jeudi 9 février 2017

Avenir du français: éviter les «faits alternatifs»

Récemment, les dénonciations tendancieuses, voire mensongères, du président Trump et/ou de son secrétaire de presse sont devenues des «faits alternatifs»... Cette expression utilisée par Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump, en a fait rire ou grincer plus d'un... Mais à bien y penser, le détournement des faits à des fins partisanes ou idéologiques fait partie de l'environnement socio-politique depuis l'Antiquité... Seul le caractère anormalement grossier des propos de Trump fait apparaître ces «faits alternatifs» comme un phénomène contemporain...

Vous me permettrez de proposer un exemple de ma région, l'Outaouais, pour montrer comment on peut manipuler des «faits alternatifs» pour colorer la réalité. Comme cela arrive fréquemment (on se souviendra du débat sur l'importance des foules à l'intronisation du Trump), les chiffres et les statistiques sont trop souvent les armes de choix dans ces tentatives de désinformation. Ainsi en fut-il quand le gouvernement Couillard annonça, en septembre, l'ouverture éventuelle d'une faculté de médecine à Gatineau sous l'égide de l'Université McGill...

Interrogé sur la langue d'enseignement, Philippe Couillard, fort de son prestige premier-ministériel, affirma que 92% de la formation des futurs médecins en Outaouais se ferait en français. Tous ceux et celles qui appuient le projet tel que présenté ont repris en choeur le slogan «92% en français». Des membres des médias (j'ose m'inclure) étaient à l'affut, heureusement, et l'Université McGill a dû avouer que tous les cours magistraux (the fondamentals of medicine) étaient donnés en anglais seulement pendant les premiers 18 mois. Le reste (les travaux, les stages cliniques, la résidence), c'est le 92% en français... Des «faits alternatifs» au service de l'anglicisation...

Mais s'il y a, entre tous, un domaine où les statistiques sont modelées et tordues au gré des priorités et préférences, c'est bien celui de l'avenir du français au Québec et dans les provinces canadiennes où les francophones sont minoritaires. À chaque nouvelle révélation de Statistique Canada, à chaque recensement, à chaque sondage médiatique, d'aucuns disent blanc, d'autres noir, et encore d'autres 50 nuances de gris... Chacun, chacune invoque les chiffres les plus favorables à son interprétation du dynamisme ou du déclin de la langue et de la culture françaises dans son coin de pays...

Le problème, bien sûr, tient beaucoup à la difficulté de définir qui est véritablement francophone. Doit-on utiliser le critère de la langue maternelle (première langue apprise), de la langue d'usage (la plus utilisée à la maison) ou la récente PLOP (première langue officielle parlée), ou toutes en combinaison? Aucune n'est satisfaisante pour dresser un tableau complet de la situation, et le champ est libre pour une gamme infinie de «faits alternatifs»... Selon le critère choisi, le nombre de Franco-Ontariens peut passer de 600 000 à moins de 300 000...

Heureusement, quelques statisticiens fédéraux ont pu fouiller davantage et en tirer des constats et projections, sans doute contestables eux aussi. Mais pour arriver à leurs conclusions, ils ont tout de même utilisé des données irréprochables, dans lesquelles on peut puiser pour affiner l'image d'une ou de plusieurs collectivités francophones, au Québec et hors-Québec. Je songe à deux documents en particulier, l'un de 2010 sur les Franco-Ontariens*, l'autre, tout récent, de janvier 2017**, contenant des projections linguistiques jusqu'à 2036.

Dans le document de 2017, un tableau capta mon attention: la répartition par âge de la population de langue maternelle française, Canada hors Québec, 1971 et 2011. Depuis longtemps, j'affirme que dans notre contexte anglo-dominant, le bilinguisme collectif (contrairement au bilinguisme individuel enrichissant) est une étape vers l'assimilation. Ce n'est pas facile à comprendre à moins d'avoir vécu dans un milieu où ce phénomène se produit, mais ce tableau nous met en face de la dure réalité.


Dans les provinces à majorité anglophone (sauf rares exceptions au Nouveau-Brunswick et dans l'Est et le Nord ontariens), le taux de bilinguisme des francophones qui ont résisté à l'assimilation frise les 90%. Et l'anglicisation s'accélère depuis les années 50 et 60. Les recensements en attestent. Regardez le graphique ci-dessus. Dans cette demi-pyramide des âges, on voit en 1971 (bleu pâle) la pente d'une collectivité linguistique assez robuste, avec une forte relève dans les catégories de 29 ans et moins. La diminution des effectifs chez les 0 à 4 ans indique peut-être la chute brutale du taux de natalité survenu dans les années soixante...

Comparez avec la demi-pyramide de 2011 (bleu foncé), qui témoigne d'une population francophone vieillissante, et d'une relève fort réduite dans les catégories de 29 ans et moins. En 1971, il y avait 416 000 jeunes francophones hors-Québec dans les neuf provinces et trois territoires à majorité anglophone. En 2011, dans les mêmes catégories d'âge, on en dénombre à peine 216 000... Quand les plus vieux seront morts, dans 30 ou 40 ans, je vous laisse deviner la faiblesse des effectifs. Hors des fortes concentrations ontariennes et acadiennes, ce sera la Louisiane...

Proportion de francophones selon l'utilisation des langues dans divers domaines de la sphère publique et privée, Ontario, 2006 

Évidemment, le critère de la langue maternelle n'est pas une mesure parfaite de la vitalité linguistique. Ni la langue d'usage à la maison. Mais le tableau ci-dessus permet de mieux comprendre le vécu quotidien d'un francophone minoritaire soumis maux pressions extrêmes d'un milieu anglo-dominant. Le tableau décrit la proportion de l'utilisation du français et de l'anglais, par des francophones de l'Ontario, dans divers domaines de la sphère publique et privé en 2006.

Voici ce que l'on apprend. À peine la moitié des Franco-Ontariens utilisent uniquement ou surtout le français à la maison. Avec les amis, c'est un peu plus du tiers... Seulement 20% des francophones travaillent uniquement ou surtout dans leur langue. Même proportion pour la langue employée dans les commerces et institutions. Et à peine 10% des francophones choisissent des médias où le français est la langue exclusive ou dominante. Une situation de bilinguisme collectif où la dynamique linguistique favorise - impose même - l'anglais. Dans la génération suivante, ce sera pire encore...


Parlant de la génération suivante, il est difficile de l'aborder sans évoquer la croissance du nombre et de la proportion des couples exogames (couples où l'un des deux parents n'est pas francophone) chez les Franco-Ontariens, et sans doute ailleurs dans la francophonie hors-Québec à l'exception des régions acadiennes homogènes. Le tableau ci-dessus est intitulé «Pourcentage des enfants de moins de 18 ans vivant au sein d’une famille dont au moins un parent est de langue maternelle française, selon la langue maternelle des parents, Ontario et ses régions, 2006».

Le bleu foncé, c'est la proportion d'enfants qui ont deux parents francophones. Le bleu pâle, un parent francophone et un anglophone. Le rouge, un parent francophone et l'autre, d'une langue différente autre que l'anglais. À l'exception de l'Est ontarien (entre Ottawa et la frontière québécoise), les couples exogames sont partout majoritaires. Le moyenne pour l'ensemble des jeunes Franco-Ontariens est de 68%! Pour plus de deux tiers des Franco-Ontariens de 18 ans et moins en 2006, un seul des parents était de langue française.

Et puis, direz-vous? Le français peut se transmettre tout de même. Très vrai. Mais dans quelle proportion? Selon les auteurs de l'étude de Statistique Canada, «en 2006, les mères de langue maternelle française dont le conjoint est de langue maternelle anglaise avaient transmis le français à leurs enfants dans une proportion de 38% comparativement à seulement 16% des pères de langue maternelle française vivant avec une conjointe de langue anglaise». Pensez-y deux secondes. Encore mieux, deux minutes...

La pyramide des âges indique la présence d'une relève très réduite par rapport à 1971, et de ce nombre réduit, en Ontario notamment (où vivent la moitié des francophones hors-Québec), les deux tiers vivent dans des couples où, au rythme actuel, la langue française ne sera transmise qu'à un enfant sur trois, environ. Dans quelques générations, sans une intervention vigoureuse immédiate, à l'exception de certaines régions du Nouveau-Brunswick et de quelques noyaux dans l'Est et le Nord ontarien, il ne restera plus grand chose de la francophonie hors-Québec.

Et à croire les auteurs de l'étude de 2017, les francophones québécois continueront à se bilinguiser sans retenue... Quand 90% des francophones de Montréal et de l'Outaouais seront bilingues, il sera trop tard. On pourra écrire notre histoire au passé...

Les interprétations des études, sondages et scénarios de l'avenir du français d'ici continueront de lancer à gauche et à droite un mélange de faits inattaquables et de faits «alternatifs». J'ose espérer que les trois tableaux ci-dessus relèvent des réalités inattaquables. Ce que nous en ferons aura la plus grande importance pour la suite des choses...

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* Portrait des minorités de langue officielle au Canada: les francophones de l'Ontario, Jean-Pierre Corbeil et Sylvie Lafrenière, Statistique Canada, 2010
** Projections linguistiques pour le Canada, 2011 à 2036, René Houle et Jean-Pierre Corbeil, Statistique Canada, 2017

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