lundi 22 mai 2023

Cher professeur Vacante...

                                               Caricature opportune dans le Montréal Gazette
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À M. Jeffery Vacante, professeur d'histoire, University of Western Ontario (London, Ontario),

J'ai lu votre texte d'opinion dans le Globe and Mail (voir lien en bas de page) sur les effets possibles de la plus récente mouture de la Loi fédérale sur les langues officielles (C-13). J'ai «indigéré» une multitude de textes du genre au fil des décennies, certains bien pires que le vôtre, et normalement j'aurais laissé passer. Mais vous enseignez l'histoire à une université réputée (University of Western Ontario, à London) et plus encore, le Québec compte parmi vos domaines d'expertise. Vous formez les générations futures d'historiens et votre spécialisation vous ouvre toutes grandes les portes des médias. Vous n'avez pas le droit de plaider l'ignorance ici. Voilà pourquoi il faut répondre aux sornettes que vous propagez dans cette chronique que plusieurs boiront comme parole d'évangile.

Par où commencer? J'aurais l'embarras du choix mais le meilleur, peut-être, sera de procéder point par point en suivant le déroulement de votre texte. Ce ne sera pas de la grande littérature mais ça ira. Un commentaire général avant de procéder. Je me suis demandé si votre bagage de connaissances incluait les données linguistiques fort instructives des recensements fédéraux qui depuis longtemps dressent de façon implacable le déclin, parfois l'agonie, de la francophonie hors Québec, doublée d'une progression robuste de l'anglais au Québec. Si vous êtes au courant, cela ne paraît pas. Puis je me suis interrogé sur ce que vous pourriez savoir de la persécution des francophones hors Québec depuis 1867 et de leur difficile récupération (incomplète) de droits dont la soi-disant minorité anglo-québécoise a toujours joui sans réserve. En faisant abstraction de l'histoire politique et socio-linguistique du Canada et du Québec, votre analyse nous transporte dans un «pays des merveilles» qui n'a rien à voir avec la vraie vie des individus et des collectivités.


1. Dès votre premier paragraphe, vous évoquez le Plan d'action pour les langues officielles 2023-2028 et dites qu'il s'agit d'un «five-year funding program intended to strengthen French-speaking communities across Canada» (plan quinquennal visant à renforcer les collectivités francophones à travers le Canada). Que cela fasse partie du plan ne laisse aucun doute mais vous oubliez que le plan d'action 2023-2028 finance aussi les collectivités anglo-québécoises, qui reçoivent environ 20% des sommes affectées aux langues officielles en vertu de la future Loi C-13 et de ses prédécesseurs, selon les fonctionnaires de Patrimoine canadien. Cela donnera 800 millions $ au cours des cinq prochaines années. Et quel sera le pourcentage des sommes dirigées vers la protection et la promotion du français au Québec? Ne cherchez pas. Il n'y en a pas. La Loi sur les langues officielles est ainsi faite.


2. Vous faites vôtre le faux argument de la Québec Community Groups Network concernant un quelconque lien entre la Loi C-13 et une limitation possible des services en anglais au Québec. C'est de la pure fiction et vous devriez le savoir. Pire, vous en rajoutez. À croire les représentants anglo-québécois, et vous endossez leur position, la seule mention de la Charte de la langue française du Québec dans le projet de loi fédéral (pour reconnaître que le français est la langue officielle du Québec) signifie une approbation de la Loi 101, de la Loi 96 et du recours systématique à la clause dérogatoire de la Loi constitutionnelle de 1982. Et que, par extension, les Anglo-Québécois ont raison d'être inquiets...

Je vous cite: «The fact that Bill C-13 effectively endorses the use of the notwithstanding clause, and the fact that it defers to the Charter of the French Language in Québec - which does not guarantee access to services in English - means that the English-speaking community in Québec has every reason to be concerned.» («Le fait que le projet de loi C-13 approuve effectivement l'utilisation de la clause dérogatoire, et le fait qu'il soit soumis à la Charte de la langue française du Québec - qui ne garantit pas l'accès aux services en anglais - signifie que la collectivité anglophone du Québec a raison d'être préoccupée.») Vous présentez comme «fact» une fiction. La clause dérogatoire n'est pas mentionnée une seule fois dans la nouvelle Loi sur les langues officielles et l'unique référence à la Charte de la langue française concerne le statut du français comme langue officielle. Et on rappelle dans le même article que le français et l'anglais ont un statut d'égalité à l'Assemblée nationale et devant les tribunaux québécois. Affirmer, par conséquent, que C-13 est soumis aux dispositions de la Charte de la langue française du Québec frise le ridicule!

Quant à la garantie de services en anglais, vous avez vraiment du culot. Les mesures de protection et de promotion du français prises par Québec depuis l'adoption de la Loi 101 en 1977 avaient pour but de freiner, voire arrêter la croissance de l'anglais au Québec, pas de l'éliminer. Et de toute évidence, les succès sont très mitigés. Au cours du dernier demi-siècle, les tribunaux fédéraux ont charcuté la Loi 101, Québec et Ottawa ont continué de surfinancer les réseaux anglo-québécois en santé et en éducation, près de 50% de la population québécoise est désormais bilingue (comparez ça aux autres provinces!), et le plus grand nombre de plaintes linguistiques ces jours-ci viennent de francophones qui ne réussissent pas à obtenir des services français... au Québec! Et pendant que la population francophone hors Québec décline en proportion et en chiffres absolus, les effectifs anglophones au Québec augmentent de façon appréciable! Pourquoi, dites-moi, les Anglo-Québécois devraient-ils s'inquiéter?


3. Vous poursuivez en affirmant qu'avec les modifications à la Loi sur les langues officielles dans C-13, «the federal government is effectively walking away from the idea that Canada is a bilingual country and embracing the idea that it is an English-speaking country that has a French-speaking region in Québec and a smattering of French-speaking communities outside that province». Ma traduction: «que le gouvernement fédéral s'éloigne de l'idée que le Canada soit un pays bilingue et embrasse l'idée qu'il soit un pays de langue anglaise avec une région francophone au Québec et un saupoudrage de collectivités de langue française à l'extérieur de cette province». Monsieur Vacante, vous enseignez l'histoire: vous devez savoir que jusqu'aux années 1960, le gouvernement fédéral avait agi comme s'il considérait le Canada un pays de langue anglaise. Son ralliement à une forme parfois superficielle de bilinguisme officiel sous Pierre Elliott Trudeau ne visait au fond qu'à conjurer la menace séparatiste d'un Québec de plus en plus éveillé. 

Mais revenons à C-13 et à ses amendements. Au-delà des déclarations de principe des premiers articles et d'une protection accrue pour la langue française dans les entreprises de compétence fédérale oeuvrant au Québec, la nouvelle Loi sur les langues officielles fonctionne exactement comme l'ancienne. La partie VII, celle qui compte, celle qui a des signes de piastre et des mesures dites positives, vise de façon tout à fait symétrique le soutien aux francophones hors Québec et aux Anglo-Québécois. Le gouvernement fédéral continuera de dépenser des centaines de millions de dollars pour soutenir les collectivités anglo-québécoises comme si leur situation était exactement la même que celle des minorités canadiennes-françaises et acadiennes ailleurs au pays. Et Ottawa ne versera pas un sou pour la protection et la promotion du français au Québec, du moins pas dans le cadre de la Loi sur les langues officielles.

Vous empilez, dans le même paragraphe: «By weakening the legal protection for bilingualism across the country - and embracing a regional and asymmetric approach to bilingualism - the new Official Languages Act will in effect make linguistic minorities in Canada subject to the whims of whatever government happens to be in power.» Ma traduction: «en affaiblissant la protection juridique du bilinguisme à travers le pays - et en favorisant une approche régionale et asymétrique au bilinguisme - la nouvelle Loi sur les langues officielles assujettira les minorités linguistiques aux caprices de tout gouvernement qui se trouve au pouvoir.» Le principe de l'asymétrie, qui s'incarne ici dans la reconnaissance du double statut minoritaire des francophones - minoritaires dans chaque province et territoire à majorité anglaise, mais minoritaires aussi dans l'ensemble du Canada - ne modifie en rien la protection du «bilinguisme» dans cette loi, qui vise essentiellement l'appareil fédéral et sa fonction publique, les entreprises de compétence fédérale et le soutien (financier et autre) aux minorités linguistiques.


4. Enfin, vous arrivez au coeur de votre argumentaire: faites attention, les p'tits amis, si vous menacez l'anglais au Québec, nous serons libres de menacer le français ailleurs... Je cite: «If the federal government will no longer defend the principle of equality, then there will be little reason for provincial governments to do so either.» Je traduis: «si le gouvernement fédéral ne défend plus le principe de l'égalité (symétrie entre Anglo-Québécois et francophones hors Québec), il n'y aura pas beaucoup de raisons pour que les gouvernements provinciaux le fassent.» Non mais sur quelle planète vivez-vous? Sous son vernis d'égalité, la Loi sur les langues officielles n'a même pas réussi à garantir aux francophones le droit de travailler dans leur langue dans la fonction publique fédérale. Le gouvernement fédéral, trop souvent, n'applique pas les principes qu'il défend sur le plan linguistique. Quant aux provinces, la seule qui a traité dignement sa minorité depuis la Confédération, c'est le Québec. Les provinces à majorité anglaise ont fait des concessions aux francophones après des décennies de persécution, et ce, uniquement à coups de manifestations, de contestations judiciaires (qui se poursuivent en 2023) en vertu de l'article 23 de la Charte et de sueurs froides dans les années 1960 et à l'approche des deux référendums québécois... 

Au cas où nous n'aurions pas vu le bâton derrière votre carotte, vous précisez: «A provincial government in an English-speaking province - let's say Ontario - could limit the rights of its francophone minorities to access services in their own language on the grounds that Québec - and even the federal government - does little to protect English-language services there.» Je traduis: «un gouvernement provincial dans une province anglophone - disons l'Ontario - pourrait limiter le droit de ses minorités francophones à obtenir des services dans leur langue en invoquant comme motif que le Québec - et même le gouvernement fédéral - fait peu pour protéger les services en anglais dans cette province.» Parlons-en M. Vacante, de l'Ontario, ma province natale, qui avait supprimé l'enseignement en français avec le Règlement XVII, qui a consenti à créer un réseau d'écoles primaires est secondaires de langue française sous la menace de Daniel Johnson vers la fin des années 1960 alors que l'assimilation avait déjà fait son oeuvre, qui a dû céder la gestion de ce réseau scolaire aux francophones à cause d'une interprétation de l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés par la Cour suprême, qui a consenti de peine et de misère à la création de deux collèges de langue française, qui a voulu supprimer le seul hôpital de langue française (Montfort) et qui refuse à ce jour de donner aux Franco-Ontariens ce qui leur revient de droit: une université de langue française digne de ce nom! L'Ontario, et les autres provinces anglaises, n'ont jamais eu besoin d'invoquer l'ineptie fédérale pour piétiner leurs minorités francophones. Même au Nouveau-Brunswick où les Acadiens forment plus de 30% de la population... Invoquer les effets improbables de C-13 pour remettre en question la tolérance consenties à reculons aux minorités francophones serait pire que de l'hypocrisie. Pendant ce temps, les Anglo-Québécois roulent en Cadillac...


5. Vos conclusions, M. Vacante, ne résistent pas devant la réalité canadienne. Vous dites notamment que la nouvelle Loi sur les langues officielles «will produce a Québec that is more French and a rest of Canada that is more English». Je traduis: C-13 «produira un Québec qui sera davantage français et un Canada hors Québec encore plus anglais». Il faudra que vous m'expliquiez comment le fait d'accorder 800 millions $ au soutien de l'anglais au Québec (2023-2028) et rien à la promotion du français aura pour effet de franciser le Québec. Quant au reste du Canada, il sera de plus en plus anglais avec ou sans Loi sur les langues officielles. C'est une tendance lourde, amorcée depuis plus d'un siècle. Je prédis que C-13 aura au contraire pour effet de favoriser l'anglicisation du Québec et d'échouer dans ses efforts de protéger ce qui reste des collectivités francophones ailleurs au pays.

Votre dernier paragraphe est un chef-d'oeuvre, soyons gentil, disons d'incompréhension. Je cite: «After all, those who sacrifice the rights of a minority group in one part of the country in order to advance their own rights in another part of the country will one day wake up to find that their own rights are expendable.» Je traduis: «Après tout, ceux qui sacrifient les droits d'un groupe minoritaire dans une région du pays pour faire progresser leurs propres droits dans une autre région du pays se réveilleront un jour et découvriront que leurs propres droits ne sont pas indispensables.» Considérant qu'aucun droit des Anglo-Québécois n'a été sacrifié dans C-13 et que la collectivité anglophone du Québec est un prolongement de la majorité anglo-canadienne (et non une véritable minorité), votre prémisse s'écroule. Secundo, dois-je vous rappeler que le gouvernement fédéral (celui qui adopte C-13) est le gouvernement de la majorité anglo-canadienne. Les francophones n'ont aucun pouvoir à Ottawa sauf ceux que leur consentent les représentants du Canada anglais. Même s'ils le voulaient, les francophones du Canada ne pourraient prendre de décision qui sacrifie les droits des uns pour faire avancer les droits des autres. C'est le Canada anglais majoritaire qui a le dernier mot: toujours! Et j'ai des nouvelles pour vous, cher professeur: nous savons depuis 1867 qu'«our rights are expendable» dans ce pays! Qu'un expert comme vous semble l'ignorer me laisse pantois!

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Lien au texte Francophone minorities should worry about the Liberals' language plans, par Jeffery Vacante, Toronto Globe and Mail, 17 mai 2023 - https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-francophone-minorities-should-worry-about-the-liberals-language-plans/


2 commentaires:

  1. Et surtout n'essayer pas de répondre et de critiquer leurs commentaires sur le Québec. Ils ne vous publieront pas. Croyez-en mon expérience personnelle.

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