10 cents en 1970... 40 cents en 1987... C'était donné...
Mercredi, 25 mars... Comme tous les jours, en me levant, j'ai ouvert la porte pour cueillir les journaux sur le perron... Mais ce matin-là, il n'y en avait qu'un, Le Devoir... Mon quotidien régional, Le Droit, celui auquel j'ai été associé comme employé et contractuel pendant plus de 40 ans, brillait par son absence... La direction du journal avait beau nous avoir averti la veille d'une suspension - qu'on espère temporaire - de la publication de l'édition papier en semaine, le choc reste entier...
Comment a-t-on pu en arriver là? Bien sûr, la pandémie de COVID-19 a précipité les choses mais on savait depuis près d'une dizaine d'années que l'imprimé vivait sous la menace à cause d'une émigration constante des revenus publicitaires vers les plates-formes numériques. Power/Gesca avait liquidé la version papier de La Presse avant de larguer le quotidien, désormais une organisation à but non lucratif obligée de quêter sur la place publique. L'empire Power allait réserver le même sort à ses six journaux régionaux, mais a préféré les céder à Martin Cauchon, laissant à d'autres le soin de naviguer dans le bourbier... On sait ce qui est arrivé depuis... La presse quotidienne régionale, sauvée de la faillite in extremis, espérait à son tour s'en sortir en misant sur le numérique...
Je ne cherche pas ici à entendre la cause Papier c. Numérique. Mes positions en faveur d'une coexistence des deux plates-formes ont été maintes fois exprimées. Non, le vice de fond qui mine les finances de la presse quotidienne (ici et ailleurs) ne tient pas essentiellement à l'effritement des recettes publicitaires, ou même à leur effondrement pandémique actuel. Il résulte de la persistance de deux illusions, je dirais presque de mensonges, dont les entreprises de presse sont largement responsables: premièrement, laisser croire au public que produire un quotidien ne coûte pas cher (on peut s'abonner pour environ $1 par jour) et secundo, agir comme si les annonceurs dans les journaux étaient des bienfaiteurs sans lesquels la presse ne pourrait exister.
Commençons par la seconde illusion. Combien de fois ai-je entendu à l'époque, de la bouche de nombreux employés du Droit oeuvrant dans les bureaux administratifs, à l'atelier de composition, aux presses, un peu partout quoi, que les vendeurs de publicité étaient ceux qui apportaient des revenus au journal, alors que nous les journalistes, on ne faisait que dépenser... Répliquer que les lecteurs n'auraient pas acheté un catalogue de publicités sans un compte rendu et des analyses de l'actualité quotidienne ne convainquait pas grand monde. Les «bons» dans cette histoire, c'étaient les entreprises et les individus qui annonçaient leurs produits et services dans Le Droit. Les journalistes restaient un fardeau onéreux qu'on était, par la force des choses, obligés d'endurer...
La réalité est tout autre... Sauf exception (et il y en a), l'immense majorité des annonceurs utilisaient la presse écrite parce qu'elle constituait un excellent véhicule de vente. Ils n'achetaient pas de la pub par charité pour le quotidien et ses employés, mais bien pour vendre, pour s'enrichir, pour augmenter leurs bénéfices. Et tant que les journaux papier sont demeurés la meilleure option, Le Droit (et sans doute les autres quotidiens) a continué à enregistrer des profits qui n'ont pas toujours servi à améliorer le produit, particulièrement sous les griffes des empires de Conrad Black et Power Corp. Plus récemment, quand les plates-formes numériques sont apparues plus attrayantes, qu'ont fait ces annonceurs «bienfaiteurs»? Ils ont laissé tomber la presse écrite sans même sourciller...
Revenons maintenant à la première illusion. Quand j'ai commencé à travailler au Droit en 1969, le journal était vendu 10 cents en kiosque, et moins que cela par abonnement. L'entreprise avait alors environ 400 employés, la plupart syndiqués. Il fallait les payer, sans compter l'achat et l'entretien d'équipements complexes y compris les presses, les commandes de papier journal et bien plus. Tout cela coûtait très cher mais on persistait à faire croire le contraire au public lecteur en vendant le journal 10 cents l'exemplaire... Et le débat quasi annuel sur une possible hausse du tarif se déroulait sous la crainte d'un désabonnement massif advenant une augmentation quotidienne de 2 ou 3 cents...
Jamais n'aurait-on eu l'idée, en 1970 comme en 1980 et après, de prendre le taureau par les cornes et d'informer les lecteurs et lectrices qu'ils auraient dû payer leur quotidien 25 ou 30 cents par jour - plutôt que 10 cents - pour couvrir au moins la moitié ou plus des coûts réels de l'entreprise de presse. Si, au fil des ans, on avait réussi à convaincre le public qu'un journal vaut au moins autant qu'une tasse de café et un beigne, je payerais mon Droit imprimé et livré à la maison 50$ ou 60$ par mois, au lieu de 26$... Et quelle serait la situation du journal si les entrées de fonds d'abonnements augmentaient de 6 ou 7 millions de dollars par année? Je le recevrais à ma porte tous les matins, même en situation de pandémie...
La population doit prendre davantage conscience de l'importance de la presse quotidienne - papier et numérique - pour notre civilisation et le maintien des institutions démocratiques. Les journaux d'aujourd'hui, enfin plusieurs d'entre eux, sont fabriqués dans des conditions beaucoup plus difficiles qu'il y a 30 ou 40 ans, avec des effectifs réduits et à mon avis, mal payés. Le public en a pour son argent, et bien plus. On s'en rendra sans doute compte quand ces médias finiront par fermer leurs portes. Les entreprises qui se payaient jadis de la pub dans la presse écrite trouveront toujours les moyens de vendre leur camelote. Ce sera d'autant plus facile quand elles auront affaire à des cerveaux atrophiés, privés d'une information quotidienne fiable... et imprimée.