Quand le directeur du Devoir, Brian Myles, s'approprie deux colonnes complètes en page éditoriale, c'est qu'il accorde beaucoup d'importance au thème qu'il aborde. Et cette importance se voit décuplée quand la plume du grand patron sert à modifier, voire dénoncer, une position prise quelques semaines plus tôt par un de ses propres éditorialistes.
Il s'agit, en l'occurence, de l'appui ou de l'opposition du Devoir au projet de loi sur la laïcité de l'État du gouvernement Legault. Le premier éditorial, signé Robert Dutrisac et publié le 29 mars 2019, portait le titre «Un projet de loi légitime» (bit.ly/2FzjQgo).
Tout en affirmant la conviction que l'interdiction de signes religieux n'aurait pas dû s'appliquer aux enseignants (sans donner de motif), le ton du texte reste sympathique, Le Devoir y voyant «une avancée majeure» et «une tentative légitime de proposer un modèle de laïcité qui, selon son appréciation, fait consensus au sein de la population». Certes, ajoute l'éditorialiste Dutrisac, (le projet) «restreint des droits individuels, mais c'est pour accomplir un objectif de paix sociale dont le pouvoir politique, dûment élu, doit se soucier.»
Dans sa conclusion, le texte du Devoir donne aussi son aval au recours à la clause nonobstant, qui protège le projet de loi de poursuites en vertu de la Constitution canadienne. «Ce projet, écrit-on, est aussi affaire de liberté politique. Il affirme que la nation québécoise a "des valeurs sociales distinctes" - ce sont les mots de la Cour suprême dans le jugement Nadon - "et un parcours historique spécifique l'ayant amené à développer un attachement particulier à la laïcité de l'État". Bref, qu'en cette matière, cette nation peut aspirer à un modèle différent du reste du Canada.»
Puis, deux semaines plus tard, le samedi 13 avril, après le dérapage de nombreux opposants au projet de loi 21 (manif à forte teneur islamiste, le «nettoyage ethnique» du maire de Hampstead, menaces de désobéissance civile, etc.), Le Devoir passe du camp de la bienveillance à celui de l'hostilité envers la version caquiste de la laïcité de l'État. On ne sait trop pourquoi. Une chose est sûre: ce revirement signé Brian Myles constitue un camouflet à l'éditorialiste Robert Dutrisac.
À la lecture du second éditorial intitulé «Un sain dialogue est souhaitable» (bit.ly/2X7BLlt), dont l'inspiration semble bien plus montréalaise que nationale, on retrouve la quasi-totalité de l'argumentaire sur lequel se fondent les adversaires d'une véritable laïcité et neutralité de l'État. «Non, écrit-il dès le départ, il n'y aura pas de consensus possible au Québec sur le projet de loi 21 du gouvernement Legault.» Bien sûr, cela crève les yeux. Mais n'est-ce pas tout à fait normal? Dans tout grand débat de société (p. ex. la Loi 101), il n'y a jamais de consensus et à un certain moment, une décision doit être prise. La démocratie, quoi!
Dans son deuxième paragraphe, le directeur du Devoir poursuit son avancée en terrain très glissant, affirmant que «quoiqu'il advienne, une majorité de Québécois, hors de Montréal, appuiera la CAQ dans son intention de limiter le port de signes religieux». Je n'ai vu qu'un sondage récent sur cette question, celui de Léger publié le 29 mars, et les résultats indiquaient un appui majoritaire au projet de la CAQ, même dans la métropole. Le tir croisé incessant des adversaires de la laïcité, dont la puissance médiatique se concentre à Montréal, peut donner l'impression d'une opposition majoritaire mais la réalité ne soutient pas cette thèse.
L'argumentaire s'embourbe davantage quand M. Myles déclare que «les Québécois ne sont pas plus racistes ou xénophobes que la moyenne» et que leur conception de la laïcité résulte, entre autres, d'un «anticléricalisme acquis après s'être libéré du poids de l'Église catholique». Ayant été victime de racisme pendant plus de 200 ans, la nation canadienne-française devenue québécoise est presque par définition anti-raciste. Pour ce qui est de la xénophobie, je laisserai à d'autres le soin de décider si notre résistance à l'agression constante de l'anglosphère constitue un geste d'hostilité envers les autres, ou plutôt une légitime défense devant l'hostilité des autres. Par ailleurs, en matière d'anticléricalisme, j'ai toujours cru que nous étions passés rapidement de l'intégrisme catholique à l'indifférence religieuse. J'ai oeuvré en journalisme au Québec pendant 45 ans et j'ai rencontré très, très peu d'anticléricaux.
L'éditorialiste du Devoir se reprend en dénonçant avec justesse les «propos outranciers et méprisants pour les Québécois» du maire de Hampstead, William Steinberg, et du «prédicateur de l'intolérance» Adil Charkaoui, puis sent immédiatement le besoin de souligner que ces deux attiseurs de braises ne parlent pas au nom des collectivités anglophones et musulmanes. Et il en rajoute: «Il faudra en revenir, un de ses jours, de cette manie d'interpréter les défis contemporains du Québec dans l'intégration des minorités à partir d'une grille de lecture inspirée par la peur des régimes islamistes». On se croirait presque dans la salle éditoriale du Globe and Mail de Toronto, qui avait renommé «Québec's hijab law» le projet de loi 21 sur la laïcité de l'État.
L'histoire du Québec et du Canada démontre assez clairement que le principal défi d'intégration des «minorités» au Québec a toujours été d'ordre linguistique. Les immigrants qui ont appris à vivre dans notre langue et qui ont fait leur notre cheminement historique ont été reçus à bras ouverts et leur apport nous a lentement mais sûrement métissés depuis la conquête. Le combat pour la laïcité, en cours depuis des siècles, est planétaire et universel. Il n'est lié à l'identité que dans la mesure où on l'adapte à la société d'un territoire donné. Et dans ce contexte, la «peur» des islamistes déborde largement nos frontières.
Rendu là dans son argumentation, la table était mise pour asséner le coup de masse au projet de loi 21. Plus question ici de la «légitimité» affirmée par son collègue Robert Dutrisac quelques semaines plus tôt. Le directeur du Devoir ne dit même pas s'il approuve la laïcité, s'étant contenté de rappeler le soutien du quotidien au compromis Bouchard-Taylor. Il reconnaît tout au plus le «droit» du gouvernement Legault de «limiter» le port des signes religieux aux agents de l'État qui exercent des fonctions coercitives. Mais, écrit-il, réaffirmant une position déjà énoncée le 29 mars, le gouvernement «va trop loin en étendant cette mesure aux enseignants».
Avec le paragraphe suivant, la marmite déborde et Le Devoir bascule nettement dans le camp des adversaires de la laïcité de l'État. Le texte n'aborde nulle part le principe même de l'État neutre et laïc. «Il n'y a aucun lien de causalité entre le port du voile ou autres symboles religieux et le prosélytisme dans les salles de classe», écrit-on. Même en supposant que M. Myles ait raison, en quoi cela change-t-il le fond du débat sur la laïcité? Un État laïc peut réclamer d'en avoir aussi l'apparence, jusque dans les codes vestimentaires. Et que penser d'un employé de l'État, notamment en position d'autorité comme un enseignant, pour qui le port d'un signe religieux est plus important que la fonction qu'il occupe?
«Le bienfait de cette interdiction reste à démontrer, comme le fait remarquer Gérard Bouchard catastrophé par cette loi "radicale" et ce débat "cadenassé" par le recours à la disposition de dérogation en amont du débat», poursuit le directeur du Devoir, faisant siens les propos excessifs martelés par Gérard Bouchard. Une loi «radicale»? Selon toutes les définitions du mot, ce projet n'est pas radical. Si le gouvernement Legault voulait d'un État véritablement laïc, il interdirait les signes religieux pour l'ensemble des représentants de l'État. Et il faudrait expliquer comment le recours au nonobstant «cadenassera» un débat qui dure depuis plus d'une décennie et qui se poursuivra sans verrouillage bien après l'adoption de la future Loi 21.
Le Devoir conclut en concédant tout au plus que le projet du gouvernement Legault «peut encore tenir la route sans les enseignants» et sans menace de bâillon. «Il est de la responsabilité du gouvernement de s'élever au-dessus de la mêlée, et de permettre un débat franc et ouvert (...). Au Québec, on vit aussi dans le dialogue», conclut-il. Mais c'est à s'étouffer. Personne ne veut - ni ne peut - empêcher un débat «franc et ouvert». Quant à l'appel au dialogue, il faudrait le transmettre à ceux et celles qui font les pires dérapages depuis quelques semaines. Les seuls qui semblent authentiquement ouverts à un «sain dialogue» ces jours-ci sont les partisans de la laïcité. M. Myles aurait pu, aurait dû le noter.
Pour ce qui est de «s'élever au-dessus de la mêlée», c'est un excellent conseil que Le Devoir, notre quotidien national, aurait pu faire sien. Il m'a semblé, en lisant cet éditorial, que l'auteur avait beaucoup de difficulté à s'élever au-dessus de Montréal. J'ai toujours de hautes attentes en lisant un éditorial du Devoir, encore davantage quand la plume du directeur s'attaque à un débat de fond. Je suis déçu.
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Note en bas de page... Comparez à ce qu'écrivait l'ancien directeur du Devoir, Bernard Descôteaux, le 5 octobre 2013, dans le cadre du débat sur la Charte des valeurs du Parti québécois:
«Il serait de fait assez facile aujourd’hui de trouver un consensus construit sur le plus petit dénominateur commun que sont les quatre éléments suivants : 1. reconnaissance juridique de la neutralité de l’État à l’égard des religions ; 2. adoption de règles régissant l’octroi d’accommodements dits raisonnables ; 3. interdiction du port du voile intégral pour recevoir ou donner des services publics ; 4. interdiction du port de signes religieux ostentatoires par des agents de l’État ayant des fonctions coercitives comme les policiers et les juges.
S’en tenir à cela serait occulter le
débat du port de signes religieux par les agents "ordinaires" de l’État, tout
particulièrement celui sur le port du voile. On est là au coeur du débat. On ne
trouvera sans doute pas une réponse dans une acceptation ou une interdiction
universelle du port de signes religieux. Au contraire, il faut porter un regard
sur la dimension politique que peuvent avoir certains d’entre eux.
Comme le signale dans nos pages ce
samedi Nadia Alexan, une professeure retraitée d’origine égyptienne, ce bout de
tissu n’a rien d’anodin. Il "véhicule le prosélytisme d’un islam fanatique et
totalitaire", écrit-elle. Ce serait se voiler les yeux de croire que le Québec
échappe totalement à ce prosélytisme. Ne peut-on se demander si l’interdiction
du port du voile ne devrait pas être étendue aux écoles, les enseignants étant
des personnes en exercice d’autorité ? »