Mary Simon |
Dans cette fédération ficelée contre notre gré en 1867, dans cette Constitution de 1982 enfoncée comme un poignard, dans ce pays où, minoritaires, nous n'avons jamais pu décider de quoi que ce soit, l'égalité de deux langues «officielles» continue d'orner les façades à Ottawa. Mais ces jours-ci, excusez l'anglicisme, les craques fissurent de plus en plus les façades, même aux plus hautes sphères de l'État.
La nomination en 2021 d'une gouverneure générale incapable de prononcer même quelques phrases en français, et encore moins de les comprendre, aurait été impensable durant la Révolution tranquille ou dans les années suivant l'échec de l'Accord du Lac Meech. Ce l'est, désormais. À cause du contexte politique: le Canada anglais, sous Harper et bientôt avec Poilièvre, sait qu'il n'a plus besoin du Québec pour gouverner le pays. Secundo et de manière plus importante, le contexte démographique: la proportion de francophones, et bientôt leur nombre absolu, connaît une chute dramatique qui va s'accélérant.
Au milieu du 20e siècle, parlant des langues officielles, près d'un citoyen du Canada sur cinq connaissait seulement le français. Aujourd'hui, cette proportion s'approche de 10%. Bientôt un sur dix! Le bilinguisme ne progresse qu'au Québec et principalement chez les francophones. Les Anglo-Canadiens hors-Québec, à 90%, ne parlent pas notre langue et ne la parleront jamais. Cela fait, au Canada de 2021, environ 4 000 000 d'«unilingues» français pour plus de 25 millions de citoyens qui ne comprennent que l'anglais, l'autre langue officielle. Ça laisse, sur une population totale de 36 ou 37 millions, à peine six millions et demie de «bilingues»: 18% de la population...
Les médias faisaient récemment état de l'embarras* du gouvernement Trudeau parce que la gouverneure générale Mary Simon, après trois ans de cours, ne maîtrisait pas un français même rudimentaire. C'est pourtant une femme intelligente, experte des questions de l'Arctique et ancienne ambassadrice du Canada. Tout à fait capable d'acquérir l'autre langue officielle du pays. Alors pourquoi ne l'a-t-elle pas fait avec tous les moyens mis à sa disposition? Pour deux motifs qui devraient crever les yeux: elle n'a pas besoin du français pour exercer l'essentiel de sa fonction de chef d'Etat et, de toute façon, elle ne veut pas vraiment l'apprendre.
Quand on veut on peut! J'avais interviewé dans les années 1990 un major anglophone dans l'aviation canadienne parlant un français fort acceptable, avec un accent issu de la rue et non des couloirs scolaires. Je lui demandé comment il avait appris. Originaire de la Nouvelle-Écosse, unilingue anglais, il avait été stationné à Bagotville et vécu quelque temps à Jonquière où il lui fallait évoluer au quotidien en français. En quelques mois à peine, il se débrouillait. Avoir obligé Mary Simon à vivre en appart à Rimouski pendant trois ou quatre mois, le problème serait déjà résolu... Enfin...
Je peux tout de même comprendre le point de vue des anglos. Apprendre une langue seconde parce qu'on le veut est un plaisir, un enrichissement. Se faire imposer une autre langue que la sienne est un irritant majeur, que les francophones du Québec et du reste du Canada connaissent bien, qu'ils subissent en grands nombres à chaque minute de chaque heure de chaque jour depuis que ce pays existe. Nous y sommes habitués avec un Canada à forte majorité anglaise et un voisin anglo-américain omniprésent. Mais l'Anglo-Canadien peut vivre en anglais seulement un peu partout de Whitehorse à Yarmouth, y compris à Ottawa et même à Montréal (Michael Rousseau l'a dit). Pourquoi apprendre le français, une langue qu'ils n'utiliseront pas?
Quand on défend le droit pour la majorité franco-québécoise de demeurer majoritairement unilingue française dans un Québec appelé, espérons-le, à devenir souverain, on ne peut du même souffle réclamer une bilinguisation de masse dans un Canada où l'unilinguisme anglais restera la règle, avec ou sans le Québec. De toute façon, au rythme actuel, d'ici deux générations, une forte majorité de francophones connaîtront l'anglais. C'est déjà fait hors Québec (à 90%) et ce le sera bientôt dans le bassin du Saint-Laurent. Quand seul un Canadien sur 20 sera unilingue français et que le Québec en voie de s'angliciser deviendra officiellement bilingue, on ne se posera plus de questions. Il y aura des Mary Simon partout et ce sera normal. Les anglos se sentiront chez eux partout dans leur langue. C'est leur pays.
Alors le scénario est clair. Au recensement de 1971, près de 4 millions de répondants francophones (sur une population totale de 21 millions de Canadiens) ne comprenaient pas l'anglais. En 2021, ça stagne toujours autour de 4 millions, mais sur une population totale de 36 millions! Entre-temps, le nombre d'anglophones qui ne comprennent pas le français est passé de 14 millions en 1971 à 25 millions en 2021. Il devient de plus en plus ardu de dire à ces dizaines de millions d'anglos qu'ils devront apprendre une langue en déclin pour devenir juges de la Cour suprême, gouverneur général, haut fonctionnaire ou ministre... Mary Simon n'est que la pointe d'un iceberg. Remarquez qu'on pourrait toujours, pendant son règne, demander à Charles III de lire les Discours du Trône à Ottawa. Le roi, lui, parle assez bien français.
Il ne reste qu'une voie réaliste pour sauver la langue et la culture française en Amérique du Nord: créer notre pays français. Entre l'immigration incontrôlée et une dénatalité massive qui menacent désormais l'existence même de ce «nous» français que nous avons mis 400 ans à bâtir et auquel nous voudrions intégrer les nouveaux arrivants, il ne reste plus grand temps pour agir de façon décisive. Le prochain recensement sera désastreux. Les façades bilingues fissurées finiront par s'écrouler...
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* Lien au texte du Devoir - https://www.ledevoir.com/politique/canada/820533/incapacite-mary-simon-parler-francais-embarrasse-gouvernement-trudeau