vendredi 11 juillet 2025

Le déclin du Moulin-à-Fleur de Sudbury



J'écris depuis des années que la disparition de tous les territoires urbains à majorité francophone depuis les années 1960 constitue l'un des plus grands drames de l'Ontario français. Privés de leurs quartiers historiques, les Franco-Ontariens des villes (Ottawa, Sudbury, Cornwall, Welland, Windsor, etc.) doivent partout composer avec des majorités anglophones. Il en est résulté une accélération appréciable de l'anglicisation, qui frôle aujourd'hui le point de non-retour. Trop de chercheurs ne semblent pas comprendre l'importance de ce phénomène, et n'en tirent pas les conclusions qui s'imposent.

J'ai repensé à tout cela en lisant attentivement le livre Le Moulin-à-Fleur de Sudbury; quartier ouvrier, territoire canadien-français, publié cette année aux Presses de l'Université d'Ottawa par l'historien Serge Dupuis et le psychiatre Normand Carrey. Ce type d'étude ne figurera jamais aux palmarès des meilleurs vendeurs en librairie, et c'est bien dommage. Sur 320 pages on y voyage dans le temps, depuis la fin du 19e siècle aux années 2020, avec ces milliers de Canadiens français qui s'étaient acharnés à transplanter dans la région de Sudbury leurs us et coutumes du grand bassin du Saint-Laurent..

S'appuyant beaucoup sur des archives médiatiques ainsi que des interviews et un sondage d'anciens résidents du quartier Moulin-à-fleur de Sudbury, l'oeuvre de MM. Dupuis et Carrey nous plonge dans la vie quotidienne des gens autant que dans l'évolution du cadre religieux, scolaire et municipal dans lequel ils ont vécu. Mais il déborde parfois pour effleurer les dossiers plus généraux de la résistance linguistique franco-ontarienne, ainsi que l'importance de la territorialité pour assurer la pérennité du français dans une province hostile qui interdit à partir de 1912 (règlement 17) l'enseignement du français après la 2e année du primaire dans les écoles ontariennes.

Évoquant les recherches des historiens Fernand Ouellet et Gaétan Gervais, les auteurs rappellent qu'au recensement de 1911 (l'année précédant la mise en oeuvre du règlement 17), un peu plus de 61% des 202 000 Franco-Ontariens étaient unilingues français. Regroupés en grande majorité sur des territoires ruraux mais aussi urbains où elles formaient des majorités souvent homogènes, ces collectivités pouvaient, pour la plupart, vivre en français sans avoir à devenir bilingues. Les Canadiens français formaient ainsi en Ontario une «minorité nationale» viable et relativement autonome, avec une centaine de paroisses francophones et 200 écoles franco-ontariennes.

C'est dans cette mouvance qu'avait pris forme le quartier Moulin-à-fleur de la ville minière de Sudbury. Un territoire où des milliers de Franco-Ontariens se sentent chez eux. «En effet, des décennies 1910 à 1960, environ 80% de ses résidents sont de langue maternelle française, 90% sont catholiques et une proportion semblable appartient à la classe ouvrière», rapporte-t-on. Un peu comme le quartier de la Basse-Ville, à Ottawa. Les francophones s'y reconnaissent, et les anglophones des autres quartiers le voient comme le secteur canadien-français de la ville. Un territoire où le français est la langue de la rue, la langue d'intégration, la langue que l'on transmet d'une génération à l'autre. Un point d'appui culturel (et institutionnel) pour les petites municipalités francophones rurales à l'ouest du lac Nipissing.

L'érosion s'est faite lentement au départ, avec l'imposition du règlement 17 qui, même combattu, souvent avec succès, a contribué à bilinguiser les jeunes générations franco-ontariennes. L'émergence d'une classe moyenne et d'une élite bourgeoise a favorisé un certain éparpillement de francophones dans les quartiers à majorité anglaise. Puis, avec les années 1960, des «rénovations urbaines» de tous genres, petites et grandes, n'ayant aucun égard pour le tissu social et culturel des populations touchées, ont contribué à disloquer les communautés traditionnelles. À Sudbury et encore davantage à Ottawa.

«Dans le Moulin-à-fleur, expliquent MM. Dupuis et Carrey, la population de langue française s'élevait toujours au-dessus de 70% en 1971, mais elle a baissé à 56% en 1986, puis à 32% en 2011.» Les conséquences sont dramatiques pour la francophonie sudburoise, comme elles l'ont été pour les Franco-Ontariens de la Basse-Ville, de Vanier et de mon quartier de St-François d'Assise à Ottawa. Le sommet de la pyramide de l'Ontario français se trouvait décapité.

Les auteurs ont fort bien saisi cette dynamique. «Alors que, historiquement, le quartier (Moulin-à-fleur) permettait aux ouvriers et aux familles de vivre en français au quotidien et c'était à l'élite professionnelle de maîtriser les codes en anglais, l'équation semble s'être renversée depuis les années 1970; l'érosion d'un territoire majoritairement francophone a privé plusieurs familles ouvrières d'un espace de vie qui n'est pas anglo-dominant.»

Ce phénomène, qui peine à percer dans les savantes études sur l'état des minorités franco-canadiennes, semble avoir bien capté l'attention de Serge Dupuis et Normand Carrey. «L'existence de quartiers francophones en milieu minoritaire contribue à accroître la présence du français dans l'espace urbain et, par ricochet, à cultiver un sentiment d'appartenance chez les jeunes familles qui pourraient voir la langue française comme une langue du quotidien, dotée d'une "présence naturelle"qui appartient au présent et à l'avenir.»

L'effet glacial est mesuré par Statistique Canada: un taux d'anglicisation d'environ 20% des Franco-Sudburois en 1971 (et probablement moins dans le Moulin-à-fleur où les francophones étaient majoritaires à 70%), contre un taux d'anglicisation de plus de 55% au recensement de 2021. Et la proportion de personnes ayant le français comme langue d'usage (langue la plus souvent parlée à la maison) a chuté de 21,5% en 1971 dans l'ancienne ville de Sudbury (26,4% pour le Grand Sudbury) à 8,4% (11,7% pour le Grand Sudbury) en 2021. En chute libre! Comme à Ottawa, Cornwall, Welland, Windsor... 

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Serge Dupuis et Normand Carrey,  Le Moulin-à-Fleur de Sudbury, quartier ouvrier, territoire canadien-français, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2025


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