dimanche 22 mars 2020

Les accents et la pauvreté linguistique

Photo des archives d'ONFR+

Première fois que j'entends cette expression... «l'accent bilingue»... apparemment «bien répandu dans l'Est ontarien et une partie de l'Outaouais». J'aurais plutôt dit «l'accent anglais» puisque cette expression ne concerne vraiment que les francophones... La plupart des anglos qui s'expriment bien en français, comme les francos en voie d'anglicisation, ont en réalité un accent anglais. On ne perçoit pas, ou si peu, d'accent «français» quand ils s'expriment dans la langue de Shakespeare...

Pourquoi évoquer cette question? Les médias franco-ontariens, notamment ONFR+ et le quotidien Le Droit, ont fait grand cas, récemment, d'une étude de l'Université d'Ottawa (publiée en anglais d'ailleurs) sur la qualité du parler de 120 personnes bilingues dans la région de la capitale fédérale. Dans les chapelles de la francophonie hors-Québec, on a poussé un soupir de soulagement en apprenant que, selon l'étude, l'accent ne serait pas un bon indicateur de la maîtrise d'une langue.

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voir le texte d'ONFR+ à https://onfr.tfo.org/laccent-ne-fait-pas-la-qualite-du-francais-selon-une-etude/ et le texte du Droit à https://www.ledroit.com/actualites/francophonie/laccent-de-la-region-nest-pas-une-preuve-de-pauvrete-linguistique-3d8eb2fe5acacea522896984053bbc61
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De là à faire croire que le processus d'anglicisation dramatique en cours partout au Canada (et même dans certaines régions du Québec) n'a pas atteint le niveau de gravité que certains lui prêtent, il n'y a qu'un pas -- vite franchi. Bien sûr, l'accent n'a pas en soi de rapport avec la qualité de la langue écrite ou parlée. C'est l'évidence même. Je connais des anglophones qui, tout en maintenant une trace d'accent anglais, maîtrisent fort bien la langue française. Et nous avons tous lu ou entendu des francophones sans accent proposer un français médiocre.

Le problème des accents ressemble à celui du bilinguisme, dont il est souvent tributaire. Pour l'individu, apprendre une langue additionnelle constitue un enrichissement certain, mais une collectivité qui devient bilingue vit une transition linguistique au cours de laquelle l'une des deux langues en présence, la plus puissante, prend le dessus et supplante l'autre en quelques générations. Ainsi, quand l'accent d'une collectivité se transforme d'une génération à l'autre sous l'influence d'une langue prédominante, on peut y voir un indicateur certain d'assimilation.

J'ai grandi dans les années 1950 dans le seul quartier francophone (St-François d'Assise et Mechanicsville) de l'ouest de la ville d'Ottawa, et je peux témoigner qu'en dépit de nombreux anglicismes ou d'emprunts à la langue anglaise, nous n'avions pas d'accent «anglais». La rue parlait français. À l'église, à l'école primaire, dans les épiceries et dépanneurs du quartier, on parlait français. Quand la télé est arrivée, on regardait les émissions pour enfants de Radio-Canada, La soirée du hockey, la famille Plouffe. Cet environnement social et culturel a forgé l'accent qui était le nôtre. Et cet accent, bien sûr, n'était aucunement garant de la qualité de la langue...

Aujourd'hui, quand je me promène dans ma ville natale (je demeure tout près, à Gatineau), je constate que TOUS les quartiers francophones - y compris l'ancien coeur français de la capitale, la Basse-Ville - ont disparu. Ottawa abrite toujours plus de 100 000 parlant français (sur une population d'un million) mais ils se retrouvent minoritaires partout. La langue de la rue est l'anglais. Jeunes et moins jeunes ne fréquentent plus beaucoup les églises. Reste l'école française qui lutte vaillamment, et la famille quand les deux parents sont francophones (une minorité chez les jeunes générations). De plus, la grande majorité des Franco-Ontariens d'ici consomment surtout des médias anglais. Pas étonnant que pour une proportion substantielle des moins de 40 ans, l'accent anglais soit nettement perceptible.

On n'a pas besoin d'aller loin pour constater l'effet d'un environnement communautaire francophone. Je suis allé aux funérailles d'un cousin de mon épouse, au début de mars, à Hammond (Ontario), à peine quelques km à l'est d'Ottawa. Ici c'est la Franco-Ontarie et on pourrait, par l'accent, se croire au Québec. Dans plusieurs villages de l'Est ontarien, le français demeure largement la langue commune et cela se répercute tant sur la prononciation que les accents. Il ne faut pas se surprendre que dans ces milieux, les transferts linguistiques vers l'anglais soient beaucoup moins inquiétants que dans les villes où les francophones subissent quotidiennement les assauts de l'anglo-culture majoritaire.

Il ne faudrait pas se réjouir trop vite d'une étude qui n'établit pas de lien indissociable entre l'accent et la qualité de la langue. Tout ce qu'on peut en conclure, c'est qu'il est possible pour un individu de parler un français impeccable avec un accent anglais. Dans la région d'Ottawa, comme dans d'autres villes ayant des proportions appréciables de Franco-Ontariens, l'accent anglais est beaucoup plus un indicateur de l'environnement social que du niveau de langage. C'est un accent que n'avaient pas les générations précédentes quand elles vivaient dans des quartiers d'Ottawa à majorité française.

L'accent dissimule des générations de francophones qui, très majoritairement, parlent à leurs voisins en anglais, magasinent en anglais, travaillent en anglais, lisent des journaux anglais, regardent la télé surtout en anglais, naviguent sur Internet en anglais. La qualité du français qu'ils possèdent, qu'ils ont appris à l'école, s'effritera au fil des ans. Près du tiers des Ottaviens de langue maternelle française parlent surtout l'anglais à la maison... Dans un tel contexte, l'accent n'est pas surtout un indicateur de la qualité actuelle de la langue française, mais bien du sombre avenir qui l'attend...

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* voir aussi le texte de Benjamin Vachet, d'ONFR+, sur l'insécurité linguistique. https://onfr.tfo.org/un-remede-contre-linsecurite-linguistique/



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