samedi 12 avril 2025

Si on ne s'intéresse pas à nous, ce sera bientôt comme si nous n'avions jamais existé...

Sur la rue Loretta, dans un quartier d'Ottawa adossé à l'autoroute 417, au sud-ouest des Plaines LeBreton et du pont des Chaudières menant à Gatineau (Hull), se dresse un large mur de briques avec, au centre, une ouverture surplombée d'une arche.

Le passant devinera qu'il s'agit de la façade conservée d'une bâtisse tombée sous le pic des démolisseurs. Aucune plaque n'indique que des générations de jeunes francophones ont fait leurs classes primaires à cet endroit pendant plus d'un demi-siècle. L'école Saint-Gérard est transformée en mur décoratif depuis 1981...

À quelques pas, sur la rue Beech, la statue d'un ange trône sur un socle en pierres au fond d'un îlot de verdure, à côté d'un édifice à appartements rebricolé qui rappelle vaguement sa forme d'antan, celle de l'église canadienne-française Saint-Gérard Majella, dirigée par les Pères Rédemptoristes de 1916 à 1976. Les anciens presbytère et collège des Rédemptoristes, adjacents à l'église, sont maintenant greffés aux appartements.

La classe de Mme Françoise Desormeaux à l'école St-Gérard, en 1946

Je me rappelle de ces kilomètres à pied quand nous allions, enfants, voir des films pour 5 cents au sous-sol de l'église St-Gérard, les dimanches après-midi. Mais la présence francophone sur les rues Loretta, Beech et environs sombre vite dans l'oubli en 2025. Au-delà des ruines anonymes et de souvenirs des vieux de 70 ans et plus, cette ultime extension d'une francophonie ottavienne jadis croissante suscite peu d'intérêt chez les chercheurs universitaires qui se penchent depuis des décennies sur la présence franco-ontarienne à Ottawa.

Ce qui reste de l'ancienne église St-Gérard...


S'ils binaient un peu plus leur terreau, ces historiens, sociologues et politologues découvriraient que la paroisse Saint-Gérard Majella, créée durant la Première Guerre mondiale au coeur du combat contre le Règlement 17 (interdisant l'enseignement en français dans les écoles de l'Ontario), résultait d'un petit découpage de deux paroisses voisines, Saint-François d'Assise et Saint-Jean-Baptiste, où des populations francophones beaucoup plus importantes (à l'époque) mériteraient, elles aussi, de ne pas disparaître de la mémoire collective.

La plus ancienne, Saint-Jean Baptiste, sous la férule des prêtres Dominicains, couvrait le secteur ouest du centre-ville d'Ottawa y compris les Plaines Lebreton (le flat comme on l'appelait) où environ la moitié de la population était canadienne-française. Les résidents de ce quartier modeste ont été brutalement expropriés par les autorités fédérales au milieu des années 1960. Le reste du territoire paroissial a vu la présence francophone s'effriter au fil des ans. On se trouve maintenant au coeur du quartier chinois d'Ottawa et sans la persévérance du prestigieux Collège dominicain, la paroisse serait moribonde.

Des rues Loretta et Beech on peut presque apercevoir, vers l'ouest, les hauts clochers de l'église Saint-François d'Assise, point de convergence de l'ancienne communauté franco-ontarienne de plus de 5 000 âmes qui avait fait du français la langue d'intégration du quartier Hintonburg-Mechanicsville entre la grand-rue (Wellington, la rue du Parlement) et la rivière des Outaouais au nord. Ce quartier méconnu et négligé des historiens et autres spécialistes était le seul de la capitale canadienne, au-delà de la Basse-Ville, à abriter - jusqu'aux années 1960 - une population très majoritairement francophone.

En juin 1915, au moment d'inaugurer la seconde église St-François d'Assise, le quotidien Le Droit notait en page une que cette paroisse était «en train de devenir le noyau d'une très considérable population et sera avant longtemps le centre d'une véritable ville au sein de la Capitale». J'y ai grandi dans les années 1950 et je peux témoigner que c'était toujours à cette époque un genre de «village gaulois» dans une ville largement unilingue anglaise.

Dans l'édition du 14 juin 1915 du Droit, on apprend qu'un imposant défilé parti de la Basse-Ville (rue Dalhousie) avait traversé toute la Haute-Ville anglo-protestante, sous les yeux ébahis des résidants «d'une autre foi et d'une autre langue», pour se rendre à l'inauguration de l'église St-François d'Assise. Quelle fut en effet leur stupeur en voyant parader des fanfares, des corps de clairons, un régiment de zouaves pontificaux d'Ottawa, des membres de la Garde indépendante Champlain (organisation paramilitaire), et des centaines «d'hommes» sous les drapeaux de la France et du Royaume-Uni...

Les zouaves de Saint-François d'Assise

À l'église elle-même, quatre bannières accueillaient la foule de quelque 7000 personnes et les dignitaires: le drapeau du Sacré-Coeur (le drapeau du Québec avec les fleurs de lys pointées vers le Sacré-Coeur au centre), l'Union Jack, le tricolore français et le drapeau de la Belgique. La présence du drapeau de la France ne témoigne pas seulement de l'attachement à la mère-patrie. Les Capucins de St-François étaient venus de France quelques décennies plus tôt pour fonder la paroisse, et la paroisse voisine, St-Gérard (fondée l'année suivante) serait administrée par des Rédemptoristes venus de Namur, en Belgique.

Parmi les dignitaires présents à la messe inaugurale et au banquet, on notait la présence, entre autres, de Wilfrid Laurier, du juge en chef de la Cour suprême Sir Charles Fitzpatrick (de la ville de Québec), du recteur de l'Université d'Ottawa, le père Rhéaume (Oblat) ainsi que du maire d'Ottawa, Nelson Porter. Henri Bourassa devait y être mais fut incapable de s'y rendre. Cette paroisse a occupé une place de choix au sein de la Franco-Ontarie et du Canada français. À preuve, l'une des réunions de fondation de la Patente (Ordre de Jacques-Cartier) a eu lieu au sous-sol de l'église St-François d'Assise en 1926.

Jusqu'aux années 1950, à un moment de l'histoire où l'immense majorité des Canadiens français étaient catholiques et pratiquants, les imposants clochers de St-François étaient devenus lieu de ralliement pour des dizaines d'organisations religieuses et patriotiques, du Tiers-Ordre aux Enfants de Marie, des scouts et guides aux zouaves pontificaux, de la société Saint-Jean Baptiste à l'AJFO (jeunesse franco-ontarienne)... Quiconque a assisté ou participé, comme moi, aux processions de la Fête-Dieu se souvient d'un défilé interminable dans des rues où les maisons étaient pavoisées de drapeaux du Sacré-Coeur et du Saint-Siège, et où les trottoirs étaient bondés.

La paroisse comptait pas moins de cinq écoles primaires et secondaires  de langue française durant son âge d'or (sans compter l'école St-Gérard, pas loin). À partir de 1952, avec la construction adjacente du complexe fédéral du pré Tunney où allaient travailler (en anglais bien sûr) des milliers de fonctionnaires, le secteur est devenu attrayant pour qui préférait vivre près de son boulot. Le tissu social canadien-français s'est disloqué en quelques décennies sous l'assaut d'un immobilier en hausse et de nouveaux blocs d'appartements. En 2025, dans des rues qui parfois ressemblent à celles du passé, on n'entend que l'anglais.

Aux universitaires indifférents, qui n'ont d'yeux que pour l'ethnocide de la Basse-Ville, je lance un appel. Les clochers de Saint-François d'Assise sont bien plus qu'un monument à la mémoire de ce qui fut. L'agonie de ce quartier jadis francophone aide à comprendre le déclin et la disparition de TOUS les quartiers urbains franco-ontariens au cours du dernier demi-siècle. Il serait dommage que les derniers soubresauts de mon ancienne paroisse, de son église, de ses écoles et de sa vie communautaire se limitent à des échanges (en anglais) entre les vieux résidents du quartier dans quelques pages Facebook...

Si rien ne se fait, il n'y aura bientôt plus de mémoires vivantes de ce quartier francophone d'Ottawa, et presque aucune documentation digne de ce nom. C'est le temps ou jamais de préserver ce qui peut l'être. Sinon, d'ici 20 ou 30 ans, nous n'aurons jamais existé...

Jeunes filles de l'école St-Gérard en 1917, portant un costume d'écolières belges...

L'église Saint-François d'Assise, à Ottawa

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Voir aussi Ottawa, lieu de vie français, dans la Revue du Nouvel-Ontario à 
https://www.erudit.org/fr/revues/rno/2018-n43-rno04488/1058551ar.pdf


1 commentaire:

  1. N'abandonnez pas, M. Allard. J'espère qu'il y aura un troisième référendum de mon vivant. Sinon, ce ne sera plus dans mes mains et nos enfants devront se débrouiller comme ils peuvent.

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