mercredi 12 juillet 2023

Ce que nous avons perdu...


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La disparition récente de mon quotidien, Le Droit, en avril 2023, constitue une calamité sur le plan de l'information, mais représente également une perte humaine inestimable. Ces jours-ci, alors que notre ancienne presse écrite continue de vivre dans le déni, on ne parle ni de l'une ni de l'autre... ce qui ne diminue en rien leur réalité.

En décembre 1969, jeune blanc-bec à la salle de rédaction, j'avais assisté avec trop peu de sérieux à la cérémonie annuelle de voeux du temps des fêtes, offerts par le grand patron du journal. Le président de l'Association des employés du Droit avait déclaré au personnel réuni dans la rotonde, au sujet du directeur général: «Il est notre père, nous sommes ses enfants». Nous avions éclaté de rire...

Après quelques années comme reporter, j'avais compris que cette allusion à une «grande famille» du journal n'était pas totalement dénuée de fondement. Travailler au Droit ne se réduisait pas à un simple emploi. L'âme du Droit s'incarnait dans les humains qui l'habitent. Les journalistes, typographes, pressiers, représentants publicitaires, employés et administrateurs fabriquaient un journal, étaient associés à ses causes. D'intenses solidarités en découlaient.

Le quotidien papier livré aux abonnés était le fruit du travail concerté de plusieurs centaines de personnes de métiers différents. Et que dire de l'armée de camelots - adultes et enfants - qui ont déposé au fil des décennies Le Droit sur le perron, dans la boîte aux lettres, dans les boîtes rouges en campagne (image ci-haut) ou dans les kiosques? Imaginer leur nombre sur 110 ans n'est pas une mince tâche.

Dans le livre Entre deux livraisons, publié en 1963 à l'occasion du 50e anniversaire du journal, on pouvait lire: «Le département de la diffusion (compte) 12 employés de bureau, 12 inspecteurs, 578 porteurs, 284 dépositaires, 170 correspondants et 128 agents locaux d'abonnements». Cela donnait plus de 1000 employés ou contractuels associés à la seule distribution du quotidien. Il fallait en ajouter plus de 300 autres à la rédaction et à la production du quotidien...

Ces milliers de personnes provenaient de tous les coins de l'Outaouais, de l'Est ontarien - Hull, Gatineau, Ottawa, Maniwaki, Hawkesbury, Cornwall, Buckingham, etc. - et d'ailleurs au Québec et en Ontario. Ces milliers de personnes avaient aussi des familles et amis qui connaissaient leur association au journal et/ou le lisaient tous les jours. Ces milliers de personnes disposaient également de revenus provenant de leur participation à la production et à la distribution du Droit.

Ce 24 mars 2020, prétextant la pandémie pour hâter des décisions déjà prises, on a cessé d'imprimer le journal. Fini le papier. Les livreurs ont rangé leurs voitures. Des pressiers ont perdu leur emploi. La salle de rédaction et les services administratifs étaient déjà en mode «coupe» depuis des années. Les derniers vestiges de la «grande famille» d'autrefois se disloquaient. Ne restait que l'édition numérique quotidienne, elle-même supprimée le 18 avril 2023...

Au printemps 2020, près de mon petit chalet dans la municipalité de La Pêche, la petite boîte rouge au bord du chemin avait été mise aux poubelles. Comme je n'ai pas d'Internet, je pouvais jusqu'à l'an dernier me brancher sur le wi-fi de ma belle-soeur (voisine) pour télécharger l'édition numérique du jour. Cette année, c'est le vide. Même avec l'Internet au chalet, je devrais tant bien que mal patauger dans une page Web peu conviviale pour démêler les nouvelles du jour de celles d'hier et d'avant. J'ai pris toute la mesure de ce que nous avons perdu!

Le Droit, comme bien d'autres journaux du Québec et du Canada, subit un déclin qui remonte au moins aux années 1980, depuis son acquisition par de petits ou grands empires de presse. Chaque coupe - et il y en a eu plusieurs - et chaque perte d'emploi devaient, disait-on, assurer la survie et l'avenir du journal. On a tellement bien coupé qu'il ne reste plus d'entreprise, plus de journal. Rien qu'une page Web et un magazine papier du samedi qui disparaîtra lui aussi à la fin de 2023.

J'ai souvent l'impression d'être l'un des seuls à s'en plaindre sur la place publique. Peut-être faudra-t-il que je pige dans mes maigres économies pour publier à mes frais un avis de décès officiel, pour que le public de l'Outaouais et de l'Est ontarien prenne lui aussi la pleine mesure de ce qu'il a perdu en 2020 et en 2023.

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Un titre ironique dans le cahier spécial du 110e anniversaire du Droit, le 10 juin 2023

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Projet d'avis de décès

Le quotidien Le Droit (27 mars 1913 - 18 avril 2023)

Nous avons le regret d'annoncer le décès du quotidien Le Droit à l'âge de 110 ans, survenu après un très long déclin. Le journal s'est éteint après la parution de son ultime édition quotidienne, le 18 avril 2023. Il laisse dans le deuil des centaines de milliers de francophones en Outaouais, à Ottawa et dans l'Est ontarien. Aucune cérémonie ou commémoration n'est prévue, la nouvelle du décès n'ayant pas connu une grande diffusion. Seule une page Web portant le nom Le Droit lui survit, jusqu'à nouvel ordre, sous l'égide des Coops de l'information.

La grande famille des lecteurs et lectrices du Droit remerciera un jour les milliers d'artisans qui ont, depuis 1913, oeuvré au quotidien sous la noble devise «L'avenir est à ceux qui luttent», tissant des liens profonds avec les collectivités régionales, en Ontario et au Québec. Parmi ces artisans, mentionnons:

- plusieurs générations de journalistes (reporters, éditorialistes, chroniqueurs, pupitreurs, cadres d'information, etc.) qui ont assuré à la population sa tranche quotidienne d'histoire de l'humanité depuis 1913

- une multitude de typographes et pressiers, sans lesquels la production du journal aurait été impossible, ayant exercé jusqu'au 29 décembre 1989 des métiers pluri-centenaires dans un siècle turbulent qui a vu de nouvelles technologies modifier, puis supprimer leurs emplois

- les représentants publicitaires qui, grâce à leur expertise des milieux institutionnels et commerciaux de la région et du pays, amassaient la majorité des revenus dont le quotidien avait besoin pour sa survie

- les innombrables membres des services administratifs (direction générale, comptabilité, abonnements, etc.), qui assuraient, souvent dans l'ombre, une gestion essentielle de l'entreprise de presse

- les employés chargés de distribuer le journal, responsables jusqu'en mars 2020 du réseau de livraison à domicile du quotidien papier. Au fil des décennies, on y a recensé des milliers de camelots (surtout des enfants jusqu'à 1987, puis des adultes en voiture jusqu'à 2020)

- l'équipe réduite mais compétente et courageuse qui reste en place pour poursuivre la tradition d'excellence du journal et maintenir sa présence sur la page Web toujours existante du Droit.

Les témoignages de sympathie et de solidarité peuvent se traduire par une lettre ou un message à (on ne sait trop à qui) pour protester contre l'abandon du journal imprimé et de l'édition numérique quotidienne, et réclamer leur retour.


2 commentaires:

  1. Vous devriez envoyer cet avis pour publication dans la dernière édition papier du samedi en décembre 2023

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  2. Je comprends votre attachement au Droit, ayant été à son emploi pendant si longtemps. LeDroit, cependant, demeure une entreprise privée, une structure économique et non une réalité organique. L'entreprise privée de ce nom a rendu l'àme, pour le dire ainsi, lors de sa banqueroute, fruit, vous avez raison, de l'intersection de plusieurs causes, victime de l'Internet, de son manque de compétivité avec d'autres entreprises ou organismes de presse, de sa philosophie très particulière et à courte vue (toujours aller de l'avant, ne jamais regarder en arrière, ne jamais s'excuser, ne jamais chercher à se faire pardonner, ne jamais regretter quoi que ce soit, agir d'une façon mâle et virile en toutes occasions, préférer la force à la finesse, etc., tel qu'il en ressort d'observations personnelles et tel qu'explicité en détail par un ancien du Droit et de la Gatineau, deux organes libéraux comme il y en a tant -trop- en Outaouais, soit Michel M.), de ses propres erreurs de gestion, de gestionnaires ayant parfois un penchant pour la pontification et la suffisance, de l'accumulation des déficits passés, etc. La coopérative de travailleurs portant ce nom et les autres coopératives de travailleurs fondées en même temps dans les autres journaux du groupe et portant leur nom respectif, je l'ai appris grâce à vous,, ont fusionné ou le feront (je ne sais plus) pour former une plus grande coopérative, ce qui laisse entendre que leur situation financière est difficile. Cette coopérative, organiquement, n'a rien en commun avec l'entreprise privée appelée LeDroit, sinon le nom, certain des membres (les plus jeunes des employés de l'ancienne salle de nouvelles) et un lectorat vieillissant attaché à un journal créé à l'origine pour servir d'instrument de combat pour des Franco-Ontariens menacés par une assimilation légalisée et mise sur pied par les provinces anglophones qui composent ce royaume canadien dont nous avons la malchance d'être des sujets et non des citoyens à plein titre. À mon sens, finalement, l'avis de décès devrait être daté du jour de la banqueroute de cette entreprise privée.)

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