jeudi 11 janvier 2024

Réponse au tout dernier éditorial d'une édition papier de mon ancien quotidien, Le Droit


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Quelques jours plus tôt, elle avait déjà déclaré en ondes à Radio-Canada qu'un journal papier était un produit «éphémère», qui sert à allumer des feux de cheminée ou garnir des litières de chat...

Dans l'ultime édition papier hebdomadaire de l'ex-journal Le Droit, le 30 décembre 2023, la rédactrice en chef Marie-Claude Lortie traite d'imbéciles (c'est quoi le meilleur antonyme d'intelligent?), de peureux, d'obscurantistes et d'aveugles ceux et celles qui défendent l'information imprimée... Bref si nous avançons des arguments pour remettre en question le tout-numérique, nous sommes des idiots!

On me répondra qu'elle n'a rien de dit de tel - du moins pas en toutes lettres - mais je mets au défi quiconque se donne la peine de lire ses propos de conclure autrement. Parfois, «rien qu'à ouère on oué ben», aurait clamé mon tout premier directeur de l'information au Droit, Christian Verdon, à la fin des années 1960.

Tiens, je vous invite à lire vous-mêmes la première partie de son sermon à nous, incultes (pour le reste de l'éditorial, voir le lien en bas de page):

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Commençons par le début. Le génie de Stephen Hawking ne lui a pas conféré la perfection. Et malgré toute l'estime que j'ai pour lui, cette définition de l'intelligence, je la crois erronée. L'intelligence, n'est-ce pas plutôt la capacité de comprendre, et j'ajouterais de réfléchir, de porter des jugements et d'agir en conséquence? 

L'humain provoque les changements bien plus qu'il ne les subit. Le plus souvent, l'humanité a dû «s'adapter» aux changements qu'elle a causés et dont elle a subi les contrecoups. L'agriculture. L'urbanisation. L'industrialisation. L'extinction d'innombrables espèces animales. Les modifications climatiques. Les guerres et la prolifération de la violence. Les révolutions technologiques y compris l'Internet. 

Que l'adaptation des humains au changement (encore ici «s'adapter» peut compter des éléments d'adoption, d'ajustement, de résistance et même d'opposition)... que cette adaptation, dis-je, nécessite une certaine intelligence ne soulève aucun doute, mais cette capacité d'adaptation n'existe-t-elle pas dans l'ensemble des êtres vivants, des plus minuscules virus aux plus imposants mammifères?

Non, l'intelligence, c'est bien plus que la capacité de s'adapter, et en réduire ainsi la définition nous enferme dans des culs-de-sac. Surtout si l'on confond adapter et adopter. Ainsi, selon la logique de la rédactrice en chef, s'appuyant sur une définition restrictive de l'intelligence, «on ne peut qu'applaudir» cette pensée de Hawking, qui devient ainsi le socle sur lequel elle tonne contre ces pauvres «inintelligents» opposés aux voitures, aux avions et à l'électricité. Ou s'interrogeant sur le tout-numérique obligatoire pour les médias d'information.

L'ultime éditorial du journal Le Droit affirme que le passage du papier au tout-numérique est «poussé par la même énergie» que celle qui a propulsé les grandes avancées technologiques du 20e siècle. En troquant la calèche pour une auto, le bateau pour l'avion, la chandelle pour une ampoule, un objet physique en remplace un autre. Et si celui-ci tombe en panne, on peut dépoussiérer celui-là. En passant de l'imprimé au tout-numérique, l'objet physique disparaît. Ne reste que le virtuel, réalité sans garantie sur laquelle l'usager exerce très peu de contrôle. Un trait sur des siècles de nouvelles imprimées pour sauter sans filet de sécurité dans l'univers immatériel du Web.

«Votre café du matin sera le même, votre journal aussi», propose en gros caractères le titre mensonger de l'éditorial du 30 décembre. Je ne sais pas pour le café, mais l'absence du papier constitue déjà une différence plus que majeure entre le passé et l'avenir. Le 24 mars 2020, Le Droit a mis fin à son édition quotidienne papier, ne conservant qu'un magazine hebdomadaire qui vient de rendre l'âme. L'édition numérique quotidienne (genre La Presse+) a été supprimée le 18 avril 2023. À compter du Jour de l'An 2024 ne subsiste qu'un énorme babillard Web d'information mis à jour en temps réel, avec le condensé électronique quotidien (principalement des nouvelles régionales) du forfait d'abonnement le plus cher. Non seulement le journal n'est-il plus le même, il n'existe plus! Un babillard Web n'a jamais été et ne sera jamais un journal.

La rédactrice en chef du Droit semble croire que depuis l'arrivée de l'Internet, la question de la survie des journaux imprimés ne s'est jamais vraiment posée. La seule question, «on le sait, était quand disparaîtraient-ils?» Si c'est bien le cas, on se demande bien pourquoi elle écrit, plus loin dans son texte: «La décision de passer au numérique n'a pas été prise à la légère. Les pour et les contre ont été analysés de tous les angles, les raisons de garder le papier ont toute été considérées et testées.» Si tous s'entendaient sur la disparition éventuelle des journaux papier, pourquoi en sommes-nous toujours, en 2023, à «peser le pour et le contre» et «tester sous tous les angles»?

Quand l'empire Power-Gesca a annoncé la dématérialisation de La Presse en 2014, et la disparition de ses six journaux régionaux (dont Le Droit), le débat sur l'imprimé - qui existait bel et bien - a abouti à l'acquisition des quotidiens régionaux par Martin Cauchon, qui avait promis de conserver les éditions papier. En mars 2020, quelques semaines avant la suppression de l'imprimé en semaine, la direction du Droit invitait toujours les «nostalgiques» du journal imprimé à se réabonner dans un contexte de simple «diminution» de l'empreinte papier. Nous mentait-on? On ne s'en souvient pas?

Pire, à lire l'éditorial du Droit, on en vient à se demander pourquoi quelqu'un voudrait se procurer un journal papier, objet «extrêmement éphémère» (bon pour allumer les feux de cheminée et garnir les litières de chat, disait-elle à Radio-Canada). Une part appréciable de son lectorat serait sans doute en désaccord. Pour s'en convaincre, la rédactrice en chef n'a qu'à lire le texte de son chroniqueur Patrick Duquette (dans la même édition), qui commence ainsi son texte: «Il m'arrive souvent de me faire aborder par de fidèles lecteurs du Droit. Ces jours-ci, ils finissent toujours par me dire la même chose: Monsieur Duquette, on va s'ennuyer de la version papier.» (voir lien en bas de page). Ils ne disent pas: bon débarras!

Le jour de la parution de l'édition papier du 30 décembre 2023, l'artiste Alexandre Deschênes publiait ce statut sur sa page Facebook: «J'ai besoin d'une copie (papier bien sûr) du dernier Droit... ça part trop vite. Pis mes illustrations sont dedans... Au secours!». Pourtant, ses illustrations se retrouvent aussi sur la page Web du Droit. Pourquoi tenait-il tellement à les tenir dans ses mains plutôt que de les voir sur écran? Combien d'autres lecteurs conservent des éditions, des pages du journal, ou encore plus, des coupures de presse qui les intéressent ou qui les concernent? Les écrits restent, ne risquent plus de changer une fois imprimés. Et la plupart des journaux, loin de s'empiler devant un foyer ou une litière, aboutissent dans des bacs de recyclage où ils finiront par connaître une seconde vie.

Parmi les sujets que l'éditorial n'aborde pas, et on comprend pourquoi, il y a ceux de l'efficacité de la lecture d'un texte imprimé (comparée à la lecture sur écran) et le pari dangereux de tout miser sur des plates-formes à risque (p. ex. la suppression des textes de nos journaux sur Facebook, et la menace brandie un moment par Google de faire de même). Mais pourquoi le ferait-on quand on gambade allègrement dans une quasi-unanimité fictive vers un précipice dont on ne mesure toujours pas vraiment la profondeur et les écueils? Je ne prétends pas avoir raison. Je n'en ai pas la certitude. J'affirme tout simplement qu'il y a matière à débat devant des changements que l'intelligence nous dicte de mieux comprendre, au-delà de l'immédiat, avant de «s'adapter». Et que cet exercice de réflexion doit se faire dans nos médias d'information, qui l'occultent le plus souvent, y préférant des campagnes de marketing en faveur du tout-numérique. Résister au changement peut, parfois, devenir une condition de survie.

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Lien à l'éditorial du 30 décembre 2023 - https://www.ledroit.com/opinions/editorial/2023/12/30/votre-cafe-du-matin-sera-le-meme-votre-journal-aussi-3KW4MQRE6FBLLPHMBPB7CYUH4Y/

Lien à la chronique de Patrick Duquette - https://www.ledroit.com/chroniques/patrick-duquette/2023/12/30/je-ne-mennuierai-pas-du-papier-AY424XTSI5E5BOFDGC2UVT4GJU/


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