mercredi 12 octobre 2016

Que se passe-t-il au Devoir?


Je me souviens, comme si c'était hier, de l'ambiance fébrile au département de science politique de l'Université d'Ottawa au milieu des années 1960. Jeune Franco-Ontarien au sein d'un groupe d'étudiants et étudiantes très majoritairement québécois, j'étais entraîné - et fasciné - par la passion des échanges sur l'histoire et l'avenir du Québec et du Canada. Indépendantistes pour la plupart, mes camarades québécois arrivaient le plus souvent avec un exemplaire du quotidien Le Devoir sous le bras...

Ils avaient beau pester contre Claude Ryan et son équipe d'éditorialistes, ils dévoraient tous les jours les pages du journal et n'auraient pu s'en passer. J'en suis graduellement devenu un fidèle lecteur, et cinquante années plus tard, Le Devoir reste pour moi - et bien d'autres aussi, j'en suis convaincu - ce vieil ami qui nous accompagne dans notre cheminement collectif identitaire. Or, ces derniers mois, il me semble le voir moins assidument au poste… tout au moins en page éditoriale. Est-ce mon imagination, ou quelque chose a-t-il changé?

Il ne s'agit pas ici de savoir si Le Devoir demeure souverainiste ou pas sur le plan de l'orientation éditoriale, mais de son niveau d'engagement dans le débat entourant le statut politique du Québec et les valeurs identitaires qui l'orienteront. Que le nouveau directeur Brian Myles adopte une position moins favorable à l'indépendance que ses prédécesseurs Bernard Descôteaux et Lise Bissonnette n'est pas ce qui me préoccupe le plus. Ce qui me dérange, c'est cette impression que la page éditoriale de notre seul quotidien indépendant semble se retirer du coeur de la mêlée et prendre une position d'attente…

Dans son entrevue au magazine -Trente- de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), à l'automne 2015, l'ancien directeur Bernard Descôteaux affirmait que la mission politique du Devoir était de défendre «l'avancement de la société québécoise, aux plans de la langue, de la culture, de son développement économique, de l'égalité des peuples fondateurs, de son statut politique et de l'autonomie du Québec».

L'équipe que M. Descôteaux dirigeait, ainsi que celle de Lise Bissonnette avant lui, avait conclu que «rien ne pouvait avancer dans le cadre actuel, qu'il n'y avait pas d'espace pour débattre de l'avenir du Québec dans le fédéralisme» et que «c'est toujours le même constat» aujourd'hui. Quant au style d'intervention du Devoir, disait-il, «c'est pas avec des gens plates qu'on fait un journal intéressant».

Après avoir affirmé son «attachement au débat d'idées» et s'être engagé à défendre «cette nation singulière par sa langue, ses institutions ses lois et son identité propres», le nouveau directeur Brian Myles, s'écarte de la conclusion de ses prédécesseurs dans un éditorial d'avril 2016.

«Alors qu'une génération constate que le projet de pays pour le Québec ne se concrétisera peut-être pas de son vivant, il faut énoncer de dures vérités avec une certaine délicatesse à l'égard de ces défricheurs», écrit-il en ajoutant: «la véritable question consiste à déterminer quel cadre est le plus porteur d'émancipation pour tous les Québécois. Nous y répondrons, à l'heure des choix, en fonction de nos principes.»

J'ai toujours cru que pour notre peuple, chaque heure que le bon Dieu amène était «l'heure des choix». Faut croire que non... Et en attendant qu'elle arrive, en attendant cette heure où l'équipe éditoriale du Devoir sera prête à livrer sa grande réponse, je crains qu'on ait droit trop souvent à des silences prudents, alors que les débats les plus intenses doivent se dérouler maintenant, tout le temps, sans retard, sans interruption. Il serait regrettable que les éditorialistes du Devoir ne soient pas constamment sur la ligne de front pour aiguillonner le dialogue identitaire.

Depuis l'arrivée de M. Myles en février 2016, j'ai recensé près de 275 éditoriaux dans Le Devoir, et il me semble - je me trompe peut-être - que le quotidien a manqué de vigueur dans ses interventions sur la langue française, le statut politique du Québec, et d'autres enjeux avec effet identitaire. Seuls une dizaine de tous ces textes éditoriaux concernent directement le sort du français: quatre sur la francophonie canadienne et/ou hors-Québec, trois sur la situation du français au Québec, deux à saveur montréalaise et un sur l'Outaouais. Quand on considère que cette composante clé de notre identité collective soulève à tous les jours des interrogations, ainsi que de fréquentes manchettes, une dizaine d'interventions frise le strict minimum…

On a aussi pu lire depuis février 2016 une douzaine d'éditoriaux que je regrouperais autour du grand thème des valeurs identitaires autres que le français. Il y en a deux sur l'enseignement de l'histoire, deux sur l'immigration, deux sur le port du burkini, deux sur le procès Bain, et quelques autres sur les discours haineux et le «nous» culturel. Encore là, compte tenu de l'intensité des débats et de l'abondance de nouvelles, la page éditoriale du Devoir a fait preuve d'une grande réserve. Et dans une année qui a vu la démission de Pierre Karl Péladeau et une campagne à la chefferie du PQ, je m'étonne de n'avoir trouvé que quatre éditoriaux sur cette question…

Les quelque 250 autres éditoriaux portent sur une panoplie de questions pertinentes à l'international (84 textes), au Canada (81) ou au Québec (80). Quant aux 27 éditoriaux à caractère identitaire (portant sur le français, les valeurs, le statut politique, etc.), ils sont signés en majorité par Antoine Robitaille (14), qui doit se sentir bien seul certains jours, puis par Brian Myles (9) et Manon Cornellier (4).

Se passe-t-il quelque chose d'inquiétant au Devoir? Peut-être pas. Je m'interroge tout simplement. Et je termine par cette citation de l'éditorial d'adieu de Bernard Descôteaux, le 6 février 2016: «Dès le début de son histoire, ce journal a été le fait de la volonté commune de ses artisans et de ses lecteurs, qui depuis un siècle ont cru à la parole indépendante et libre. Qui ont cru à un espace porteur d'une vision de justice, d'égalité et de défense des intérêts collectifs de cette société francophone en Amérique du Nord. Qui ont voulu qu'il soit une force de changement.»

Bien dit, M. Descôteaux. Nous avons besoin du Devoir. Comme défenseur de nos intérêts, comme force de changement. Tous les jours.

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