Capture d'écran de Radio-Canada |
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Il y a neuf ans, en avril 2014, je tentais avec mes faibles moyens de mettre le public en garde contre l'éventuelle disparition des quotidiens papier et la possibilité d'une mainmise des géants de l'Internet (et des gouvernements) sur la diffusion de l'information. Mon insistance a eu comme principal résultat de me faire perdre ma tribune d'éditorialiste au quotidien Le Droit, alors propriété de Gesca (Power Corp.).
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Dans un texte de blogue du 24 avril 2014 intitulé La disparition de l'imprimé? (http://pierreyallard.blogspot.com/2014/04/la-disparition-de-limprime.html), j'écrivais:
«Je ne peux m'empêcher de penser à l'inhérente fragilité des appareils électroniques et de leurs périphériques, et que dire des serveurs et logiciels, comme assise du savoir et de sa transmission. (...) Et tout le bazar d'info est entre les griffes de serveurs et de fournisseurs Internet, ainsi que sous l'oeil parfois indiscret des puissants, sur lesquels nous exerçons peu ou pas de contrôle.
«Au rythme où les technologies se raffinent, qui sait vers quoi on se dirige dans quelques autres décennies? Les puissances, et notamment les gouvernements, tentent toujours d'influencer, de contrôler et, au besoin, d'étouffer les grands circuits d'information. La Chine le fait constamment. On a vu récemment le premier ministre turc couper le robinet à Twitter. (...) Quoiqu'il en soit, avec l'informatique, il existe toujours le risque qu'un grand patron "tire la plogue"… et nous nous retrouverons alors devant des écrans vides…
«J'ai beau aimer et utiliser les ressources électroniques, une petite voix au fond de moi me rappelle le caractère virtuel de cette réalité. Sa fragilité, sa perméabilité, sa capacité d'être manipulée à mon insu. (...) Son contrôle par des barons plus soucieux de leurs profits que de la qualité de l'information qu'ils véhiculent. Je continue à croire qu'un journal et un livre imprimés restent plus conviviaux, plus réels, plus durables. L'information numérique ne s'envole pas comme les paroles, mais elle ne reste pas non plus comme les écrits…»
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Au cours des neuf années suivantes, sept grands quotidiens du Québec - La Presse, Le Soleil, Le Droit, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Quotidien, et La Voix de l'Est - ont cessé de publier leurs éditions papier. Cela a-t-il été bénéfique pour l'information? A-t-on eu droit au paradis numérique que certains nous prédisaient? Non, ce fut une catastrophe! Six de ces journaux se sont dissous dans une fusion coopérative et n'ont même plus d'édition numérique quotidienne depuis avril 2023. La disparition de l'imprimé a précipité leur perte.
Et l'Internet qui devait assurer leur avenir et leur permettre d'offrir un produit enrichi à leur lectorat est devenu un monstre qui risque de dévorer ce qui reste de nos salles de rédaction. Les Google, Facebook et compagnie sont des multinationales qui se croient - le sont-elles? - plus puissantes que les gouvernements. Avec l'abandon du papier (contre lequel les écrans ne pouvaient rien...), les géants du numérique contrôlent désormais les autoroutes de l'information.
Les anciens barons de la presse écrite avaient déjà pillé les ressources de leurs journaux, alliant les nouvelles technologies aux réductions d'effectifs et d'espace rédactionnel pour maximiser les profits. Quand, avec l'arrivée de l'Internet, les revenus publicitaires ont migré vers le Web, accentuant le chaos financier des quotidiens papiers, les proprios des chaînes de journaux n'ont pas cherché à bonifier la qualité du produit. Ils ont, comme tout bon capitaliste, cherché à protéger leurs capitaux, intensifiant la présence numérique et offrant, du même coup, aux magnats du numérique (Google, Facebook, Apple et les autres) une occasion en or de s'enrichir en diffusant sans frais les textes des chaînes d'information sur leurs plates-formes.
À la merci de géants du Web qui ne font pas de quartier, la presse écrite du Québec a commencé vers 2015 à laisser tomber le seul atout qu'elle conservait face à l'omniprésence des écrans: le papier! Seul le journal imprimé était à l'abri de toutes les manoeuvres d'étouffement et d'intimidation des multinationales du numérique. Mais la panique a pris le dessus et comme des poules sans tête, les chaînes courent dans toutes les directions. Fusions (les 6 de CN2i, Postmedia-Toronto Star1, etc.), coupes de personnel (un peu partout, même National Geographic2), rien ne fonctionne. À bout de souffle, on se tourne vers les vieux chums du gouvernement fédéral pour tenter de récupérer des sous «volés» par les Google et Facebook de ce monde.
Le gouvernement Trudeau, en fonction d'impératifs essentiellement financiers (on se méfie toujours de l'information), légifère et adopte la Loi C-18... à laquelle les multinationales du numérique n'ont aucunement l'intention de se plier. Ottawa, c'est de la petite bière pour Google. Vous croyez que vos parlements vont nous impressionner? Et vlan! On censurera le contenu des médias d'information du Canada d'ici la fin de 2023. Vos nouvelles, vous ne les lirez plus sur Google, sur Facebook, et sans doute ailleurs3, 4. Google vient de mettre fin à ses ententes avec les Coops de l'information au Québec. Que les géants du Web mettent ou non à exécution leurs menaces importe peu. Ils ont la capacité de fermer le robinet d'information à des endroits clés sur vos écrans. Votre droit à l'information les laisse indifférents. Seuls comptent les bilans financiers. Capitalisme 101.
Si le contenu canadien et québécois disparaît de Google et Facebook d'ici la fin de 2023, nos médias désormais numériques vont regretter le bon vieux papier. Les réseaux de télé comme Radio-Canada et TVA Nouvelles vont sans doute en subir l'impact, mais ils ont conservé leur produit: la télévision. Le public veut voir les bulletins télévisés et syntoniser des chaînes d'info comme RDI sans avoir à passer par l'Internet. Ce n'est pas le cas de mon ancien quotidien, Le Droit. On a mis le papier à la poubelle, misant tout sur le numérique, et dans un univers Web ultra-fragmenté, la diffusion du contenu sur différentes plates-formes devient une question de survie.
La collectivité journalistique a assisté à l'effondrement des journaux papier avec une indifférence qui scandalise. Ces quotidiens livrés à domicile ou offerts dans les kiosques pouvaient sembler à certains comme un faible bouclier face à l'invasion numérique. Et pourtant, une fois imprimés, Google ne pouvait rien contre eux. C'étaient peut-être des frondes contre un armement sophistiqué, mais les Goliath du Web auraient eu avantage à s'en méfier.
Est-il trop tard?
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Liens
1 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1991788/postmedia-toronto-star-fusion