mardi 10 mars 2020

Un «nostalgique» en colère...



J'ai beau avoir pris un recul de quatre ou cinq jours, je ne décolère pas...

En 2014 le quotidien Le Droit/Gesca/Power m'avait congédié de l'équipe éditoriale à cause d'un texte de blogue protestant contre l'intention - exprimée par André Desmarais, co-président de Power Corporation - d'éliminer à moyen terme les versions imprimées des six journaux régionaux de la chaîne, après avoir supprimé l'édition papier de La Presse à Montréal (voir bit.ly/2Zb9WcI).

L'année suivante, l'empire Power a largué ces six quotidiens et l'acquéreur, Groupe Capitales Médias de Martin Cauchon, a fait une profession de foi envers l'imprimé, promettant de conserver les versions papier des quotidiens tout en poursuivant le développement de plates-formes numériques. Le grand patron de la nouvelle chaîne, Claude Gagnon, a même déclaré que les éditions papier étaient «là pour rester»...

Nous voilà en 2020. Capitales Médias a sombré et les six quotidiens ont formé des coopératives indépendantes pour assurer la pérennité des grands médias régionaux. Le problème, c'est que leur solution ressemble étrangement à celle que proposait Gesca/Power il y a près de six ans... On misera sur le numérique en éliminant graduellement les versions imprimées...

«Ce changement essentiel et souhaité vers le numérique conduira au lancement d'une offre de contenus par abonnements, accompagnée d'une diminution de l'empreinte papier», écrit la journaliste Judith Desmeules, du quotidien Le Soleil, dans un texte publié par Le Droit le jeudi 5 mars 2020. Et, de renchérir le directeur général du Droit, Éric Brousseau, «nous allons bientôt mettre en oeuvre le virage numérique... Pour les nostalgiques qui préfèrent la version papier, n'hésitez pas à vous réabonner.»

Ces deux déclarations, la première erronée, la seconde méprisante, résument assez bien le coeur de l'argumentation d'une solution exclusivement numérique pour les quotidiens du Québec. Que l'avenir de nos journaux passe par des plates-formes Internet ne fait aucun doute, mais faut-il pour autant croire que cela rende l'imprimé désuet? Que le futur de l'information quotidienne passe par une lecture de petits et grands écrans, comme dans le sinistre univers du film Fahrenheit 451?

La prolifération de l'Internet depuis les années 1990 et son omniprésence aujourd'hui marquent certes un changement d'époque. Certains y voient la disparition graduelle de la civilisation de l'imprimé. Des quotidiens numériques, des livres numériques, des magazines numériques, disponibles en tout temps, à tout endroit, par téléphone, par la tablette, par ordinateur et même par la télévision... Un paradis de l'information diversifiée et accessible... Seuls les «nostalgiques», à croire le DG du Droit, pourraient préférer les anciennes «versions papier»...

La capacité de s'élever au-dessus de l'immédiat constitue un précieux attribut au début d'une nouvelle ère. La croissance exponentielle de l'Internet et de ses dérivés nous pousse à formuler des jugements et à prendre des décisions qui, en quelques années, paraissent obsolètes. Avec les connaissances présentes, les grands patrons de Power/Gesca auraient-ils misé sur le format actuel de La Presse +? Ne commence-t-on pas, un tout petit peu, à regretter l'absence de la bonne vieille Presse imprimée? Croit-on vraiment que l'envahissement du numérique mettra fin à la civilisation du papier?

En avril 2014, alors que j'étais toujours éditorialiste au Droit, j'écrivais sur mon blogue: «Loin de moi de renier l'ère électronique-numérique et les bienfaits de l'Internet et de ses dérivés. J'en raffole. Mais j'en raffole pour ce qu'ils ajoutent à la connaissance et à la communication, et non pour ce qu'ils ont ou auront la prétention de remplacer.» Le jour où nos nouvelles technologies prétendent pouvoir reléguer aux oubliettes cinq cents années d'information imprimée, l'alarme doit sonner. Et il n'y a rien, absolument rien de nostalgique là-dedans...

Voici l'argument que j'ai mis de l'avant en 2014. Autre que d'y modifier les références temporelles, je n'y changerais rien:

«L'Internet ouvre des portes vers de vastes sources d'information médiatiques, éducatives, musicales, institutionnelles et autres auxquelles nous n'avions pas d'accès instantané avant. Les réseaux sociaux contemporains ont surmultiplié les axes de communication entre parents, amis et même de parfaits étrangers qu'on peut croiser et apprendre à connaître sur Facebook, Twitter et tout le tralala. Merveilleux! Je suis accro.

«Mais… Il y a toujours un « mais », n'est-ce pas? Je ne peux m'empêcher de penser à l'inhérente fragilité des appareils électroniques et de leurs périphériques, et que dire des serveurs et logiciels, comme assise du savoir et de sa transmission. Les ordis sont vite désuets, les générations de logiciels se succèdent, pas toujours compatibles les uns avec les autres. Les cédés, disquettes et clés se corrompent au fil des ans. Et tout le bazar d'info est entre les griffes de serveurs et de fournisseurs Internet, ainsi que sous l'oeil parfois indiscret des puissants, sur lesquels nous exerçons peu ou pas de contrôle.

«On a tendance à oublier que pour le commun des mortels, l'Internet et dérivés n'ont que vingt ans. Les tablettes et mobiles encore moins, comme les réseaux sociaux. On y est tellement immergé que notre capacité de s'en extraire et de prendre du recul en souffre. Ce qu'on fait quotidiennement aujourd'hui sur nos écrans aurait été impensable il y a une seule décennie… Au rythme où les technologies se raffinent, qui sait vers quoi on se dirige dans quelques autres décennies? Et pendant ce temps, le climat change, le monde se pollue davantage, et tout notre environnement physique nous dit qu'il est presque minuit…

«Notre planète surpeuplée en surconsommation de ressources ira de crise en crise, et on sait ce qui arrive en périodes d'instabilité. Les puissances, et notamment les gouvernements, tentent toujours d'influencer, de contrôler et, au besoin, d'étouffer les grands circuits d'information. La Chine le fait constamment. On a vu récemment le premier ministre turc couper le robinet à Twitter. J'ose à peine imaginer ce qui pourrait se tramer dans les officines de Stephen Harper si l'occasion se présentait. Quoiqu'il en soit, avec l'informatique, il existe toujours le risque qu'un grand patron "tire la plogue"… et nous nous retrouverons alors devant des écrans vides…

«Vous me voyez venir, sûrement... Certains des livres que j'ai dans mes bibliothèques ont plus de 175 ans, et ils sont en parfait état… La plupart de mes volumes et magazines, du moins ceux d'avant 2000, ne seront jamais numérisés. Chacun est signé, avec la date de l'acquisition. Certains sont annotés. Je découpe mes journaux à tous les jours pour conserver dans des chemises, dans mes classeurs, les articles qui peuvent servir à consultation ultérieure ou qui, tout simplement, m'intéressent. Je regarde tous ces livres achetés depuis les années 1960 et c'est un peu ma vie que je vois et revois. Peu importe ce qui arrive à mes nombreux écrans et à leurs sources d'information, j'ai dans ma maison une petite partie de la civilisation humaine en documents imprimés.

«J'ai beau aimer et utiliser les ressources électroniques, une petite voix au fond de moi, une voix très humaine, me rappelle le caractère virtuel d'une partie de cette réalité. Sa fragilité, sa perméabilité, sa capacité d'être manipulée à mon insu, sa croissance pour le moins instable. Son contrôle par des barons plus soucieux de leurs profits que de la qualité de l'information qu'ils véhiculent. Je continue à croire, et je ne pense pas être seul, loin de là, qu'un journal et un livre imprimés à l'ancienne restent plus conviviaux, plus réels, plus durables, plus permanents que les textes, les images et les liens qui défilent à l'écran. L'information numérique ne s'envole pas comme les paroles, mais elle ne reste pas non plus comme les écrits…» (bit.ly/33cXGfh)


Quand je découpe un article de mon quotidien et le range dans une chemise, et que je le ressors quelques semaines ou quelques mois après, il n'a pas changé. Les imprimés restent. Pouvez-vous en dire autant d'un texte consulté à l'écran le jour de sa publication, puis à une date ultérieure? A-t-il été modifié à votre insu? Est-il encore là? Vous n'avez aucune garantie... et aucun contrôle.

S'il y a quelque chose d'«essentiel» et de «souhaité» dans l'actuel débat, c'est que les grands patrons et les artisans de nos médias entreprennent une réflexion qui dépasse largement les colonnes de chiffres et les échéances financières. L'abolition des éditions papier permettra peut-être d'économiser des sous à très court terme, mais elle sonnera le glas de nos quotidiens à la longue. Et cela me met en colère.




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