Au cours des dix dernières années, le Québec a perdu pas moins de sept quotidiens imprimés (sur un total de 10). Six de leurs successeurs numériques ont rendu l'âme. Ne reste qu'un quotidien tout-numérique, La Presse et, côté papier, les deux Québécor ainsi que Le Devoir qui semble s'acharner à saboter son édition imprimée depuis quelques années au profit du contenu numérique, plus complet.
Cette catastrophe médiatique a-t-elle au moins suscité quelques débats d'urgence au sein d'instances syndicales ou aux divers congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec? Non! Aucune levée de boucliers pour défendre des acquis durement arrachés, à peine quelques mentions, peu de regrets. Demandez à des bonzes de la profession s'ils savent à quelle date précise les six journaux coopératifs de CN2i (ex-Gesca, ex-Capitales Médias) ont cessé de publier leur édition quotidienne numérique. La plupart l'ignorent sans doute...
Si je garroche ici mes frustrations devant le sort de notre presse écrite et la trop grande indifférence de ma profession, c'est que je viens de lire le Tome 1 du livre Elles ont fait l'Amérique de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque. Le dernier chapitre porte sur Robertine Barry, la première femme journaliste de l'histoire du Québec. Elle avait enfreint toutes les règles religieuses et sociétales de l'époque (1891) pour exercer avec brio un métier jusque là réservé aux hommes et qui, par surcroit, était plutôt mal vu au sein de la population.
Embauché au journal La Patrie, elle signa pendant plus de dix ans une chronique à la une sous le pseudonyme Françoise. Mme Barry y fit la promotion des droits des femmes, réclama des refuges pour filles-mères, dénonça les enfants en haillons obligés de travailler à l'usine, se soucia de la piètre qualité de l'eau propagatrice de maladies, protesta contre l'état chaotique des rues de Montréal et s'attaqua à toutes formes d'injustices.
En 1902, elle fonda Le journal de Françoise sous la maxime Dire vrai et faire bien. Cette revue «devint aussitôt le haut lieu des esprits modernes et progressistes du temps», écrivent Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque. Au grand dam des autorités religieuses, sa renommée a largement franchi les frontières du Québec et de l'Amérique. Battante jusqu'au bout, elle plaida en faveur de l'éducation laique au Québec dans une ultime conférence devant la Fédération nationale Saint-Jean Baptiste. Elle devait mourir quelques mois plus tard, au début de 1910, d'un AVC.
Mais la célébrité dans la vie n'est pas garante d'une place dans l'histoire ou même au sein de sa profession. Robertine Barry fut vite oubliée, et au moment de la publication du livre de M. Bouchard et Mme Lévesque en 2011, sa tombe au cimetière Côte-des-Neiges, à Montréal, est couverte de mauvaises herbes, sans monument, sans inscription. Mon ex-quotidien, Le Droit, a subi le même sort, comme les cinq autres ex-membres de la coopérative CN2i (Le Soleil, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Quotidien du Saguenay, La Voix de l'Est)... Morts dans l'indifférence, sans pierre tombale, sur le chemin de l'oubli, réduits à de grands babillards dans la jungle de l'Internet.
En 2021, enfin, le gouvernement québécois a reconnu en Mme Barry un «personnage historique». Ne serait-il pas temps de ressusciter pour de bon la mémoire de cette pionnière, d'une battante comme Robertine Barry, en créant un prix portant son nom, dont le mandat serait à définir mais qui aurait pour but d'encourager des projets ou des études visant à chauffer les braises d'un véritable combat pour sauver le journalisme et les médias d'information au Québec? Une étincelle opportune dans cette nuit sans fin de mauvaises nouvelles...
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