vendredi 9 juin 2023

Les bougies de la colère...

Mon premier texte dans Le Droit, le 9 juin 1969

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J'y pense tous les ans, à la même date. Je me revois ce matin du 9 juin 1969, mettant les pieds pour la première fois dans l'ancienne salle des nouvelles du Droit à titre de journaliste. Ma première incursion dans un milieu de travail qui, aujourd'hui, n'existe plus. Dans  l'édifice du 375 de la rue Rideau qui, aujourd'hui, n'existe plus. Dans une entreprise polyvalente qui, aujourd'hui, n'existe plus. Dans un journal qui, aujourd'hui, n'existe plus...

Cinquante-quatre ans plus tard, je me demande encore comment ce quotidien fondé en 1913 comme outil de combat pour la langue française (sa devise est L'avenir est à ceux qui luttent) a pu dépérir au cours du dernier demi-siècle - et finalement s'éteindre en avril 2023 - sans que la population qu'il avait desservie pendant si longtemps, et sans que ses propres journalistes ne montent aux barricades.

Trop souvent, me semble-t-il, nous reconnaissons le mal qui nous ronge seulement quand il est devenu irréversible. Dès les années 1960, et encore davantage dans la décennie suivante, la société traditionnelle sur laquelle s'appuyait Le Droit se disloquait. Les bulldozers de la rénovation urbaine portaient un coup mortel à la Basse-Ville d'Ottawa, château-fort historique des Franco-Ontariens. Les tours fédérales anéantissaient le centre-ville de Hull. L'étalement urbain anglicisait à vue d'oeil les villages francophones à l'est de la capitale.

Sur les deux rives de l'Outaouais, les groupes populaires et comités de citoyens qui défendaient les intérêts des francophones ne faisaient pas le poids devant la puissance des gouvernements et l'indifférence de la majorité de leurs concitoyens. Quand il était temps d'agir, on a laissé faire. Le résultat? Une Basse-Ville charcutée, peuplée de restos et de condos, anglaise à 80%. Un centre-ville de Gatineau (jadis Hull) où le béton fédéral et des promoteurs immobiliers rapaces grignotent à tous les ans les rues autrefois peuplées de maisons allumettes.

Pendant que le tissu social s'effilochait, Le Droit aurait pu préparer une contre-offensive mais le ver était maintenant à l'intérieur de la pomme. Les Oblats de Marie Immaculée, propriétaires du journal, avaient créé une entreprise indépendante et presque autosuffisante à plusieurs points de vue avec ses propres presses, une imprimerie commerciale, une station de radio et les publications religieuses de Novalis. Et c'était le dernier journal de langue française d'après-midi au Québec et en Ontario, étant distribué à domicile à l'heure du souper. Avec cette formule, le quotidien frisait les 50 000 abonnements en 1977.

Mais les Oblats voulaient vendre l'entreprise qui ne tarda pas à susciter les convoitises. En 1983 Le Droit fut cédé au groupe Unimédia, puis, quelques années plus tard, à la bande de Conrad Black (Hollinger) et enfin au groupe Gesca (Power Corporation). Les chaînes ont ceci en commun : elles s'intéressent aux journaux et collectivités régionales seulement dans la mesure où l'encre est suffisamment noire dans leurs bilans. Les décisions se prennent en fonction des profits. Elles n'ont pas de coeur. C'est ainsi que Le Droit a été démantelé, bloc par bloc. Vente de l'imprimerie, de Novalis, fermeture des presses et de la salle des nouvelles de Hull, suppression de l'édition d'après-midi, passage au format tabloïd... Tout ça au nom de la rentabilité... Il ne restait plus grand chose quand l'Internet est venu torpiller les vieux systèmes...

De rares protestations sont venues de l'intérieur du journal mais aucun mouvement populaire n'est apparu pour défendre le passé, le présent et l'avenir du seul quotidien de langue française de la région de l'Outaouais et de la capitale fédérale. On marchait à coups d'«on fait ça ou on risque de périr». Quand, au milieu des années 2010, Gesca s'est attaqué à ses sept journaux papier, la résistance - si jamais il y en a eu - était morte, même au sein des grandes fédérations syndicales et de la fédération professionnelle des journalistes. Les quotidiens, y compris le mien, ont été conduits comme des bêtes à l'abattoir. Et quand même les vapeurs de l'Internet ne suscitaient plus assez de profits, les barons cupides ont largué le tout et laissé aux employés eux-mêmes la tâche de mettre fin à leur propre supplice.

Le 24 mars 2020, pandémie aidant, la journal papier est disparu. Pour de bon, à l'exception du magazine du samedi dont les jours sont comptés. En mars 2023, Le Droit a cessé d'exister comme entreprise avec la fusion des six coopératives locales du groupe CN2i (ancien Martin Cauchon, ancien Power/Gesca). Le mois suivant, on a liquidé le journal lui-même avec la suppression de l'édition quotidienne, le 18 avril. Entre le 27 mars 1913 et le 18 avril 2023, Le Droit aura été de tous les combats des francophones d'ici et de l'ensemble du pays. Sa disparition dans l'indifférence en dit long sur un public de moins en moins informé et de plus en plus anglicisé. 

L'autre jour, je suis passé dans mon vieux quartier de St-François d'Assise à Ottawa. Sur la grand-rue (la rue Wellington) qu'on a arpentée pendant tant d'années, il ne reste plus un seul commerce de l'époque, à l'exception d'une taverne... et bien sûr la magnifique église, le plus souvent vide. Les quartiers riverains du centre-ville de Gatineau ont totalement perdu leur charme historique et ne sont qu'une laide succession de tours à bureaux et de blocs de condos et d'appartements qui n'ont rien de québécois. Et dans les kiosques à journaux de plus en plus rares et amaigris, les seuls quotidiens régionaux papier qu'on offre aux francophones de Gatineau et de l'Est ontarien sont ceux de langue anglaise, d'Ottawa, francophobes à souhait. 

Les vapeurs du Droit flottent toujours dans sa page Web, où un noyau d'excellents journalistes de mon ancien quotidien font plus que leur possible pour informer un public rétrécissant dans un univers médiatique ultra fragmenté. Je resterai abonné, mais je suis en colère.

Je vais souffler mes bougies du 9 juin tout de même. Cinquante-quatre ans depuis mon premier texte, tapé sur une vieille machine à écrire Underwood noire (qui n'existe plus), pour l'édition d'après-midi (qui n'existe plus) du journal (qui n'existe plus). Un rappel que l'avenir est à ceux qui luttent. À condition de lutter, bien sûr...


3 commentaires:

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  2. À mon avis, il y a au moins trois raisons derrière la disparition du Droit. D'abord, l'Internet, bien sûr. Ensuite, le déphasage croissant entre les opinions de la population et les opinions véhiculées par le journal. On a tendance à l'oublier, mais la majorité des Québécois francophones ont voté Oui en 1995, alors que les journaux francophones, à force d'avoir des rédacteurs en chef qui se conduisaient comme des agences de placement au service d'un certain parti politique fédéral (indice: Pierre-Elliott), s'ancraient de plus en plus dans un fédéralisme obtus et stérile, auquel ne croient plus la majorité des Québécois d'expression française. C'est valable même dans l'Outaouais, autrefois le château-fort des Libéraux provinciaux, suite à la venue de dizaines de milliers d'immigrants étrangers et de migrants venus d'ailleurs au Québec, lesquels ont changé le tissu socio-politique originel de la région 07, surtout à Gatineau. La présence de quatre députés nationalistes sur cinq, dans l'Outaouais, est la preuve que des changements de fond se sont opérés. Enfin, la troisième raison, me semble-t-il, tient au journal lui-même, plus particulièrement à sa gestion, pas toujours brillante. Mettre des gens intelligents à la porte par qu'on pense que ce sont des idiots, puis être obligé de cacher son erreur sous le tapis et recourir à des faux-fuyants pour éviter d'avouer la moindre faute, ce n'est pas impressionnant et ça soulève des doutes sur le plan de la qualité des décisions qui ont parfois été prises dans ce journal. Je me souviens aussi du jour où un dossier très délicat, demandant un certain doigté, celui du décrochage scolaire, a été confié à un journaliste à moitié analphabète, habitué à parler fort mais à faire le moins d'efforts possible, lequel y est allé d'une pleine page de sottises qui ont amené les commissions scolaires à boycotter le journal. Ça s'est évidemment mal terminé, mais à qui la faute? Qui était le responsable de l'attribution du dossier? Ces trois raisons, ensemble, ont miné lentement LeDroit et ont diminué son utilité au lieu du public, que ce soient les lecteurs ou les annonceurs.

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