vendredi 11 juillet 2025

Le déclin du Moulin-à-Fleur de Sudbury



J'écris depuis des années que la disparition de tous les territoires urbains à majorité francophone depuis les années 1960 constitue l'un des plus grands drames de l'Ontario français. Privés de leurs quartiers historiques, les Franco-Ontariens des villes (Ottawa, Sudbury, Cornwall, Welland, Windsor, etc.) doivent partout composer avec des majorités anglophones. Il en est résulté une accélération appréciable de l'anglicisation, qui frôle aujourd'hui le point de non-retour. Trop de chercheurs ne semblent pas comprendre l'importance de ce phénomène, et n'en tirent pas les conclusions qui s'imposent.

J'ai repensé à tout cela en lisant attentivement le livre Le Moulin-à-Fleur de Sudbury; quartier ouvrier, territoire canadien-français, publié cette année aux Presses de l'Université d'Ottawa par l'historien Serge Dupuis et le psychiatre Normand Carrey. Ce type d'étude ne figurera jamais aux palmarès des meilleurs vendeurs en librairie, et c'est bien dommage. Sur 320 pages on y voyage dans le temps, depuis la fin du 19e siècle aux années 2020, avec ces milliers de Canadiens français qui s'étaient acharnés à transplanter dans la région de Sudbury leurs us et coutumes du grand bassin du Saint-Laurent..

S'appuyant beaucoup sur des archives médiatiques ainsi que des interviews et un sondage d'anciens résidents du quartier Moulin-à-fleur de Sudbury, l'oeuvre de MM. Dupuis et Carrey nous plonge dans la vie quotidienne des gens autant que dans l'évolution du cadre religieux, scolaire et municipal dans lequel ils ont vécu. Mais il déborde parfois pour effleurer les dossiers plus généraux de la résistance linguistique franco-ontarienne, ainsi que l'importance de la territorialité pour assurer la pérennité du français dans une province hostile qui interdit à partir de 1912 (règlement 17) l'enseignement du français après la 2e année du primaire dans les écoles ontariennes.

Évoquant les recherches des historiens Fernand Ouellet et Gaétan Gervais, les auteurs rappellent qu'au recensement de 1911 (l'année précédant la mise en oeuvre du règlement 17), un peu plus de 61% des 202 000 Franco-Ontariens étaient unilingues français. Regroupés en grande majorité sur des territoires ruraux mais aussi urbains où elles formaient des majorités souvent homogènes, ces collectivités pouvaient, pour la plupart, vivre en français sans avoir à devenir bilingues. Les Canadiens français formaient ainsi en Ontario une «minorité nationale» viable et relativement autonome, avec une centaine de paroisses francophones et 200 écoles franco-ontariennes.

C'est dans cette mouvance qu'avait pris forme le quartier Moulin-à-fleur de la ville minière de Sudbury. Un territoire où des milliers de Franco-Ontariens se sentent chez eux. «En effet, des décennies 1910 à 1960, environ 80% de ses résidents sont de langue maternelle française, 90% sont catholiques et une proportion semblable appartient à la classe ouvrière», rapporte-t-on. Un peu comme le quartier de la Basse-Ville, à Ottawa. Les francophones s'y reconnaissent, et les anglophones des autres quartiers le voient comme le secteur canadien-français de la ville. Un territoire où le français est la langue de la rue, la langue d'intégration, la langue que l'on transmet d'une génération à l'autre. Un point d'appui culturel (et institutionnel) pour les petites municipalités francophones rurales à l'ouest du lac Nipissing.

L'érosion s'est faite lentement au départ, avec l'imposition du règlement 17 qui, même combattu, souvent avec succès, a contribué à bilinguiser les jeunes générations franco-ontariennes. L'émergence d'une classe moyenne et d'une élite bourgeoise a favorisé un certain éparpillement de francophones dans les quartiers à majorité anglaise. Puis, avec les années 1960, des «rénovations urbaines» de tous genres, petites et grandes, n'ayant aucun égard pour le tissu social et culturel des populations touchées, ont contribué à disloquer les communautés traditionnelles. À Sudbury et encore davantage à Ottawa.

«Dans le Moulin-à-fleur, expliquent MM. Dupuis et Carrey, la population de langue française s'élevait toujours au-dessus de 70% en 1971, mais elle a baissé à 56% en 1986, puis à 32% en 2011.» Les conséquences sont dramatiques pour la francophonie sudburoise, comme elles l'ont été pour les Franco-Ontariens de la Basse-Ville, de Vanier et de mon quartier de St-François d'Assise à Ottawa. Le sommet de la pyramide de l'Ontario français se trouvait décapité.

Les auteurs ont fort bien saisi cette dynamique. «Alors que, historiquement, le quartier (Moulin-à-fleur) permettait aux ouvriers et aux familles de vivre en français au quotidien et c'était à l'élite professionnelle de maîtriser les codes en anglais, l'équation semble s'être renversée depuis les années 1970; l'érosion d'un territoire majoritairement francophone a privé plusieurs familles ouvrières d'un espace de vie qui n'est pas anglo-dominant.»

Ce phénomène, qui peine à percer dans les savantes études sur l'état des minorités franco-canadiennes, semble avoir bien capté l'attention de Serge Dupuis et Normand Carrey. «L'existence de quartiers francophones en milieu minoritaire contribue à accroître la présence du français dans l'espace urbain et, par ricochet, à cultiver un sentiment d'appartenance chez les jeunes familles qui pourraient voir la langue française comme une langue du quotidien, dotée d'une "présence naturelle"qui appartient au présent et à l'avenir.»

L'effet glacial est mesuré par Statistique Canada: un taux d'anglicisation d'environ 20% des Franco-Sudburois en 1971 (et probablement moins dans le Moulin-à-fleur où les francophones étaient majoritaires à 70%), contre un taux d'anglicisation de plus de 55% au recensement de 2021. Et la proportion de personnes ayant le français comme langue d'usage (langue la plus souvent parlée à la maison) a chuté de 21,5% en 1971 dans l'ancienne ville de Sudbury (26,4% pour le Grand Sudbury) à 8,4% (11,7% pour le Grand Sudbury) en 2021. En chute libre! Comme à Ottawa, Cornwall, Welland, Windsor... 

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Serge Dupuis et Normand Carrey,  Le Moulin-à-Fleur de Sudbury, quartier ouvrier, territoire canadien-français, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2025


lundi 7 juillet 2025

Vivre en français à Cornwall?



Quand j'ai lu la manchette de la Une du Devoir ce matin 7 juillet 2025 (l'édition papier que je reçois à la maison), j'ai sursauté. «Choisir l'Ontario pour vivre en français». Décision pour le moins étrange. Un peu comme cibler le mont Everest pour faire ses débuts en alpinisme. 

Après avoir lu attentivement le texte de leur journaliste Mathilde Beaulieu-Lépine, portant sur une famille camerounaise francophone installée à Cornwall, dans l'Est ontarien, je me suis rendu compte que finalement, le titre qui coiffe l'article était faux.

Non pas qu'il soit absolument impossible de «vivre en français» à Cornwall... On pourrait sans doute y arriver avec beaucoup d'efforts et une persévérance sans borne dans cette ville où les personnes ayant le français comme langue d'usage forment désormais une mini-minorité. 

Mais ce n'était pas l'objectif de la famille de Jeanne Edwige Ango Mguiamba. «Je voulais m'intégrer à la société anglophone aussi, mais sans toutefois perdre la culture française», explique-t-elle au Devoir. Jeanne s'est même inscrite à des cours d'anglais. Elle envoie sa fille à l'école française, tout en étant convaincue qu'elle «va apprendre l'anglais, parce qu'on a une communauté anglophone ici».

Elle résume ainsi: «Je voudrais vraiment que mes enfants soient bilingues, et moi également.» Rien pour justifier le titre de la une du journal...

Au fond, elle tente de faire ce que tentent de faire les Franco-Ontariens de souche depuis plus d'un siècle avec un taux de succès désormais en chute libre: devenir bilingues en conservant la langue française comme marqueur identitaire principal. À cet égard, Cornwall pourrait constituer d'ailleurs un cas type en Ontario, où tous les anciens territoires urbains francophones sont disparus au cours du dernier demi-siècle.

Au recensement de 1971, on rapporte que les personnes «de langue maternelle française» forment près de 42% de la population de Cornwall, tandis que la proportion des personnes de langue d'usage française (langue la plus souvent parlée à la maison) dépasse 31%. En 2021, les francophones (langue maternelle) ne sont plus que 21,5% de la population totale (et non près de 30% comme l'écrit Le Devoir), à peine 9% selon le critère plus pertinent de la langue d'usage.

Le taux d'anglicisation des francophones de Cornwall est catastrophique. Supérieur à 50%. Hors de l'école et du foyer (et encore...), les francophones vivent à toutes fins utiles en anglais dans cette ville qui se veut bilingue. S'il y a déjà eu à Cornwall un quartier majoritairement francophone, il n'existe plus en 2025. La proportion d'anglophones (recensement de de 2021) dépasse les 75% selon les chiffres de langue maternelle (Le Devoir dit «plus de 60%) et atteint 86% selon le critère de la langue d'usage.

Je ne doute pas qu'il existe toujours quelques milliers de vrais francophones à Cornwall qui font leur possible pour protéger et promouvoir la langue française dans «un combat par trop inégal» (citation d'Omer Latour*, Presses de l'Université d'Ottawa, 1981). Mais ils vivent dans un univers médiatique anglais, dans des quartiers et des rues commerciales anglophones, dans un milieu institutionnel anglo-dominant, et font face à un gouvernement insensible, voire hostile.

Les élèves du secondaire ont dû se battre et même aller en grève en 1973 pour obtenir une école française bien à eux. La seule de la ville. Aujourd'hui, leurs petits-enfants luttent pour obtenir des locaux moins vétustes et plus grands. Leur conseil scolaire a demandé au ministère ontarien de l'Éducation des fonds pour une nouvelle construction. Le gouvernement Ford a dit non... C'est toujours la même chose...

L'arrivée d'immigrants francophones ne changera rien à la dynamique linguistique centenaire. Après une génération, ils s'angliciseront au même rythme que les anciens Franco-Ontariens. Il n'y a d'ailleurs que que 500 000 francophones en Ontario, et non 600 000 comme l'écrit Le Devoir. Selon le critère de la langue d'usage, ils sont moins de 300 000...

Je me réjouis que Le Devoir s'intéresse à la francophonie hors Québec. Et les trois textes d'aujourd'hui sur Cornwall offrent aux Franco-Ontariens un débouché qu'ils n'avaient plus avec la disparition des anciens quotidiens et hebdos de langue française dans l'Est ontarien. Mais le portrait des forces en présence est incomplet et inexact.

C'est important. Pour la francophonie ontarienne, qui ne pourra rien corriger avec des lunettes roses. Pour les Québécois aussi, qui doivent comprendre que ce qui arrive aux Franco-Ontariens leur arrivera un jour (c'est déjà commencé) à moins d'agir maintenant pour assurer l'avenir de la langue française au sein même du vaisseau amiral de la francophonie nord-américaine.

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* Omer Latour, Une bande de caves, Les Éditions de l'Université d'Ottawa, 1981 - voir aussi https://pierreyallard.blogspot.com/2014/02/bande-de-caves.html


jeudi 19 juin 2025

Quand un média d'information dissimule l'information...


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Obfuscation (emprunt de l'anglais): énonciation d'une affirmation fausse ou imprécise de manière à dissimuler l'information pertinente.

L'ancien premier ministre québécois Robert Bourassa en était maître. On lui posait une question, puis on pouvait écouter sa réponse quatre ou cinq fois pour tenter d'en saisir le sens.

L'ancien président Richard Nixon avait lui aussi maîtrisé la technique de brouiller les messages parlés ou écrits. On avait même inventé le terme «nixonspeak» pour le caractériser.

Évidemment, que des politiciens pratiquent l'art de l'obfuscation ne surprendra personne.

Il n'en va pas de même pour les médias d'information. Ayant pour mission de rapporter et décoder les faits, une entreprise de presse qui les fausse, les obscurcit ou les cache commet un péché mortel.

Et pourtant, cela ne semble pas déranger les dirigeants de nos entreprises de presse ces jours-ci. Depuis plusieurs décennies dans certains cas...

Mais tenons-nous en au temps présent. Je lisais ce 9 juin un «mot de l'éditeur» sur le site Web Le Droit. Un texte qui commence bien mal, tenant compte qu'il n'y a plus d'éditeur au Droit. Le message est signé par le directeur général de l'organisation médiatique, François Carrier.

J'attendais cette communication depuis au moins quelques jours, sachant que la rédactrice en chef Marie-Claude Lortie avait quitté l'équipe (pas de son propre gré) le 7 juin. Un départ médiatisé par Le Devoir, Radio-Canada et ONFR, mais pas dans les pages du Droit.

L'annonce du départ de Mme Lortie s'accompagnait de la révélation qu'elle ne serait pas remplacée, le rédacteur en chef du Nouvelliste de Trois-Rivières devenant responsable de la rédaction du Droit en plus de la sienne. Cette nouvelle a été confirmée par M. Carrier et commentée par Mme Lortie, qui a parlé de «restructuration».

Le président de l'Assemblée de la francophonie de l'Ontario, Fabien Hébert, s'est inquiété de voir un poste de direction si important confié à une personne qui ne connaît pas l'Outaouais et l'Ontario. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec craint «un effet négatif».

La table était mise pour une défense par le siège social des Coops de l'information (à Québec) ou par le d.g. du Droit de ces décisions et de leur effet appréhendé: une explication du départ, de l'abolition du poste de rédacteur en chef, une réponse aux appréhensions exprimées par l'AFO, la FPJQ et, sans doute, une partie du lectorat.

Puis vint l'obfuscation...

Et voilà que paraît, enfin, le 9 juin, deux jours après le départ de la rédactrice en chef Marie-Claude Lortie, un texte signé par le d.g. François Carrier sur le site Web du Droit (voir lien en bas de page). Pas un mot sur Mme Lortie. Pas d'explication. Pas de remerciement pour ses années de service. Pas de précision sur l'abolition du poste de rédacteur en chef ou une quelconque restructuration. Pas un mot sur la direction bicéphale confiée au rédacteur en chef du Nouvelliste de Trois-Rivières. Pas de réponse aux craintes exprimées par l'AFO et la FPJQ. 

Le message du directeur général (présenté comme un texte de nouvelles par ailleurs) commence ainsi: «La production journalistique du Droit est fondamentale pour le développement de notre région et la santé de sa francophonie». Après avoir endossé des coupes draconiennes dans les effectifs de rédaction depuis des décennies, une telle déclaration de la direction du Droit suinte de cynisme.

Ce propos plutôt dénué de fondement (du moins pour le développement régional) sert de préambule à l'annonce de la création d'un poste de journaliste dans l'Est ontarien (la région entre Ottawa et la frontière du Québec au nord et au sud de la 417) et au rappel de la création en Outaouais d'un poste de rédaction dans «la région de Papineau», une appellation plutôt étrange pour un territoire qui couvre surtout la Petite-Nation.

Ce qu'on ne dit pas, c'est que ces postes existaient autrefois et qu'on les avaient abolis. C'est donc un retour et non une innovation. Le paragraphe se termine avec une prédiction aussi nébuleuse qu'optimiste: «D'autres (postes) devraient s'ajouter sous peu.» Combien? Quand? Où? Pour combien de temps? «Le Droit est là pour rester» assure M. Carrier. C'est bon de l'entendre, mais...

Ces «nouvelles recrues», lit-on, pourront compter «au cours des prochains mois» sur l'encadrement d'un ancien rédacteur en chef du Droit, Patrice Gaudreault. Une affectation temporaire, donc, durant laquelle il portera le titre bizarre de «chef d'équipe aux contenus du Droit». J'ai beau me gratter la tête, j'ai de la difficulté à comprendre ce que fera un «chef d'équipe aux contenus» quand on a déjà en poste un «coordonnateur à l'information» (autre titre nébuleux), Jean-François Dugas. Ce dernier a, en plus, un adjoint, Patrick Woodbury.

«C"est ce trio, dit M. Carrier, qui prendra l'ensemble des décisions rédactionnelles touchant l'actualité de l'Outaouais et de l'Ontario français». Voilà une affirmation qui mériterait éclaircissement. Leur mandat inclut-il la rédaction publicitaire, comme celle d'un magazine spécial pour le 50e anniversaire du Festival franco-ontarien (12 au 14 juin 2025) et de magazines subséquents en collaboration avec la Chambre de commerce de Gatineau?

Petit à-côté... Toutes ces gens qui ne jurent que par le numérique, qui ne s'ennuient pas de l'imprimé, ont décidé de produire une version papier du magazine sur le Festival franco-ontarien. On se demande bien pourquoi, tout en s'en réjouissant.

Notons enfin que le texte de M. Carrier est suivi d'un encadré intitulé «Soutenez l'information locale» remplie d'information fausse. «Le Droit, c'est une coopérative de solidarité appartenant à ses employés»: c'est faux, la coopérative Le Droit a été dissoute, comme celle des autres anciens journaux régionaux. Il ne reste qu'une coopérative nationale. On invite ensuite les lecteurs à faire «un don à notre coopérative (locale)», qui n'existe plus...

Misère...

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Lien au texte du Droit - https://www.ledroit.com/actualites/2025/06/10/du-nouveau-pour-emle-droitem-TPQ6JMNKOBAKVABJKKWN32PAV4/




mercredi 18 juin 2025

Le cheval de Troie fédéral...

capture d'écran du projet de loi C-5

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Je ne suis pas juriste. Je ne suis pas constitutionnaliste. Je ne suis pas un de ces experts qu'on interviewe à la télé. Mais je sais lire. J'ai longuement étudié le fédéralisme canadien à l'université. Et j'ai une cinquantaine d'années d'expérience comme journaliste. Cela me donne, je crois, le droit de m'aventurer prudemment en droit constitutionnel.

Le Québec forme une nation, reconnue même par la Chambre des communes à Ottawa. Nous avons une Assemblée «nationale». Une capitale nationale. Des parcs nationaux. Une fête nationale. Notre premier ministre, François Legault, s'est souvent présenté comme «chef de la nation québécoise». Jusque là, ça va?

Mais qu'en est-il de la reconnaissance juridique et constitutionnelle de notre nation à l'extérieur des frontières du Québec? Cherchez dans les lois fédérales et les jugements des tribunaux. Vous allez revenir les mains vides. Pour la Cour suprême du Canada, ultime arbitre judiciaire de la question, s'appuyant toujours sur la Charte des longs couteaux de 1982 et l'AANB (loi britannique de 1867), le Québec n'est qu'une province. Une région. Parfois une localité. Maintenant. Toujours!

Pour ces juges fédéraux, «l'intérêt national», ce ne peut être que l'intérêt de l'ensemble du Canada. Une lecture du jugement de 2011 de la Cour suprême sur le valeurs mobilières suffira à vous convaincre. Seul Ottawa adopte des lois «nationales». Selon nos suprêmes, les compétences dites «provinciales (incluant celles du Québec» contiennent uniquement des «matières locales». Par définition, une loi provinciale, même provenant de l'Assemblée nationale du Québec, n'est jamais nationale!!! Ainsi l'Autorité des marchés financiers, organisme national au Québec, existe sur le plan constitutionnel canadien comme une affaire purement «locale».

Vous direz qu'il s'agit là tout simplement d'un différend verbal sans importance. Mais non! L'expression «intérêt national» a acquis ces dernières années un poids politique et juridique qui pourrait s'avérer décisif. Dans son jugement sur la taxe carbone en 2021, la Cour suprême explique que la théorie de «l'intérêt national» découle des pouvoirs résiduels laissés au fédéral par l'article 91 de l'AANB. 

Son emploi par Ottawa est rare (jusqu'à maintenant) et scruté à la loupe par les tribunaux, mais son effet est foudroyant. «L'effet de la reconnaissance d'une matière en tant que matière d'intérêt national est permanent et confère compétence exclusive au Parlement (fédéral) sur cette matière», écrivent les juges suprêmes. Vous savez comme moi que les décisions de la Cour suprême sont sans appel. En invoquant «l'intérêt national», Ottawa a désormais le pouvoir d'envahir à volonté les champs de compétence du Québec.

Vous pensez que les fédéraux n'en sont pas conscients? Que ceux qui ont inventé une insurrection en octobre 1970 pour nous envoyer l'armée, qui ont fomenté un coup d'État dans la cuisine du Château Laurier en 1981, qui ont sorti leurs sales tactiques pour torpiller le référendum de 1995, qui ont adopté une loi pour nous dire quelle question poser au prochain référendum et quelle majorité sera considérée acceptable, qui traînent encore aujourd'hui nos lois identitaires devant leurs juges suprêmes, vous croyez que ces gens ne lisent pas les décisions des tribunaux?

Et quoi de mieux qu'une crise déclenchée par le président fou des États-Unis pour relancer avec plus de force, jusque dans une grosse, grosse loi, le concept de «l'intérêt national». Lisez bien le projet de loi C-5 que l'on adoptera ces jours-ci sous le bâillon. Sa deuxième partie s'intitule «Loi visant à bâtir le Canada» (sic) et son principal sous-titre se lit comme suit : «Projets d'intérêt national». Je n'ai jamais auparavant vu de titre ou de sous-titre de loi fédérale traitant de «l'intérêt national». Est-ce une première dans l'histoire du pays?

Avec mes faibles moyens, j'ai effectué une recherche sur Internet et consulté quelques volumes sur le fédéralisme canadien sans trouver quoi que ce soit. Alors j'ai commis un péché mortel. J'ai interrogé l'intelligence artificielle de X-Twitter en lui demandant: «Au Parlement du Canada, y a-t-il déjà eu une loi ayant "intérêt national" dans le titre ou un sous-titre?» Voici sa réponse, sous toute réserve: «Aucune loi adoptée par le Parlement du Canada n'a inclus les mots "intérêt national" dans son titre ou sous-titre, selon les informations disponibles sur le site LEGISinfo du Parlement du Canada et d'autres sources législatives pertinentes», en soulignant que les archives numériques avant 2002 «peuvent être incomplètes».

Si ce n'est pas une première (ce l'est peut-être), c'est tout de même exceptionnel. Croyez-vous qu'il s'agit d'un hasard, alors que la Cour suprême, en 2021, a ouvert les vannes constitutionnelles à un envahissement des compétences «provinciales» via la théorie de «l'intérêt national»? Et quels sont ces grands projets d'intérêt national pour lesquels on crée une loi spéciale adoptée sous le bâillon? On nous dit d'aller voir l'annexe 1 où... aucun projet n'apparaît! La «liste» est vide. On ajoutera des projets au fur et à mesure, après l'adoption du projet de loi C-5. Et qui décidera de tous ces projets à placer sous juridiction fédérale, en fin de compte? Ottawa bien sûr!

Cette loi est un cheval de Troie fédéral imaginé par la Cour suprême, envoyé au combat de toute urgence par Mark Carney et ses sbires et ses collabos, y compris les 44 députés libéraux du Québec (les conservateurs itou) et apparemment, le «chef de la nation» québécoise, François Legault, qui a endossé la déclaration commune des premiers ministres fédéral, provinciaux et territoriaux à Saskatoon au début de juin, document qui insistait sur l'urgence de procéder à la mise en oeuvre rapide de grands projets «d'intérêt national». S'il a omis de souligner publiquement l'existence d'un autre «intérêt national», celui du Québec, et surtout de le défendre, M. Legault a trahi ses engagements comme «chef de la nation».

Le Bloc élèvera-t-il le ton à la Chambre des communes pour dénoncer cet «intérêt national» canadien qui nie l'existence et la légitimité constitutionnelle d'un «intérêt national» québécois? Le Parti québécois fera-t-il de même au cours des prochains jours? Ou mangera-t-on en silence cette pomme empoisonnée?


dimanche 15 juin 2025

On va payer cher l'envoi de 44 députés libéraux à Ottawa...

Yves-François Blanchet aux Communes (photo Presse canadienne)

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Ça recommence! On va payer cher l'envoi à Ottawa de 44 députés libéraux et la perte d'une dizaine de circonscriptions bloquistes! À tous ceux et celles qui s'interrogeaient sur l'utilité du Bloc québécois au Parlement, je me permets de sortir des boules à mite cet extrait d'un billet de novembre 2011 sur mon blogue, texte qui faisait écho à un de mes éditoriaux au quotidien Le Droit paru quelques mois plus tôt.

Le Bloc venait de manger la claque avec l'élection au Canada d'un gouvernement conservateur majoritaire (Stephen Harper) et au Québec d'une soixantaine de députés néo-démocrates transportés par la vague Layton. Il ne restait que quatre circonscriptions bloquistes et nombre de commentateurs de la scène politique creusaient la tombe du Bloc qui, croyait-on, avait fait son temps et ne servirait plus à grand chose...

Voyant là une erreur et un manque de vision, j'y suis allé de mon grain de poivre:

«Je vous convie au prochain débat important qui opposera le Québec au reste du pays, ou opposant les francophones à la majorité anglo-canadienne. Quand le gouvernement en place - qu'il soit conservateur, libéral ou néo-démocrate - nous opposera une fin de non-recevoir, il dira au Québec: voyez, nous avons sur nos bancs des dizaines de députés que vous avez élus sous notre bannière. Ils ont la même légitimité que les députés de l'Assemblée nationale du Québec. Trudeau (père), Chrétien et les autres ont fait ça souvent depuis les années soixante. Avec une majorité de députés du Bloc québécois aux Communes, ils n'avaient plus ce luxe.»

Avance rapide à juin 2025, où le nouveau premier ministre soi-disant «libéral» Mark Carney, ayant fait sien le programme de son adversaire Poilievre, s'apprête à sortir le bâillon pour faire adopter sous l'étendard de «l'intérêt national» (celui du Canada, pas celui du Québec) son projet de loi rouleau compresseur sur les grandes infrastructures, y compris les pipelines. Voici un extrait d'un texte de la Presse canadienne publié ce 12 juin à cet égard:

«Lors de la période des questions, la leader parlementaire du Bloc québécois, Christine Normandin, a accusé les libéraux de vouloir "gouverner par décret comme Donald Trump" à travers ce projet de loi qui ¨vide complètement de leur sens" les évaluations environnementales et qui menace les compétences du Québec.

«Le leader du gouvernement à la Chambre, Steven MacKinnon, lui a répondu que les Québécois ont élu 44 députés libéraux il y a seulement quelques semaines, soit le plus grand nombre "depuis "1980".

«Ils se sont tous présentés sous une plateforme libérale qui, à la première page, a parlé de la nécessité d'agir rapidement pour accélérer la croissance de notre pays, faire baisser les barrières entre les provinces et créer une seule économie canadienne, a-t-il dit. Nous agissons de façon démocratique.»

Et vlan! Que voulez-vous répondre à ça? Il a parfaitement raison! On a élu 44 libéraux pour qui «l'intérêt national» du Canada-à-majorité-anglophone passe avant «l'intérêt national» du Québec. De notre point de vue, des traîtres. Alors n'ayons pas l'air surpris qu'une fois au pouvoir, ils nous trahissent à la première occasion.

Si 44 députés du Bloc siégeaient aux Communes, nous n'en serions pas là...


mercredi 11 juin 2025

Quand un média d'information dissimule l'information...


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Obfuscation (emprunt de l'anglais): énonciation d'une affirmation fausse ou imprécise de manière à dissimuler l'information pertinente.

L'ancien premier ministre québécois Robert Bourassa en était maître. On lui posait une question, puis on pouvait écouter sa réponse quatre ou cinq fois pour tenter d'en saisir le sens.

L'ancien président Richard Nixon avait lui aussi maîtrisé la technique de brouiller les messages parlés ou écrits. On avait même inventé le terme «nixonspeak» pour le caractériser.

Évidemment, que des politiciens pratiquent l'art de l'obfuscation ne surprendra personne.

Il n'en va pas de même pour les médias d'information. Ayant pour mission de rapporter et décoder les faits, une entreprise de presse qui les fausse, les obscurcit ou les cache commet un péché mortel.

Et pourtant, cela ne semble pas déranger les dirigeants de nos entreprises de presse ces jours-ci. Depuis plusieurs décennies dans certains cas...

Mais tenons-nous en au temps présent. Je lisais ce 9 juin un «mot de l'éditeur» sur le site Web Le Droit. Un texte qui commence bien mal, tenant compte qu'il n'y a plus d'éditeur au Droit. Le message est signé par le directeur général de l'organisation médiatique, François Carrier.

J'attendais cette communication depuis au moins quelques jours, sachant que la rédactrice en chef Marie-Claude Lortie avait quitté l'équipe (pas de son propre gré) le 7 juin. Un départ médiatisé par Le Devoir, Radio-Canada et ONFR, mais pas dans les pages du Droit.

L'annonce du départ de Mme Lortie s'accompagnait de la révélation qu'elle ne serait pas remplacée, la rédactrice en chef du Nouvelliste de Trois-Rivières devenant responsable de la rédaction du Droit en plus de la sienne. Cette nouvelle a été confirmée par M. Carrier et commentée par Mme Lortie, qui a parlé de «restructuration».

Le président de l'Assemblée de la francophonie de l'Ontario, Fabien Hébert, s'est inquiété de voir un poste de direction si important confié à une personne qui ne connaît pas l'Outaouais et l'Ontario. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec craint «un effet négatif».

La table était mise pour une défense par le siège social des Coops de l'information (à Québec) ou par le d.g. du Droit de ces décisions et de leur effet appréhendé: une explication du départ, de l'abolition du poste de rédacteur en chef, une réponse aux appréhensions exprimées par l'AFO, la FPJQ et, sans doute, une partie du lectorat.

Puis vint l'obfuscation...

Et voilà que paraît, enfin, le 9 juin, deux jours après le départ de la rédactrice en chef Marie-Claude Lortie, un texte signé par le d.g. François Carrier sur le site Web du Droit (voir lien en bas de page). Pas un mot sur Mme Lortie. Pas d'explication. Pas de remerciement pour ses années de service. Pas de précision sur l'abolition du poste de rédacteur en chef ou une quelconque restructuration. Pas un mot sur la direction bicéphale confiée au rédacteur en chef du Nouvelliste de Trois-Rivières. Pas de réponse aux craintes exprimées par l'AFO et la FPJQ. 

Le message du directeur général (présenté comme un texte de nouvelles par ailleurs) commence ainsi: «La production journalistique du Droit est fondamentale pour le développement de notre région et la santé de sa francophonie». Après avoir endossé des coupes draconiennes dans les effectifs de rédaction depuis des décennies, une telle déclaration de la direction du Droit suinte de cynisme.

Ce propos plutôt dénué de fondement (du moins pour le développement régional) sert de préambule à l'annonce de la création d'un poste de journaliste dans l'Est ontarien (la région entre Ottawa et la frontière du Québec au nord et au sud de la 417) et au rappel de la création en Outaouais d'un poste de rédaction dans «la région de Papineau», une appellation plutôt étrange pour un territoire qui couvre surtout la Petite-Nation.

Ce qu'on ne dit pas, c'est que ces postes existaient autrefois et qu'on les avaient abolis. C'est donc un retour et non une innovation. Le paragraphe se termine avec une prédiction aussi nébuleuse qu'optimiste: «D'autres (postes) devraient s'ajouter sous peu.» Combien? Quand? Où? Pour combien de temps? «Le Droit est là pour rester» assure M. Carrier. C'est bon de l'entendre, mais...

Ces «nouvelles recrues», lit-on, pourront compter «au cours des prochains mois» sur l'encadrement d'un ancien rédacteur en chef du Droit, Patrice Gaudreault. Une affectation temporaire, donc, durant laquelle il portera le titre bizarre de «chef d'équipe aux contenus du Droit». J'ai beau me gratter la tête, j'ai de la difficulté à comprendre ce que fera un «chef d'équipe aux contenus» quand on a déjà en poste un «coordonnateur à l'information» (autre titre nébuleux), Jean-François Dugas. Ce dernier a, en plus, un adjoint, Patrick Woodbury.

«C"est ce trio, dit M. Carrier, qui prendra l'ensemble des décisions rédactionnelles touchant l'actualité de l'Outaouais et de l'Ontario français». Voilà une affirmation qui mériterait éclaircissement. Leur mandat inclut-il la rédaction publicitaire, comme celle d'un magazine spécial pour le 50e anniversaire du Festival franco-ontarien (12 au 14 juin 2025) et de magazines subséquents en collaboration avec la Chambre de commerce de Gatineau?

Petit à-côté... Toutes ces gens qui ne jurent que par le numérique, qui ne s'ennuient pas de l'imprimé, ont décidé de produire une version papier du magazine sur le Festival franco-ontarien. On se demande bien pourquoi, tout en s'en réjouissant.

Notons enfin que le texte de M. Carrier est suivi d'un encadré intitulé «Soutenez l'information locale» remplie d'information fausse. «Le Droit, c'est une coopérative de solidarité appartenant à ses employés»: c'est faux, la coopérative Le Droit a été dissoute, comme celle des autres anciens journaux régionaux. Il ne reste qu'une coopérative nationale. On invite ensuite les lecteurs à faire «un don à notre coopérative (locale)», qui n'existe plus...

Misère...

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Lien au texte du Droit - https://www.ledroit.com/actualites/2025/06/10/du-nouveau-pour-emle-droitem-TPQ6JMNKOBAKVABJKKWN32PAV4/


vendredi 6 juin 2025

Legault a reconnu la suprématie de l'intérêt «national» du Canada...Et «l'intérêt national» du Québec? Pas vu...

Photo publiée par la Chambre de commerce de Saskatoon

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Si la «Déclaration des premiers ministres du Canada, des provinces et des territoires» du 2 juin sur l'économie avait été endossée par des collabos anglophiles comme Jean Charest ou Philippe Couillard, je n'aurais pas trop sourcillé. Mais quand François Legault, celui-là même qui se dit «chef de la nation québécoise», y appose son sceau d'approbation, cela relève presque de la trahison.

Le premier ministre du Québec a convenu, comme ses «collègues», de «faire avancer les grands projets d'intérêt national», comme s'il était évident que les intérêts du Canada et de la «nation» sont synonymes, comme si le Québec-nation n'avait pas lui aussi son propre «intérêt national». Et au cas où tout cela ne soit pas suffisamment clair, on ajoute que l'objectif de l'avancement de ces «grands projets d'intérêt national» est de «bâtir un Canada fort, résilient et uni».

Que des mots, direz-vous? Absolument pas. L'expression «intérêt national», entre les mains du gouvernement fédéral, porte un contenu très réel et une valeur juridique confirmée par la Cour suprême du Canada, qui juge les enjeux québécois d'intérêt régional ou local. La décision de décembre 2011 des juges suprêmes (nommés par Ottawa) sur les valeurs mobilières constitue un excellent exemple du sens accordé à «l'intérêt national» (voir lien 1 en bas de page).

Mais il y a pire. Le 25 mars 2023, dans sa décision sur la taxe carbone, (voir lien 2 en bas de page) la Cour suprême a décidé qu'Ottawa pouvait légiférer dans les domaines de compétence «provinciale» s'il estimait l'intérêt national (comprendre l'intérêt du Canada) menacé par l'action ou l'inaction d'une province (y compris le Québec bien sûr).

Et ce n'est pas tout. Forts de l'autorité conférée par la Constitution des longs couteaux de 1982, les juges ont ajouté: «L'effet de la reconnaissance d'une matière en vertu de la théorie de l'intérêt national est permanent et confère compétence exclusive au Parlement fédéral en cette matière». Notez bien les précisions de «compétence exclusive» et du mot «permanent». 

Mark Carney répète sur toutes les plates-formes depuis l'éclosion de la folie orange à Washington qu'il veut «une économie» au Canada, et non 13. Qu'il y va de l'intérêt national. Pour un Canada «fort, résilient et uni». Pareil sur les plans identitaire et culturel où, disait Mark Carney-Charles III dans le Discours du Trône, la culture québécoise est désormais une composante de l'identité canadienne. Je n'ai pas entendu beaucoup de protestations...

Ainsi, en adhérant aux projets économiques d'intérêt «national», en reconnaissant l'application pan-canadienne du mot «national», Québec vient de donner à Ottawa un chèque en blanc pour envahir ses propres compétences, marginaliser son économie et même bloquer des projets conçus dans l'intérêt de la nation québécoise s'ils sont considérés par le premier ministre fédéral comme une menace à son intérêt national.

Tout au plus a-t-il obtenu l'engagement de respecter la «spécificité du Québec» en matière de la mobilité de la main-d'oeuvre... et ça, bien sûr, à moins qu'on y voit à Ottawa une menace à son «intérêt national»... Le rouleau compresseur de la centralisation se remettra aussitôt en marche...

Vivement l'élection du Parti québécois, dans notre «intérêt national»!

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