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capture d'écran du projet de loi C-5 |
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Je ne suis pas juriste. Je ne suis pas constitutionnaliste. Je ne suis pas un de ces experts qu'on interviewe à la télé. Mais je sais lire. J'ai longuement étudié le fédéralisme canadien à l'université. Et j'ai une cinquantaine d'années d'expérience comme journaliste. Cela me donne, je crois, le droit de m'aventurer prudemment en droit constitutionnel.
Le Québec forme une nation, reconnue même par la Chambre des communes à Ottawa. Nous avons une Assemblée «nationale». Une capitale nationale. Des parcs nationaux. Une fête nationale. Notre premier ministre, François Legault, s'est souvent présenté comme «chef de la nation québécoise». Jusque là, ça va?
Mais qu'en est-il de la reconnaissance juridique et constitutionnelle de notre nation à l'extérieur des frontières du Québec? Cherchez dans les lois fédérales et les jugements des tribunaux. Vous allez revenir les mains vides. Pour la Cour suprême du Canada, ultime arbitre judiciaire de la question, s'appuyant toujours sur la Charte des longs couteaux de 1982 et l'AANB (loi britannique de 1867), le Québec n'est qu'une province. Une région. Parfois une localité. Maintenant. Toujours!
Pour ces juges fédéraux, «l'intérêt national», ce ne peut être que l'intérêt de l'ensemble du Canada. Une lecture du jugement de 2011 de la Cour suprême sur le valeurs mobilières suffira à vous convaincre. Seul Ottawa adopte des lois «nationales». Selon nos suprêmes, les compétences dites «provinciales (incluant celles du Québec» contiennent uniquement des «matières locales». Par définition, une loi provinciale, même provenant de l'Assemblée nationale du Québec, n'est jamais nationale!!! Ainsi l'Autorité des marchés financiers, organisme national au Québec, existe sur le plan constitutionnel canadien comme une affaire purement «locale».
Vous direz qu'il s'agit là tout simplement d'un différend verbal sans importance. Mais non! L'expression «intérêt national» a acquis ces dernières années un poids politique et juridique qui pourrait s'avérer décisif. Dans son jugement sur la taxe carbone en 2021, la Cour suprême explique que la théorie de «l'intérêt national» découle des pouvoirs résiduels laissés au fédéral par l'article 91 de l'AANB.
Son emploi par Ottawa est rare (jusqu'à maintenant) et scruté à la loupe par les tribunaux, mais son effet est foudroyant. «L'effet de la reconnaissance d'une matière en tant que matière d'intérêt national est permanent et confère compétence exclusive au Parlement (fédéral) sur cette matière», écrivent les juges suprêmes. Vous savez comme moi que les décisions de la Cour suprême sont sans appel. En invoquant «l'intérêt national», Ottawa a désormais le pouvoir d'envahir à volonté les champs de compétence du Québec.
Vous pensez que les fédéraux n'en sont pas conscients? Que ceux qui ont inventé une insurrection en octobre 1970 pour nous envoyer l'armée, qui ont fomenté un coup d'État dans la cuisine du Château Laurier en 1981, qui ont sorti leurs sales tactiques pour torpiller le référendum de 1995, qui ont adopté une loi pour nous dire quelle question poser au prochain référendum et quelle majorité sera considérée acceptable, qui traînent encore aujourd'hui nos lois identitaires devant leurs juges suprêmes, vous croyez que ces gens ne lisent pas les décisions des tribunaux?
Et quoi de mieux qu'une crise déclenchée par le président fou des États-Unis pour relancer avec plus de force, jusque dans une grosse, grosse loi, le concept de «l'intérêt national». Lisez bien le projet de loi C-5 que l'on adoptera ces jours-ci sous le bâillon. Sa deuxième partie s'intitule «Loi visant à bâtir le Canada» (sic) et son principal sous-titre se lit comme suit : «Projets d'intérêt national». Je n'ai jamais auparavant vu de titre ou de sous-titre de loi fédérale traitant de «l'intérêt national». Est-ce une première dans l'histoire du pays?
Avec mes faibles moyens, j'ai effectué une recherche sur Internet et consulté quelques volumes sur le fédéralisme canadien sans trouver quoi que ce soit. Alors j'ai commis un péché mortel. J'ai interrogé l'intelligence artificielle de X-Twitter en lui demandant: «Au Parlement du Canada, y a-t-il déjà eu une loi ayant "intérêt national" dans le titre ou un sous-titre?» Voici sa réponse, sous toute réserve: «Aucune loi adoptée par le Parlement du Canada n'a inclus les mots "intérêt national" dans son titre ou sous-titre, selon les informations disponibles sur le site LEGISinfo du Parlement du Canada et d'autres sources législatives pertinentes», en soulignant que les archives numériques avant 2002 «peuvent être incomplètes».
Si ce n'est pas une première (ce l'est peut-être), c'est tout de même exceptionnel. Croyez-vous qu'il s'agit d'un hasard, alors que la Cour suprême, en 2021, a ouvert les vannes constitutionnelles à un envahissement des compétences «provinciales» via la théorie de «l'intérêt national»? Et quels sont ces grands projets d'intérêt national pour lesquels on crée une loi spéciale adoptée sous le bâillon? On nous dit d'aller voir l'annexe 1 où... aucun projet n'apparaît! La «liste» est vide. On ajoutera des projets au fur et à mesure, après l'adoption du projet de loi C-5. Et qui décidera de tous ces projets à placer sous juridiction fédérale, en fin de compte? Ottawa bien sûr!
Cette loi est un cheval de Troie fédéral imaginé par la Cour suprême, envoyé au combat de toute urgence par Mark Carney et ses sbires et ses collabos, y compris les 44 députés libéraux du Québec (les conservateurs itou) et apparemment, le «chef de la nation» québécoise, François Legault, qui a endossé la déclaration commune des premiers ministres fédéral, provinciaux et territoriaux à Saskatoon au début de juin, document qui insistait sur l'urgence de procéder à la mise en oeuvre rapide de grands projets «d'intérêt national». S'il a omis de souligner publiquement l'existence d'un autre «intérêt national», celui du Québec, et surtout de le défendre, M. Legault a trahi ses engagements comme «chef de la nation».
Le Bloc élèvera-t-il le ton à la Chambre des communes pour dénoncer cet «intérêt national» canadien qui nie l'existence et la légitimité constitutionnelle d'un «intérêt national» québécois? Le Parti québécois fera-t-il de même au cours des prochains jours? Ou mangera-t-on en silence cette pomme empoisonnée?
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