jeudi 17 janvier 2019

Le «peuple de la nuit»... le regard d'un immigrant français sur le Québec de 1965...


Les accusations de racisme régulièrement portées contre les Québécois francophones constituent l'un des plus grossiers mensonges de l'histoire «canadienne». N'importe quelle étude sérieuse du vécu canadien et québécois depuis la conquête de 1760 arriverait vite à la conclusion que c'est nous qui avons été - et sommes toujours - victimes d'un racisme parfois ouvert, parfois larvé, ayant d'abord émané de l'occupant britannique, puis de la majorité anglo-canadienne après la Confédération de 1867.

Les thuriféraires de l'unité canadienne, soucieux d'enterrer pour de bon ce qu'ils voient comme «de vieilles chicanes», sont parvenus à brouiller notre regard sur le passé. Ce qui était noir et blanc s'est transformé peu à peu en multiples nuances de gris. Et ces gardiens de la surréalité anglo-dominante du Canada se méfient au plus haut point de l'enseignement de l'histoire car on y trouve facilement, si on s'en donne la peine, toutes les preuves de leurs méfaits... Pour le moment, ils n'ont pas trop à s'inquiéter...

Voilà pourquoi le regard d'un étranger peut devenir éclairant. J'ai finalement réussi à trouver, grâce à un prêt entre bibliothèques, un exemplaire du livre Le peuple de la nuit, Histoire des Québécois, rédigé en 1964-65 par un immigrant français, Joseph Costisella, et publié à Montréal aux Éditions Chénier. Journaliste, auteur, enseignant, Costisella avait traversé l'Atlantique fin années 50 et avait d'abord vécu à Ottawa, où il avait été frappé par «le racisme qui frappe aveuglément les Canadiens français». Dans son premier livre (1962)*, il avait renommé «Harlem d'Ottawa» la Basse-Ville de la capitale, le plus important quartier franco-ontarien de la ville.

Joseph Costisella avait d'abord grandi en France occupée, pendant la Deuxième Guerre mondiale, et avait appuyé les mouvements populaires de décolonisation contre le vieil empire de France. Il se présentait ainsi dans la préface de son livre sur le scandale des écoles franco-ontariennes: «Né en France de parents austro-hongrois, j'ai été témoin du racisme, surtout dans mon enfance, puis au 
collège. J'ai vu le racisme des Allemands contre les Juifs: mon premier ami, Richard Loewenstein, est mort au camp de concentration de Dachau, en 1944. Puis, celui des Français contre les peuples de couleur: tout le problème colonial de 1945 à 1959. Le racisme contre les Arabes d'Algérie m'a touché de très près.»

Arrivé dans la vingtaine en Ontario, puis au Québec, le jeune Français voyait notre situation avec son propre bagage d'expériences, sans les filtres qui assouplissent les attitudes de ceux et celles qui ont «appris» à s'accommoder d'un régime où nous avions longtemps été des «porteurs d'eau et scieurs de bois». Tout apparaissait clair à Joseph Costisella au début des années 1960. Il voyait ici l'occupant anglo-saxon raciste, colonialiste, et en face, la résistance d'un peuple opprimé, colonisé, de langue française. La différence entre lui et d'autres, c'est qu'il savait manier la plume, et qu'il a décidé de s'exprimer dans un langage qui ferait frémir d'horreur les ténors de la rectitude politique du 21e siècle.

Pourquoi un tel titre à une histoire du Québec? «Le peuple de la nuit, écrit-il, c'est tous les Québécois qui depuis plus de 200 ans ont choisi la mort pour que le peuple ressuscite.» Des premiers résistants aux «atrocités commises par les hordes de Wolfe en 1759», en passant par la «résistance anticolonialiste» des patriotes de 1837-38, la lutte de Louis Riel et des Métis «contre l'oppression colonialiste», la rébellion contre le «répugnant génocide» des Franco-Ontariens durant la Première guerre mondiale, jusqu'aux premières actions du FLQ où, dit-il, «le peuple de la nuit reprend les armes», Joseph Costisella passe en revue dans son livre de 120 pages les épisodes les plus violents de notre asservissement de plus de deux siècles.

L'histoire qu'il raconte est peuplée d'un côté de résistants, de patriotes, et de l'autre d'occupants, de traitres, de collaborateurs, de colonialistes, de racistes, d'oppresseurs. Dans les années 1820, écrit-il, le chef du Parti patriote, Louis-Joseph Papineau, avait dénoncé les agissements du «gauleiter» Dalhousie au Bas-Canada. Ce choix du mot gauleiter (gouverneur d'une région sous la dictature nazie, en Allemagne) pour désigner le gouverneur britannique Dalhousie est révélateur. Il prend le même ton en abordant le rapport Durham, «véritable plan d'extermination lente des Canadiens français», après la rébellion de 1837-38: «le raciste Durham conclut, comme Hitler 100 ans plus tard, à la supériorité d'une race, la race anglo-saxonne».

Costisella ne fait pas dans la dentelle pour décrire la répression contre les «chefs de la résistance» et les insurgés. «Les barbares colonialistes répandirent le feu, le pillage, la terreur, le viol et le vol dans toutes les zones de l'insurrection. Et le pouvoir resta entre les mains du gauleiter Colborne, sinistre brute sanguinaire», écrit l'auteur. «La sauvagerie de la répression fut à la mesure de la haine des brutes de Colborne pour tout ce qui état québécois.» Il dénonce «les calomnies des traîtres et les mensonges des collaborateurs», ainsi que «l'assassinat» des 12 patriotes pendus à Montréal. Il y a là, très certainement, des relents d'une enfance en France occupée.

Quant à la révolte des Métis, en 1869 au Manitoba puis en Saskatchewan en 1885, Costisella la situe dans le cadre de «la lutte contre l'oppression colonialiste» mais y voit aussi une manifestation de la haine contre les francophones du pays tout entier. «L'assassinat odieux de Louis Riel, croit-il, n'est que le signe d'un crime mille fois plus monstrueux : le génocide systématique des Canadiens français hors du Québec.» Et il ne manque pas de revenir sur la crise de la conscription du premier conflit mondial, en 1917-18, où le fondateur du Devoir, Henri Bourassa, s'était demandé pourquoi il fallait aller se battre contre les Prussiens d'Europe quand les Canadiens français étaient eux-mêmes victimes des «Prussiens» de l'Ontario (Règlement 17). «Le peuple avait compris que la bataille pour la civilisation, ce n'était pas en Europe, mais en Ontario», écrivait Costisella.

Pour lui, l'apparition du Front de libération du Québec en 1963 se situe en droite ligne avec les résistances des deux siècles précédents. «Le FLQ, dit-il, annonçait la lutte armée contre le colonialisme oppresseur et ses valets.» Il qualifie les felquistes de «patriotes», et termine son bouquin par les paroles du célèbre Chant des partisans, l'hymne de la Résistance française durant l'occupation allemande, qu'il renomme Chant des résistants. Évidemment, il ne faut jamais oublier que ce texte acéré a été rédigé en 1964-65, en pleine crise du FLQ, en pleine Révolution tranquille, à un moment où toutes les minorités canadiennes-françaises hors Québec luttaient toujours pour leurs droits scolaires contre des régimes oppressifs. Cinquante et quelque années d'histoire se sont ajoutées... la visite du général De Gaulle, la crise d'octobre, la victoire du PQ en 1976, la nuit des longs couteaux, les deux référendums et bien plus.

Être arrivé en terre québécoise ces jours-ci, Joseph Costisella aurait sans doute décrit l'histoire des Québécois autrement. Si, malgré tout, il avait voulu soumettre aujourd'hui le texte rédigé en 1964-65, il n'aurait trouvé ni éditeur ni public. La violence comme moyen d'action a été, fort heureusement, répudiée et sa mise en parallèle du colonialisme britannique au Québec et de l'occupation allemande en France ne serait comprise que par les vieux de plus de 70 ans, et rejetée par à peu près tout le monde y compris ces mêmes vieux de plus de 70 ans. Mais je peux concevoir qu'en 1965, à une époque où les enjeux historiques paraissaient plus clairs, où le noir et le blanc n'étaient pas encore disparus dans la grisaille, que ce long pamphlet ait eu quelque retentissement. Il conserve toujours son intérêt, sans doute parce qu'il est unique en son genre, que l'auteur, durant les années 1960, était estimé et que l'Histoire lui donne en bonne partie raison.

----------------------------------------

* Voir mon blogue du 2 juillet 2013 à bit.ly/2V62KNW.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire