McGill projetait d'ouvrir une faculté de médecine satellite à l'hôpital de Gatineau mais que les cours en classe seraient tous donnés en anglais! Cette révélation a déclenché une série de débats qui ont duré jusqu'à la fin du mandat libéral en 2018 et qui se sont poursuivis au cours des deux premières années du mandat de la CAQ. C'était un enjeu important pour de multiples raisons, dont celle touchant au droit des Québécois francophones d'étudier dans leur langue!

Dans ma chemise intitulée McGill médecine Gatineau, j'ai accumulé pendant sept ou huit ans (à compter de mars 2014) près de 60 coupures de presse et quelques dizaines de textes imprimés de sites Web médiatiques. On peut, en quelques heures, tout feuilleter et y revivre l'entièreté du débat qui permit éventuellement aux étudiants gatinois de pouvoir suivre leurs cours magistraux en français. Ce que j'ai là est devenu précieux. Personne ne pourrait refaire l'exercice à partir des moteurs de recherche Internet, et si un nouveau conflit du genre devait se produire, l'absence de journaux imprimés se ferait lourdement sentir pour quiconque voudrait monter un dossier. Les cartouches d'encre des imprimantes se videraient rapidement...

J'ai tenté ces jours-ci de retrouver sur Internet les nombreux textes du Droit que j'ai conservés, en commençant par ceux du début, remontant à la fin de l'hiver 2014. Dans certains cas, ce fut impossible. Dans d'autres, j'ai dû avoir recours aux journaux archivés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) parce qu'à un certain moment, quand Le Droit a changé de mains en 2015 puis en 2019, des milliers de liens à des textes de nouvelles ont été supprimés. Les recherches ont été plus fructueuses pour les nouvelles publiées au cours des cinq dernières années. J'en ai conclu que si je n'avais pas accumulé ces coupures et feuilles imprimées, il serait extrêmement ardu, quasi impossible même, de le constituer en 2023. Et ce sera pire à l'avenir avec la disparition accélérée de la presse imprimée et de l'anarchie qui règne de plus en plus dans les médias numériques.

Le résultat est évident pour ceux et celles qui voudraient brosser un tableau des huit dernières années et mettre à jour l'état de l'enseignement de la médecine dans l'Outaouais. Le portrait serait incomplet. Il y aurait des trous dans la mémoire collective et médiatique d'une histoire qui n'est sans doute pas terminée mais dont nous avons peu entendu parler au cours des deux ou trois dernières années. Et ce qui s'avère vrai pour ce dossier le serait tout autant pour des centaines d'autres situations ayant évolué sur des périodes plus ou moins prolongées.

Les conséquences? Pensons-y un peu...


lundi 16 octobre 2023

À 11 semaines du quasi-néant...

En mai 2014, quand le coprésident de Power Corporation, André Desmarais, a annoncé la fin de l'édition imprimée du quotidien La Presse, on lui a demandé ce qui adviendrait des six autres quotidiens de la chaîne, Le Soleil, Le Droit, La Tribune, Le Quotidien du Saguenay, Le Nouvelliste et La Voix de l'Est, il a froidement répondu: «Eh bien! Ils vont disparaître. Il n'y a pas de question.»1 Au mieux, ils deviendraient des onglets, intégrés à La Presse numérique...

Mais les gros bras de Power ne voulaient pas passer à l'histoire comme les assassins de la presse québécoise régionale. L'année suivante, ils ont déposé la patate chaude entre les mains de Martin Cauchon et de son Groupe Capitales Média, qui sont devenus acquéreurs des six quotidiens hors-Montréal en promettant de conserver l'imprimé. En 2019, c'est la catastrophe et les anciens journaux de Power se transforment en coopératives. Les jours de la presse écrite régionale étaient désormais comptés et en 2023, la prédiction d'André Desmarais se réalise! La papier a pris le bord, les coops se sont fusionnées et les éditions quotidiennes ont été abandonnées en avril, cette année.

Seules ont survécu les pages Web des anciens quotidiens et une édition hebdomadaire imprimée, genre magazine, distribuée le samedi, qu'on larguera pour de bon à la fin de décembre 2023. La désintégration d'une presse écrite jadis dynamique s'achève ainsi dans l'indifférence générale, le public étant largement demeuré dans l'ignorance de la chose et la collectivité journalistique n'ayant sonné aucune alarme digne de ce nom. En date d'aujourd'hui, 16 octobre, il ne reste à venir que 11 parutions papier du magazine du samedi, la dernière devant être livrée le 30 décembre. Le lendemain on pourra dresser la pierre tombale!

J'aurais espéré que voyant la fin venir, mon ancien quotidien, Le Droit, parraine un ultime effort de résistance pour mobiliser des appuis et sauver la mise, mais non... Chaque dégringolade est présentée comme un progrès. Quand on a annoncé la fin des éditions numériques quotidiennes au printemps, la direction du Droit (comme celles des autres ex-quotidiens coopératifs) parlait de «grande fierté», promettant au lectorat une «expérience de lecture inégalée», vantant «la richesse de nos contenus» et «une toute nouvelle expérience, plus dynamique».2 Un tel cynisme venant d'une entreprise médiatique est révoltant.

Dans la plus récente édition imprimée du samedi, celle du 14 octobre 2023, les six médias coopératifs ont inséré un cahier de 40 pages intitulé «L'impulsion coop, les coopératives au coeur de notre vie économique», produit par des journalistes du Soleil, du Droit, du Quotidien, du Nouvelliste, de La Tribune et de La Voix de l'Est (voir photo ci-haut). Le fait qu'on n'ait consacré aucun reportage à la Coopérative nationale de l'information indépendante (CN2i), qui chapeaute les ex-journaux de Gesca-Capitales Médias), est en soi révélateur. Il aurait été difficile de s'accorder avec le ton d'optimisme qui rayonne sur 40 pages...

Au bas de la page frontispice du cahier sur le coopératisme, on en précise les auteurs comme suit: «Les coops de l'infirmation», suivi du nom des six anciens quotidiens régionaux, laissant entendre qu'il existe toujours six coopératives locales alors que c'est faux. Dans l'édition du 15 mars du Droit et des autres, on pouvait lire en toute lettres dans le texte intitulé Fusion de la coopérative CN2i et des six coops locales: «Les sept coopératives n'en formeront qu'une à partir du 23 mars. Elle deviendra par le fait même une organisation à but non lucratif (OBNL).»3 Suggérer ainsi que Le Droit demeure une coopérative locale constitue de la désinformation.

Quelques semaines plut tôt, le samedi 23 septembre, le magazine hebdomadaire du Droit proposait à son lectorat un ultime cahier spécial de 36 pages sur la Journée des Franco-Ontariens (le 25 septembre). Il n'y en aura plus en papier! Ni l'an prochain, ni celles d'après... L'absence d'au moins un publi-reportage sur les 110 ans du Droit comme pilier de la résistance et de la promotion de la francophonie ontarienne en dit long sur la morosité qui doit régner sur les dernières barricades médiatiques de notre ancien quotidien. Le cahier propose cependant des textes sur des tas d'organismes et institutions de l'Ontario français, y compris le MIFO d'Orléans, les deux universités (Saint-Paul et Ottawa), le Muséoparc de Vanier, les conseils scolaires, la FARFO (aînés-retraités), l'AFO, l'hôpital Montfort et bien d'autres! Misère!

Cela vaut-il la peine de rappeler une nième fois que ce qui arrive ici au Droit arrive aussi dans les territoires desservis par les cinq autres ex-quotidiens. Dans la capitale nationale, le public pourra toujours acheter le Journal de Québec après la disparition des derniers vestiges du Soleil, mais au Saguenay-Lac-Saint-Jean, en Mauricie, en Estrie et en Outaouais, la population n'a plus de journal quotidien depuis le 18 avril 2023 et à compter du 30 décembre, plus rien ne sera imprimé avec la disparition des magazines hebdomadaires papier. 

La prochaine coupe, s'il en reste, sera la fermeture des pages Web qui ont survécu à l'hécatombe. Nous serons, alors, tous à la merci d'un Internet sur lequel nous n'exerçons aucun contrôle et où de géantes multinationales se moquent de nous et de nos gouvernements. Le silence assourdissant de nos salles de rédaction et de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec tout au long de ce trop rapide processus d'abandon de 500 ans de civilisation de l'imprimé sera alors, je l'espère, jugé comme une négligence quasi criminelle ayant mis en péril le droit du public à l'information et l'avenir de nos démocraties.

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1 - Le silence assourdissant des salles de rédaction, 19 mai 2014 - voir http://pierreyallard.blogspot.com/2014/05/le-silence-assourdissant-des-salles-de.html

2- Tristesse, colère, sympathie - https://lettresdufront1.blogspot.com/2023/04/tristesse-colere-sympathie.html

3- Fusion de la CN2i et des six coops locales - https://www.lequotidien.com/2023/03/16/la-cn2i-et-les-six-coops-locales-fusionnent-65d45825910b313020131522c38eba09/