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L'observation et l'analyse de la situation de la langue française dans notre coin d'Amérique du Nord constitue l'un de ces chantiers où, à force de fixer quelques branches de quelques arbres, on perd de vue la forêt.
Nous occupons un territoire entouré d'anglophones, 40 fois plus nombreux et porteurs de l'actuelle première langue internationale. Les îlots francophones à l'extérieur de ce territoire fondent à vue d'oeil. Le verdict des recensements fédéraux est implacable: le français décline partout au pays, et ce, même dans le château-fort québécois. Les transferts linguistiques vers l'anglais s'accélèrent d'une génération à l'autre. Cela s'entend à la télé, dans la rue; se lit dans les médias; se vit au travail et dans les foyers. Ça s'appelle l'assimilation. Sa réalité est facile à comprendre. Elle crève les yeux.
Alors quand je lis sur la page de l'excellent réseau franco-ontarien ONFR+ un texte comme celui intitulé Protection du français: l'insécurité linguistique plus dangereuse que le «franglais» (voir lien en bas de page), je me gratte la tête. Les experts cités sont reconnus et crédibles, ont consacré des décennies à étudier de l'extérieur un phénomène que j'ai vécu à l'interne. Et pourtant, parfois, je me demande si nous vivons sur la même planète...
L'article commence par quelques généralisations rédigées après une interview avec deux sociolinguistes de l'Université d'Ottawa, Shana Poplack et Nathalie Dion. Je cite: «Dans l'imaginaire collectif, la langue française glisse sur une longue pente qui la mènera éventuellement à sa perte. Mais visons-nous la bonne cible quand nous pointons le langage parlé des jeunes, les anglicismes ou le franglais?» Quel est cet «imaginaire collectif» évoqué? Le mot imaginaire évoque un éloignement de la réalité, et collectif renvoie nécessairement à une collectivité, mais laquelle? Et d'où vient ce «nous» indéfini qui jette un blâme sur le langage parlé des jeunes, les anglicismes et le franglais?
Cette introduction, sur laquelle s'appuie l'ensemble du texte, est un peu gratuite et, de fait, erronée. La longue pente sur laquelle le français glisse ne relève pas d'un quelconque imaginaire. C'est une réalité objective, scientifique, démontrée, palpable. Si on écrivait que dans l'«imaginaire collectif», le français se portait bien partout au Canada, je comprendrais mieux l'emploi de l'expression comme reflet d'une réalité imaginée et espérée, mais irréelle. La corruption du langage parlé, les anglicismes et le franglais sont régulièrement condamnés mais rarement, sinon jamais, ai-je pu croire que «nous?» voyions là des causes du déclin du français. Ce sont bien davantage des symptômes ou des conséquences du déclin du français.
Les sociolinguistes mettent la table en affirmant que le «bon» français est un mythe, et qu'au fil des siècles, les grammairiens «ne sont pas d'accord les uns avec les autres». Que les grammairiens de 1530 puissent ne pas s'accorder avec ceux de 1750 ou de 2023, ça va de soi. Que le «bon français» de 1675 ne soit pas toujours celui de 1975 va aussi de soi. Que le «bon français» varie selon qu'on soit en France, au Québec ou en Afrique va également de soi. Que plusieurs «bons» français se côtoient à la même époque me paraîtrait plausible. Mais tous ces «bons» français existent. Ce ne sont pas des mythes. Partout, les «mauvais» français se reconnaissent et font grincer les dents.
Ayant culpabilisé les ténors d'un «bon» français apparemment mythique, les deux expertes s'attachent à innocenter les anglicismes et l'emploi de mots anglais dans une conversation en français. Comme s'il suffisait, pour un verbe par exemple, de le conjuguer en français pour qu'il devienne acceptable. Supporter (to support) une cause, au lieu de l'appuyer, ne devient pas moins horrible parce qu'on le prononce et conjugue correctement. Quant à l'emploi de mots anglais dans une phrase en français, Mme Poplack n'y voit pas un signe de la perte du français. Au contraire, dit-elle, «ça requiert une habileté bilingue énorme pour penser tout le temps à la syntaxe des deux langues simultanément». Faudrait-il croire que les locuteurs de ce qui devient vite du franglais sont supérieurs sur le plan linguistique? Foutaise!
Les anglicismes et le recours aux mots et expressions anglaises sont un reflet de la pauvreté du vocabulaire des francophones, surtout mais pas exclusivement en milieu minoritaire (on n'a qu'à écouter les gens dans la rue à Montréal et à Gatineau). Si on se limite cependant à la situation des Franco-Ontariens, on constate que la majorité d'entre eux vivent des quartiers anglophones urbains. Les générations montantes auront en forte majorité des conjoints anglophones. Selon Statistique Canada, les Ontariens francophones consomment très majoritairement des produits culturels en anglais (Internet, journaux, télé, etc.), travaillent en anglais et communiquent en anglais dans les établissements publics et privés. Près de 40% d'entre eux parlent surtout l'anglais à la maison. Les adultes franco-ontariens sont presque tous bilingues, mais pas leurs enfants qui comptent un nombre d'unilingues anglais en hausse constante. Pas surprenant, par conséquent, que la plupart des jeunes parlent de plus en plus un français appauvri avec un accent anglo, que les anglicismes abondent et le franglais se propage.
Enfin, ces jours-ci, il est difficile d'échapper à l'évocation de ce qu'on a appelé «l'insécurité linguistique» comme l'une des causes du déclin du français dans des milieux (comme l'Ontario) où les francophones sont minoritaires. En vertu de cette théorie, des francophones, percevant leur incapacité à se conformer aux normes du «bon» français qu'on leur apprend à l'école, éprouvent «un sentiment de malaise, d'anxiété ou de peur» qui «bloque» leur utilisation du français. Je ne doute pas que ce phénomène existe chez de nombreux individus, mais il m'apparaît comme un facteur négligeable dans l'ensemble des rouages sociaux, économiques et politiques qui régissent le déclin du français au Canada et au Québec. Les transferts linguistiques sont un phénomène essentiellement social, et non l'expression de phobies individuelles.
Au sujet des interventions de l'école et des parents (vraiment? les parents?) pour améliorer le français parlé, Mme Poplack dit: «On veut tout faire pour appuyer l'utilisation du français. Mais ce n'est pas la bonne façon. Comme ça, on arrive à faire croire que si on parle naturellement comme notre groupe de pairs, on fait quelque chose de mal. Alors, si c'est mal, pourquoi parler français?» Des chercheurs auraient avantage à séjourner dans des écoles franco-ontariennes. Sauf pour quelques coins de l'Est et du Nord ontariens, ils arriveraient vite à la conclusion que même si l'on enseignait aux jeunes que c'est «bien» de parler un français tout croche et corrompu, la plupart passeraient de toute façon à l'anglais avec leur «groupe de pairs» en sortant de la classe. Les jeunes parleront la langue de l'intégration sociale et dans l'Ontario de 2023 (comme celui des années 1960 quand j'y étais), cette langue, c'est presque partout l'anglais. Le phénomène de l'anglicisation reste sociologique, pas psychologique.
Se peut-il que dans les tours universitaires d'Ottawa on ne voie pas, tout autour, ces générations de vieux qui parlent surtout français, ces générations d'adultes davantage bilingues que francophones, et cette génération montante de jeunes plus anglicisés que bilingues? Peut-on croire, même pour un instant, que l'insistance sur un «bon» parler français à l'école puisse avoir même un minuscule effet sur cette gigantesque machine sociale en mouvement? Peut-on croire, même pour un instant, qu'on puisse associer la corruption et l'anglicisation du français à des «innovations linguistiques des jeunes»? Les «chiacs», qu'ils nous arrivent de Shediac, de Montréal ou d'Ottawa, ne sont qu'une étape, plus ou moins longue, entre un passé français et un avenir anglais. Insécurité linguistique mon oeil!
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Lien au texte d'ONFR+ - https://onfr.tfo.org/protection-du-francais-linsecurite-linguistique-plus-dangereuse-que-le-franglais/
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