Un article non daté du Montréal-Matin de novembre 1966
Au milieu des années 1960, le quartier situé entre la grand-rue d'Ottawa (la rue Wellington) et la rivière des Outaouais, à l'ouest du pont des Chaudières et du «flatte» (les plaines Lebreton), conservait toujours ses airs de village franco-ontarien. Autour de l'église Saint-François d'Assise et de la caisse populaire du même nom, une grappe de commerces canadiens-français s'étiraient d'est en ouest, rue Wellington… y compris la bijouterie de Jean-Marc et Lucienne Lavoie.
Originaire du Bic, au Québec, M. Lavoie était un horloger de renom. À tel point que le Canadien National lui confiait l'entretien des montres de son personnel ferroviaire. Dans la minuscule bijouterie, Jean-Marc travaillait à son banc d'horloger, dans une petite pièce à l'arrière, scrutant à la loupe les entrailles de précieuses gardiennes de la seconde exacte Un univers mystérieux pour nous, et aussi, un monde qui tirait à sa fin… Or, vers 1964 ou 1965, M. Lavoie embaucha un jeune homme d'une vingtaine d'années du quartier Saint-Henri de Montréal, Jean-Pierre Baril, qui voulait faire sien ce métier en voie de disparition et l'exercer près de chez lui.
En quête d'amitiés francophones durant son séjour de formation à Ottawa, il ne mit guère de temps à trouver ce groupe de jeunes du quartier - dont je faisais partie - qui organisait des activités culturelles et sociales sous la bannière de l'AJFO (Association de la jeunesse franco-ontarienne). Bon vivant, amateur de musique, joueur de trompette (qu'il apportait aux matches du Canadien au Forum), as du billard, Jean-Pierre fut des nôtres pendant une année ou deux, jusqu'à ce que les enseignements du vétéran horloger lui permettent de voler de ses propres ailes…
Ce jour-là, il retourna dans sa chère métropole, dans Saint-Henri, sur la rue Saint-Philippe, où il se maria et aménagea sa propre petite bijouterie, sur la rue Saint-Jacques, je crois, ou peut-être Notre-Dame, à quelques pas de son domicile. Ayant un handicap à une jambe, il était sans doute préférable pour lui de ne pas avoir à marcher trop longtemps. Nous l'avons revu par la suite à au moins un match de hockey, avec sa trompette et sa proverbiale bonne humeur. Heureux et toute sa vie devant lui…
Puis par un gris matin du début de novembre 1966, on nous annonça sa mort. Il n'avait que 21 ans. Mourir à cet âge c'est déjà tragique, surtout avec une jeune épouse qui était, si je me souviens, enceinte de leur premier enfant. Mais il y avait pire. On a appris qu'il s'agissait d'un meurtre, qu'un type l'avait empoisonné en versant du cyanure dans sa boisson gazeuse. J'ai conservé une coupure du journal Montréal-Matin d'il y a 50 ans (novembre 1966), mentionnant le crime sans ébruiter le nom de la victime.
La nouvelle nous avait bouleversés, et trois d'entre nous (moi, mon frère Robert et un ami, Pierre de Champlain) avons décidé de nous rendre à Montréal pour offrir nos condoléances à son épouse, à sa famille et à ses proches. Je n'étais jamais vraiment allé à Montréal comme «adulte» auparavant, et on y sentait de l'effervescence avec un centre-ville en ébullition, un métro flambant neuf et toutes ces nouvelles autoroutes qui transporteraient des millions de visiteurs à Expo 67 l'année suivante…
Après le charme et le «luxe» du rutilant métro, ouvert depuis à peine quelques semaines, le choc fut substantiel en arrivant dans la grisaille de Saint-Henri-en-novembre. Nous avions grandi dans un modeste quartier ouvrier à Ottawa, mais dans ce coin de Montréal, nous nous sentions tout à coup fortunés. J'ai encore en mémoire les devantures fades de petits commerces sur Notre-Dame et Saint-Jacques, et ces logements locatifs collés les uns contre les autres sur Saint-Philippe (comme un peu partout dans cette ville), sans oublier l'accueil plus que chaleureux de la famille, si reconnaissante que nous soyons venus de loin - pas si loin que ça - pour Jean-Pierre…
J'avais beau être Franco-Ontarien, je m'y sentais chez moi, dans cette grosse, grosse ville où beauté et laideur me pognaient aux tripes. Jean-Pierre Baril avait trouvé un nouveau chez-soi dans notre petite patrie à Ottawa, et nous étions accueillis comme des membres de sa famille par de parfaits inconnus à Saint-Henri. Je crois que ce jour-là, j'ai découvert qu'à Montréal, je m'étais rapproché un peu plus du coeur de notre nation de parlant-français d'Amérique. En tout cas j'en captais le pouls avec beaucoup plus d'intensité, dans ce quartier où grondait tout doucement le réveil d'un peuple, à l'ombre de Westmount…
Notez la pancarte St-Henri, ce 13 juin 1970, devant «Le Droit»
Ce qui était arrivé à Jean-Pierre Baril avait fait de Montréal une extension de mon vécu, jusque là à peu près exclusivement ontarien. Quelques années plus tard, en 1970, j'étais devenu journaliste au quotidien Le Droit et quand un conflit autour d'un cas de censure nous amena à protester dans la rue, au coeur d'Ottawa, devant l'édifice du journal, il y avait parmi les manifestants quelques Montréalais, dont une délégation du Comité ouvrier Saint-Henri… J'ai eu une pensée pour Jean-Pierre en les remerciant…
Je n'ai jamais eu d'autres nouvelles de son épouse, ou de son enfant s'il y a eu naissance. Elle est peut-être toujours vivante, et son fils ou sa fille aurait ces jours-ci près de 50 ans… Je voudrais qu'ils sachent que l'époux, le père, l'ami n'a pas été oublié. Que d'anciens copains franco-ontariens, certains devenus eux aussi québécois, l'ont toujours en mémoire… Salut Jean-Pierre...
Touchant, merci.
RépondreEffacerUne question ? A-t-on trouvé le meurtrier et le mobile de ce meurtre plutôt inusité de votre ami ?
RépondreEffacerOui, il y a eu enquête du coroner, le 22 novembre 1966 (il y a 50 ans très exactement), et une accusation de meurtre prémédité. Je ne connais pas la suite. Vous pouvez consulter l'édition du 23 novembre de La Presse (en ligne à Bibliothèque et Archives nationales du Québec).
EffacerJ'ai trouvé sur Banq et le meurtrier a été condamné. Si je comprends bien, c'est Jean-Pierre Baril qui a acheté le cyanure de potassium à la pharmacie Montréal en mentionnant qu'il était horloger et Roland Ratelle, qu'il connaissait bien, est allé au «blind pig» du quartier acheter un 10 oz de whiskey. Ratelle n'avait que l'intention de lui faire les poches qui ne devaient contenir que $ 7. ou $ 8. Il y a des zones grises pour un ex-enquêteur comme moi. Désolé pour la perte de ton ami.
EffacerFou comme le passé nous rattrape! 1966! Mon chemin de Damas... Montréal est anglais! Je croyais que ce n'était une tare que de l'Outaouais...
RépondreEffacerÉtonnant de trouver ce mot aujourd'hui. Mon père vient de me raconter cette histoire. Jean-Pierre s'était son cousin. Malgré que le coupable reconnu fut ce monsieur Estelle, il semblerait que c'est en lien avec des criminels du coin trouvant Jean-Pierre un peu trop bavard a leurs goûts. Merci monsieur Allard.
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