dimanche 28 mars 2021

L'intérêt «national»... Mais lequel?

Si encore la Cour suprême s'en était tenue à l'enjeu de la taxe carbone (taxe sur la pollution des gaz à effet de serre)... mais non, il lui fallait élargir la portée de sa décision pour offrir au fédéral l'opportunité d'envahir tous les champs de compétences provinciaux dès qu'Ottawa juge que «l'intérêt national» est en cause...

Le plus haut tribunal du Canada vient cette fois d'atteindre son plus niveau d'irresponsabilité politique et linguistique. Ces juges, tous nommés par Ottawa (vive le conflit d'intérêt), viennent de modifier les principes mêmes du fédéralisme canadien en faveur du gouvernement central, en plus de rayer d'un trait la reconnaissance de la nation québécoise.

Ce qui rend un État «fédéral», c'est un équilibre entre deux ordres de gouvernements, chacun ayant des compétences sur lesquels il possède une autorité souveraine. Il n'y a pas de hiérarchie. Le gouvernement central n'a aucune autorité pour imposer sa volonté aux autres États membres de la fédération.

Au Canada, en vertu de ce principe, les 11 gouvernements (fédéral et provinciaux) sont égaux sur le plan juridique. Dans notre vieil échafaudage monarchiste, le lien entre Québec et la reine d'Angleterre est direct. Il ne passe pas par l'État fédéral. Ottawa n'a pas créé les provinces. En 1867, ce sont elles qui ont mis sur pied, par entente, un gouvernement central.

La Cour suprême vient d'asséner un coup de masse à cet échafaudage en accordant au gouvernement fédéral un statut supérieur sur le plan politique et juridique. Ottawa peut désormais, quand il estime que l'intérêt «national» est menacé par l'inaction d'une ou de plusieurs provinces, légiférer dans des compétences provinciales.

Et ce n'est pas là une mesure temporaire en attendant que le climat politique évolue. «L'effet de la reconnaissance d'une matière en vertu de la théorie de l'intérêt national est permanent et confère compétence exclusive au Parlement (fédéral) en cette matière», écrivent les juges majoritaires dans leur décision du 25 mars 2021 (voir bit.ly/3w5vd9e).

Et qui définit ce que constitue l'intérêt national? Le premier ministre du Canada, bien sûr, et c'est lui (ou elle un de ces jours...) qui nomme tous les juges de la Cour suprême, le tribunal qui est censé être un arbitre neutre quand il y a un conflit constitutionnel entre les États membres de la fédération canadienne...

Alors si un bon jour, les normes de soins en CHSLD sont jugées «d'intérêt national», ou encore la laïcité de l'État, ou même les droits linguistiques, Ottawa vient de recevoir de la Cour suprême la clef d'une nouvelle porte pour envahir des compétences qui, selon la Constitution, appartiennent aux provinces...

L'intérêt «national»

Si toutes les provinces sont en principe menacées par ce jugement charnière, la situation est bien pire pour le Québec. Comme d'habitude, la Cour suprême - qui fonctionne le plus souvent en anglais et fait traduire la plupart de ses jugements - utilise le mot «national» en français comme un calque de l'anglais.

Les plus puissants juristes du pays ne peuvent d'aucune façon justifier leur ignorance de la différence entre l'emploi de «national» selon qu'on se trouve à Toronto, à Ottawa ou à Québec. Même le Parlement canadien a reconnu en 2006 que le Québec formait une «nation». La ville de Québec est une capitale nationale. La nation québécoise a sa propre Assemblée nationale. Ainsi, à cet égard, le Canada est un État multi-national.

La légitimité du droit à l'autodétermination de la nation québécoise a été reconnue même par les fédéralistes centralisateurs, y compris Jean Chrétien et Pierre Trudeau, quand ils ont participé officiellement aux deux référendums québécois du côté du «non». Participer, c'était reconnaître la possibilité d'une victoire du «oui» et ses conséquences.

Alors, contrairement aux autres provinces, le Québec possède son propre «intérêt national», indépendamment de l'intérêt national ou post-national des Anglo-Canadiens. Quand la Cour suprême évoque l'intérêt national comme s'il n'y en avait qu'un, celui d'Ottawa, elle commet au mieux un anglicisme. Au pire, le plus haut tribunal du pays vient d'affirmer que l'intérêt national anglo-canadien a priorité sur l'intérêt national québécois.

Le gouvernement Legault doit prendre acte de l'effet dévastateur de ce plus récent jugement de la Cour suprême, refuser de reconnaître ses conséquences pour le partage des pouvoirs constitutionnels, et faire savoir à Justin Trudeau que désormais, l'arbitrage judiciaire devra être assuré par un tribunal nommé conjointement par Ottawa et Québec. Avec le système actuel de nomination à la Cour suprême du Canada, le premier ministre fédéral a TOUS les atouts en main... Les dés sont pipés.


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