jeudi 24 août 2023

Desjardins ne se souvient pas...

Entête de l'ancien bulletin paroissial Contact, St-François d'Assise, Ottawa. Ma maman, décédée récemment, voulait que je préserve les douze années de ces bulletins (1941-1953) qu'elle avait précieusement emballés. On y raconte la vie religieuse et civile des près de 6000 Canadiens français du seul quartier jadis francophone de l'ouest d'Ottawa. 

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Arthur Lepage, Wilfrid Carr, Edouard Demers, René Lalande, Alphéric Viau, Wilfrid Barrette, Louis Reardon, Gilles Hébert, Alfred Roy, Alonzo Lemaire, Georges Blouin, Marius Lachaîne, Donat Mitchell, Honoré Sauvé, Joseph Sigouin, Lucien Soucy.

Qui sont ces personnes, direz-vous? Depuis longtemps relégués à l'oubli collectif, comme la plupart des pionniers, ces 16 résidents de la paroisse St-François d'Assise (à Ottawa) ont occupé en janvier 1944 les premiers postes électifs des comités et du conseil d'administration de la toute première caisse populaire de mon petit coin - jadis francophone - de la capitale fédérale.

Comme dans la plupart des villes où cohabitaient les deux solitudes, la majorité des Canadiens français de la capitale vivaient dans les quartiers les plus modestes et disposaient de peu de leviers économiques. Ils étaient à la merci de banques cupides (comme aujourd'hui). Le coopératisme apparaissait comme une voie prometteuse et avait, de plus, l'appui des autorités religieuses.

Dans les pages du bulletin Contact de la paroisse St-François, la campagne en faveur de la fondation d'une caisse pop locale commença en décembre 1941. «Le but de la coopération économique c'est de rendre notre peuple plus prospère. Nous ne sommes pas riches individuellement, sans doute, mais dans l'ensemble nous le sommes si nous mettons en commun nos sous», pouvait-on y lire. 

Dans le Québec, ajoutait le rédacteur du bulletin (sans doute un homme, les femmes étant écartées des affaires économiques à cette époque), «il y a 55 coopératives de consommation qui font deux millions $ d'affaires par an; 400 coopératives agricoles avec chiffres d'affaires de 19 millions; et 600 caisses populaires avec un actif de 26 millions $

L'appel à la fondation d'une caisse populaire paroissiale fut lancé en janvier 1942. Il existait alors trois caisses pop à Ottawa: Notre-Dame, Ste-Anne et St-Jean-Baptiste. À l'été 1942, le projet est bien en marche et on espère sans trop y croire que la caisse ouvrira ses portes d'ici janvier 1943. «Il est bien entendu que ceux qui feront partie de l'administration ne travailleront pas dans leur intérêt personnel, mais à l'avantage de tous nos paroissiens», avertit le bulletin Contact.

En décembre 1942, un groupe de bénévoles s'active au recrutement de membres. Sans doute par le porte-à-porte ou aux messes du dimanche. Leur message est clair: «désormais, ne confions pas nos économies aux institutions étrangères. Gardons-les pour notre institution à nous, notre caisse populaire. (...) Avec nos économies, elle assistera les nôtres, nos marchands, nos artisans, nos professionnels, nos travailleurs, nos familles.»

«Donnons-nous la main. Il faut qu'elle vive! C'est une institution pour le bien-être de toute la paroisse.» En novembre 1943, on fait savoir que la section St-François d'Assise de la Société St-Jean Baptiste «est maintenant en mesure de soumettre une application pour l'obtention d'une charte provinciale» (pour la caisse populaire). Le moment tant attendu par les futurs coopérateurs arrive.

Enfin, dans l'édition de janvier 1944 de Contact, la page une est consacrée à l'ouverture officielle de la coopérative sous un grand titre en majuscules: «NOTRE CAISSE POPULAIRE». La charte ayant été octroyée à la fin de novembre, la caisse populaire St-François d'Assise est maintenant ouverte et fonctionne depuis le 28 décembre 1943. 

«La Caisse ne garde pas l'argent inactif dans son coffre. Elle l'utilise, le fait circuler de mains en mains, de foyers en foyers. La Caisse fait fructifier chez les Nôtres, l'argent des Nôtres, au profit des Nôtres.» Aussi pouvait-on prendre connaissance, en mars 1945, du premier rapport annuel de la petite coopérative d'épargne et de crédit:

Les sommes ne sont pas faramineuses, même pour la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais c'était un début, avec des centaines de membres et des recettes de près de 70 000 $. Une petite collectivité franco-ontarienne venait, comme des centaines de collectivités dans les villes et villages du Québec, de se donner un outil économique coopératif avec les moyens du bord.

Au fil des ans, une croissance lente mais sûre s'est opérée. Je me souviens d'aller déposer des 25 cents, parfois des 10 cents, au guichet et d'être ravi de voir une somme de 5 ou 10$ dans mon compte. Mais c'est ainsi que s'est bâti, de localité en localité, dans un esprit coopératif, ce qui allait devenir l’un des plus puissants leviers économiques collectifs des Québécois.

Le mouvement Desjardins a depuis longtemps oublié que ses fondations sont érigées sur les épaules de générations d'Arthur Lepage, Wilfrid Barrette, Honoré Sauvé, Joseph Sigouin et de millions d'hommes et de femmes qui ont voulu façonner, dans leur coin de pays, une caisse populaire à leur image. 

Desjardins se donne aujourd'hui des airs de grande banque centralisée, reléguant aux oubliettes les petites caisses jadis démocratiques au profit d'immenses structures autoritaires qu'on n'ose même plus appeler «populaire», où on se fait trop souvent traiter de «clients» alors que - du moins je le crois - nous sommes membres!

On devrait obliger les dirigeants de la future «banque» Desjardins à relire les Contact de la paroisse St-François d'Assise (mon ancienne paroisse) et les bulletins similaires de centaines de paroisses, de quartiers, de villes et villages dans toutes les régions où des Québécois, des Acadiens et des Canadiens français ont cru au message coopératif d'Alphonse Desjardins et fondé «leur» caisse.

Cet empire soi-disant coopératif où les gros épargnants sont aujourd'hui accueillis au tapis rouge et les petits à peine tolérés, voire pénalisés, a été érigé pendant des décennies, dans les années 1930, 1940 et 1950 avec les maigres économies de millions de coopérants. Avoir su ce qui adviendrait de leur mouvement, avoir vu la trahison des idéaux qui se tramait, auraient-ils été si vaillants?

Le moindre qu'on puisse faire, c'est de ne pas les oublier!

1 commentaire:

  1. Je me demande pourquoi tant de personnes oublient le rôle de l'Église catholique et de ses curés dans la promotion et l'expension des Caisses Populaires.

    Voici un extrait du journal Mon Matane :
    [ 1911 ]
    Au départ, 89 sociétaires signent la déclaration de fondation et achètent au moins une part sociale valant 5 $. Ce montant est le même depuis sa fondation.

    "À l’époque, on pouvait souscrire une part en la capitalisant à raison de 10 cents par semaine. En 1911, 5 $ équivaut à environ 118 $ aujourd’hui.

    Parmi les premiers membres se trouvent le curé Antoine-Annibal Soucy et son vicaire, trois notaires, deux médecins, cinq marchands, une dizaine de cultivateurs, environ quinze travailleurs de toutes sortes, trois étudiants et vingt-quatre femmes.

    En cette journée de fondation, 418 parts sociales sont achetées, pour un montant global de 2 090 $. À eux seuls, le curé et le vicaire contribuent pour 35 parts sociales. Le curé Soucy accepte même d’être président du conseil d’administration de la Caisse, fonction qu’il occupe jusqu’en 1914. Ce qui illustre bien encore une fois le rôle important du clergé dans l’implantation des caisses populaires au Québec.
    https://monmatane.com/ephemerides-du-20-aout-1911-fondation-de-la-caisse-populaire-de-matane-en-1911/

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