|
Capture d'écran du quotidien Le Devoir |
Graham Fraser, l'ancien Commissaire aux langues officielles du Canada, est né comme moi dans un coin d'Ottawa que les anglophones appellent Hintonburg (c'était St-François d'Assise pour nous). De fait, sa maison de petite enfance était située sur la rue Hinton, à quelques pas de la rue Hinchey (la mienne). Lui du côté anglais de la frontière linguistique du quartier et moi presque à sa porte, tout près, dans la petite enclave canadienne-française adjacente.
Mais cela n'aurait rien changé que M. Fraser voie le jour à Toronto ou Winnipeg. Les gens de la rue Hinton et d'au-delà ne fréquentaient pas les quinze ou seize rues voisines où le français était alors la langue de la rue. La masse des Ottaviens anglophones ne nous connaissait pas. Ne nous aimait pas beaucoup non plus à juger par le nombre de fois où on se faisait traiter de «frogs», ou pire. Cette ignorance légèrement teintée de racisme et de supériorité, héritée des parents et grands-parents, ne s'est jamais vraiment dissipée. On n'a qu'à lire la presse anglo-canadienne d'aujourd'hui pour s'en convaincre.
Un ancien collègue journaliste anglophone d'Ottawa, spécialiste des questions juridiques au coeur de la capitale d'un pays officiellement bilingue, m'avait candidement demandé un jour si mon épouse et moi parlions français à nos enfants à la maison, à Gatineau. Je n'en croyais pas mes oreilles. Un autre journaliste de langue anglaise, de Sault Ste-Marie cette fois, m'avait confié que bien des Anglo-Canadiens de son coin de pays croyaient que les Québécois comprenaient tous l'anglais et qu'ils exigeaient du français sur les boîtes de Corn Flakes juste pour narguer les anglophones...
Sauf exception, l'ignorance du Canada anglais à notre égard demeure un trou béant, sans fond. Cependant, jusqu'à la semaine dernière, je comptais parmi ces exceptions Graham Fraser, qui a vécu au Québec, qui parle français, et qui, comme Commissaire aux langues officielles pendant une dizaine d'années, a dirigé une administration qui recevait des milliers de plaintes provenant à 90% (?) de francophones. C'est une proportion qu'on tait dans les rapports officiels mais M. Fraser en était sûrement informé. En voilà un qui sait sans doute ce qui se passe, me disais-je, et qui, même s'il ne jouit pas d'une liberté totale de parole, ne commettra pas d'inepties en public.
Et nous voilà, me semble-t-il, tout à coup revenus à l'époque de l'ancienne rue Hinton après lecture de la lettre d'opinion de M. Fraser au quotidien Le Devoir (voir lien en bas de page) pour défendre la «minorité» anglophone du Québec dans l'affaire de la hausse des frais de scolarité universitaires des non-Québécois. «Il n'y a aucune province, sauf le Québec, qui a fait un effort systématique au cours des dernières décennies pour affaiblir les institutions de la minorité», écrit-il. Il flaire même une «ignorance» (sic) du gouvernement Legault à l'endroit de la collectivité anglo-québécoise... L'emploi du mot «ignorance», ici, est pour le moins téméraire...
On pourrait se chicaner longtemps sur l'interprétation des timides incursions linguistiques de la CAQ depuis 2018, selon qu'on voit le verre à moitié plein comme les francophones ou à moitié vide comme les anglos. Mais M. Fraser évoque les «dernières décennies». Je suppose qu'on peut reculer d'au moins deux décennies? Pendant 13 de ces 20 années, le Québec a été dirigé par les gouvernements les plus anglophiles de son histoire, ceux de Jean Charest et Philippe Couillard. Charest avait même lancé en 2011 l'anglais intensif au primaire pour l'ensemble du réseau scolaire de langue française! Et Couillard était prêt à imposer l'anglais dans les salles de classe aux étudiants en médecine de l'Outaouais sous la férule de McGill. Entre autres...
Mais là où Graham Fraser se fourvoie, mais royalement, c'est quand il compare le réseau scolaire universitaire grassement surfinancé des Anglo-Québécois aux miettes historiques obtenues de haute lutte par la francophonie hors Québec. Alors qu'au Québec on veut affaiblir les institutions de langue anglaise, dit-il, ailleurs au pays le français progresse. Vite, M. Fraser, sortez des rues Hinton pour visiter les rues Hinchey. L'Université de l'Ontario français (UOF), l'Université de Saint-Boniface et l'Université de Moncton, que vous citez en exemple, regroupent au total à peine plus de 7000 étudiants... Des pinottes comparé aux 45 000 étudiants de la seule université Concordia...
Au cours de la dernière décennie, cher M. Fraser, le grand projet d'université franco-ontarienne visant à assurer une gouvernance francophone de l'éducation postsecondaire en français a été torpillé en 2015 par les libéraux de Mme Wynne et réduit à un maigrelet campus de quelques centaines d'étudiants dans la région de Toronto. Pendant ce temps, 12 ou 13 000 étudiants francophones restent condamnés à fréquenter des institutions bilingues à majorité anglaise (Universités d'Ottawa et Laurentian) où ils se font assimiler. Les deux seuls campus universitaires de langue française en Ontario, l'UOF et Hearst, accueillent un peu plus de 550 étudiants à temps plein... Alors mettre dans le même panier le trio McGill-Concordia-Bishop's et l'ensemble des petits établissements universitaires de langue française ailleurs au Canada, je trouve cela presque obscène. Qui est vraiment victime de mépris, M. Fraser?
L'ancien Commissaire aux langues officielles perçoit chez le gouvernement Legault «une attitude négative envers la communauté anglophone, comme si cette communauté n'avait pas le droit de gérer ses propres institutions et qu'ils n'existaient que grâce à la bienveillance de la majorité francophone». La seule idée de poser la collectivité anglo-québécoise en victime de la majorité de langue française fait fi de la réalité et de l'histoire depuis 1760. Même le gouvernement Trudeau a enfin reconnu que c'est le français qui est menacé... y compris au Québec! Parlant d'attitude négative, peut-être faudrait-il rappeler à M. Fraser que depuis les années 1960, la masse des Anglo-Québécois rejette systématiquement les partis politiques qui voudraient redresser la situation du français et vote en forte majorité pour les libéraux qui protègent leurs privilèges blindés dans une constitution qui nous a été imposée par le Canada anglais...
Dans son entrevue au Devoir, accordée en complément de sa lettre d'opinion, Graham Fraser voudrait éviter d'inclure la collectivité anglophone de la région montréalaise dans toute comparaison avec la francophonie hors Québec. Si j'ai bien compris, il faudrait exclure trois quarts des Anglo-Québécois de l'équation, et que pour comparer des pompes et des pommes, ce sont les anglos de Sherbrooke qui doivent être mis en face des francos de Sudbury ou Saint-Boniface. Au-delà du total ridicule de cette thèse, M. Fraser aurait avantage à lire les recensements fédéraux. Il y découvrira que les anglophones de l'Estrie se portent assez bien merci et qu'une proportion appréciable d'entre eux demeurent unilingues anglais, alors que la francophonie des régions de Sudbury et Saint-Boniface est presque en chute libre.
Une dernière remarque avant de clore... Votre ancienne rue Hinton n'a pas beaucoup changé alors que la petite enclave canadienne-française avoisinante, y compris ma rue Hinchey, n'est plus qu'une page d'une histoire révolue... et manifestement oubliée.
----------------------------------------------
Lien au texte d'opinion de Graham Fraser dans Le Devoir - https://www.ledevoir.com/opinion/idees/800526/idees-francois-legault-universites-anglophones?utm_source=recirculation&utm_medium=hyperlien&utm_campaign=boite_extra