Texte publié sur mon ancien blogue le 19 mai 2014. Onze jours plus tard, Le Droit/Gesca me congédiait... J'estime qu'il conserve toute son actualité.
-------------------------------------------
La semaine dernière, les grands patrons de Power Corporation, conglomérat propriétaire de la chaîne de journaux Gesca, dont fait partie le quotidien auquel je suis associé depuis 45 ans, Le Droit, ont annoncé froidement la disparition de mon journal. Pas demain, ni après-demain, mais bientôt… Dans les plans à long terme de Gesca, il ne semble plus y avoir de place pour les journaux imprimés. On les mettra littéralement sur une tablette… Et comme toujours, dans Gesca, l'effort principal est mis sur le quotidien amiral, La Presse. Les autres? Bof…
Quoiqu'il en soit, voici la citation d'André Desmarais, coprésident et co-chef de la direction de Power Corporation, telle que rapportée le 15 mai. La question posée à M. Desmarais portait sur l'avenir des quotidiens régionaux de Gesca, Le Soleil (Québec), Le Droit (Gatineau-Ottawa), La Tribune (Sherbrooke), Le Nouvelliste (Trois-Rivières), Le Quotidien du Saguenay et La Voix de l'Est (Granby). Le patron de Power Corp a répondu : «Que va-t-il arriver à ces quotidiens-là? Eh bien, ils vont disparaître. Il n'y a pas de question. Il faudra qu'ils aient des discussions sérieuses en espérant trouver une façon d'intégration, peut-être à la tablette.»
Pourquoi? C'est essentiellement une question d'argent. Une chute «énorme» des revenus publicitaires, dit M. Desmarais. Le second motif, sur lequel il a moins insisté : les journaux imprimés, «c'est un médium et les gens en veulent moins.» Il y aurait donc perte de revenus et perte de lectorat. Le cocktail parfait pour des fermetures annoncées à moyen terme. Et la solution, si solution il y a, doit être rentable. Pour le moment, on mise sur la tablette… La Presse+, offerte gratuitement… et une possible extension, peu définie pour le moment, de cette tablette à ce que les Montréalais appellent «les régions».
Quand tout cela se produira-t-il? «Le marché déterminera», conclut André Desmarais…
Vous me permettrez de ne pas être très heureux, et ce, pour plusieurs motifs que je risque de présenter pèle-mêle, faute de pouvoir m'engager froidement, avec un recul suffisant, dans ce débat entourant l'avenir des quotidiens imprimés, et notamment de celui qui me tient le plus à coeur, Le Droit. Mais je crois qu'en matière d'information du public, des valeurs autres que les pertes et les profits ont droit de cité. Le droit du public à l'information, y compris l'information régionale, constitue la pierre d'assise de notre démocratie.
1. Je suis quelque peu outré du silence assourdissant qui émane des salles de rédaction des quotidiens de Gesca, y compris La Presse. J'ai toujours cru que le milieu journalistique en était un de remises en question constantes, de contestation, de reddition de compte, du second regard, de réflexion et, par conséquent, de diversité et de choc d'idées. S'il reste quelque chose de ce bouillonnement que j'ai connu, ça ne paraît pas. Trop de journalistes ont la bouche cousue…
2. Compte tenu que l'ère Internet n'a que vingt ans et que personne ne sait trop jusqu'où mènera sa croissance exponentielle et erratique, j'ai de la difficulté à comprendre pourquoi on se comporte comme si le numérique allait - sans appel et de toute évidence - remplacer le papier comme support quotidien de l'information au public. Il y a d'excellents motifs de ne pas mettre tous ses oeufs dans le panier numérique (http://bit.ly/1mDsOZV). Des valeurs de civilisation sont ici en cause.
3. J'aimerais qu'on aborde plusieurs questions de fond. Pourquoi lit-on moins les journaux? Pourquoi lit-on moins, tout court? Il faudra parler d'éducation, de culture, de tout. La proportion d'analphabètes fonctionnels est effarante. Il faudra aussi parler de la qualité du produit offert. J'ai toujours cru, peut-être naïvement, peut-être pas, qu'un bon journal trouvera des lecteurs. Quand le nombre de pages diminue, quand on sabre dans les salles de rédaction, il ne faut pas se surprendre que le lectorat en souffre. Et ceux qui ne lisent pas sur papier à cause d'une incapacité de lecture, ou parce qu'ils n'y trouvent plus ce qu'ils devraient y trouver, vont éventuellement délaisser les nouveaux gadgets électroniques… pour les mêmes raisons.
4. Je refuse - catégoriquement - d'envisager que «le marché» décide si je serai informé ou pas demain. Je comprends les soucis des gens d'affaires comme M. Desmarais qui veulent maintenir et augmenter leurs marges de profit, mais l'information - et le droit du public à cette information - sont des valeurs fondamentales inscrites dans les constitutions. Que de puissants barons d'entreprise puissent s'arroger le droit de placer leur bilan financier devant un droit constitutionnel me bouleverse. Des solutions? Hé, je ne suis qu'un scribe à la quasi-retraite, qui tentera de vivoter avec ses REER le plus longtemps possible… Ce qui me désole, cependant, c'est que personne ne semble vouloir prendre cet enjeu par les cornes… Il doit y exister des solutions de rechange.
5. En 1913, Le Droit a été fondé par des Franco-Ontariens qui luttaient contre l'interdiction de leurs écoles par un gouvernement raciste à Toronto. Son lectorat est devenu graduellement plus québécois qu'ontarien, mais le journal continue à chevaucher les deux rives de l'Outaouais. Des milliers, des dizaines de milliers de personnes y ont travaillé ou ont contribué à le diffuser au cours de son premier siècle. Le Droit est enraciné même s'il est amoché par l'époque. Le labeur centenaire de ses artisans, et le public qu'ils ont desservi et continuent de desservir, méritent une reconnaissance et un attachement qui dépassent la froide lecture d'un bilan financier et l'interprétation de l'évolution technologique. Pour moi, l'humain sera toujours plus important que la marge de profit.
Bon, c'est sans doute un peu décousu, mais voilà au moins quelques salves qui, j'espère, inciteront les collègues journalistes du Droit et de Gesca à se lancer dans l'arène, à questionner, à débattre le pour et le contre… pas seulement autour d'un café, mais sur la place publique. Même les syndicats de journalistes n'ont pas fait de vagues. Seule la FPJQ est intervenue, sans que cela ne cause trop de remous. J'ose espérer qu'il existe encore une capacité de rébellion dans les empires médiatiques d'aujourd'hui. Parfois, une rébellion est salutaire… même pour les bilans financiers des entreprises.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire