lundi 22 décembre 2025

Nuages noirs au Devoir

Le Devoir avait fait grand cas de la remise du Prix Olivar-Asselin à Christian Rioux en 2010


Quand l'ex-quotidien Le Droit et/ou son propriétaire, Power Gesca, m'avaient évincé comme éditorialiste en mai 2014 pour avoir protesté sur mon blogue contre la disparition annoncée des six quotidiens régionaux de l'empire Desmarais, le chroniqueur Stéphane Baillargeon avait abordé dans les pages de son journal, Le Devoir, cette question toujours épineuse du droit des journalistes d'émettre des critiques à l'endroit de leur employeur.

Dans son texte du 2 juin 2014 intitulé Gesca et la bouche cousue, M. Baillargeon avait rappelé ces paroles de l'humoriste Guy Bedos: «Je croirai vraiment à la liberté de la presse quand un journaliste pourra écrire vraiment ce qu'il pense de son journal. Dans son journal.»

Et le chroniqueur du Devoir d'ajouter: «L'autocritique médiatique, la vraie, la profonde, se fait plutôt rare. Les journalistes, les médias, varlopent tout, ou presque, mais ils ont bien de la difficulté à admettre leurs propres travers, leurs propres fautes, leurs propres bêtises...»

«Chez Gesca, écrivait-il, les mêmes qui ont passé les dernières années à épier les moindres dérives de Radio-Canada ou de Québecor auront-ils maintenant le courage de rappeler ce qui se passe au sein de leur propre petit empire médiatique?»

Lise Payette

Deux ans plus tard, au début de mai 2016, Le Devoir a affronté un dilemme similaire en congédiant Lise Payette, dont la chronique hebdomadaire paraissait depuis neuf ans. Les motifs de la décision, prise quelques mois après l'arrivée du nouveau directeur Brian Myles, n'ont pas été immédiatement révélés au public, qui n'a eu droit qu'au petit avis ci-dessous se terminant par un cynique double sens: «Nous tenons à la remercier». En effet...


Quelques mois plus tard, dans une entrevue au journal Métro, Mme Payette affirmait ne pas savoir pourquoi on l'avait éconduite, autre qu'un différend sur le contenu de sa toute dernière chronique. «Je n'ai aucune idée de ce qui a justifié leur décision, disait-elle. Ça ne m'a pas été expliqué. (...) J'ai été mise à la porte comme une voleuse.»

Cette sortie a obligé Le Devoir à sortir de son mutisme. Dans un communiqué du 31 août 2016, le quotidien déclare avoir «mis fin à la collaboration de Mme Payette pour des raisons précises qui lui ont été expliquées lors d'une conversation téléphonique» avec M. Myles et la rédactrice en chef Luce Julien. Cette conversation aurait fait ressortir l'impossibilité de s'entendre sur «les critères de rigueur associés à la publication de chroniques.»

L'une dit blanc. Les autres noir. Qui dit vrai? Quand on m'a limogé en 2014, le rédacteur en chef m'avait clairement expliqué que c'était à cause de mon texte de blogue critiquant les décisions de Gesca Power sur l'avenir de ses quotidiens papier. Le lendemain, le PDG du journal est allé affirmer publiquement que mon départ était relié à une réflexion sur une refonte des pages d'opinion en cours depuis des mois. Une refonte dont personne n'avait entendu parler au journal... Si mon rédacteur en chef avait raison, le PDG mentait. Mais pour les lecteurs du journal, comment savoir?


Et maintenant, Christian Rioux

Et nous voilà en 2025 à la décision du Devoir mettre à la porte un de ses chroniqueurs vedette, Christian Rioux, sans même lui permettre de faire ses adieux dans les pages du quotidien (ce que Le Devoir disait avoir offert à Mme Payette). M. Rioux avait préparé une dernière chronique qui, précise-t-il, «ne paraîtra pas dans Le Devoir puisque celui-ci, après 30 ans de loyaux services, ne veut plus de votre humble serviteur». Son texte ciblait l'évolution idéologique du journal depuis l'arrivée de M. Myles, où un climat perçu de conformisme et de censure incitait désormais à «ne pas faire de bruit, ne pas susciter de controverse». Et M. Rioux d'ajouter: «Contrairement à ce que clame sa publicité, la liberté de penser se porte mal» au Devoir.

Survenant après la démission au Devoir du chroniqueur Normand Baillargeon, philosophe et adversaire du «dénialisme», l'an dernier, l'éjection de Christian Rioux vient en quelque sorte accréditer l'existence d'une intolérance croissante envers les rédacteurs qui n'endossent pas avec enthousiasme certaines dérives du wokisme. Et le silence assourdissant du quotidien devant les propos de M. Rioux et les plus de 140 000 visionnements et appuis sur les réseaux sociaux ne fait qu'accentuer les soupçons.

140 000 visites au statut de Christian Rioux sur «X», 420 reprises sur d'autres pages et un millier de «J'aime»... Cela ne devrait-il pas suffire pour soutirer au moins une déclaration officielle du Devoir?

Pour qui lit Le Devoir (j'en suis depuis les années 60 et je reçois toujours notre journal national en version papier à la maison), il apparaît clair que les ténors du vieux «nous» franco-québécois sont tombés en disgrâce. On leur préfère aujourd'hui les thuriféraires d'une soi-disant diversité trop souvent hostile aux valeurs de la majorité historique en matière de promotion du français, de la laïcité, et dans une certaine mesure, du mouvement indépendantiste.

L'état général de la presse écrite québécoise, et sans doute d'une grande partie de la presse électronique, est de plus en plus un fidèle reflet d'un conformisme et d'une autocensure qui mine ce qui reste de nos grandes salles de rédaction. Il y a 10 ans, on prédisait un brillant avenir sans papier à nos six quotidiens régionaux. Il n'y a pas eu de débat. Le silence de la grande majorité de nos journalistes était assourdissant. Les rares voix dissidentes ont été étouffées dans la clameur des bravos. Aujourd'hui, ces journaux n'existent plus!

Ce qui se passe au Devoir en 2025 me rappelle de mauvais souvenirs. L'accent mis sur les plates-formes numériques du quotidien, s'il se poursuit, annonce des jours sombres pour le journal papier qui, sur le plan de la présentation, bat déjà de l'aile. Couverture de l'actualité souvent réduite au minimum, incohérences dans le choix des nouvelles, mise en page trop simplifiée (pour ne pas dire négligée), gaspillage constant d'espace précieux et plus. L'impression laissée, c'est qu'on produit toujours une version papier pour accommoder les vieux lecteurs et qu'à la première occasion, on misera sur le tout-numérique. Avec des conséquences funestes.

Trouble-fête essentiels

Les fortes têtes si essentielles, les rabat-joie, les personnes qui gâchent ce glissement qu'on voudrait harmonieux vers une «bien-pensance idéologique» (expression de Christian Rioux) ont la vie dure. Surtout si leurs critiques sont en tout ou en partie dirigées vers leur employeur. Gauche, droite, bien, mal, tout est désormais sens dessus dessous. Les repères historiques sombrent dans un brouillard de désinformation. M. Rioux a bien raison d'affirmer, dans un tel contexte, qu'il est difficile pour un journal, Le Devoir en l'occurrence, de rester «ce lieu où doivent s'affronter les idées qui feront le Québec de demain», d'y parler «de notre survie comme peuple, de notre langue, de notre avenir économique et même de souveraineté», 

Le Devoir n'est pas un journal comme les autres. Il ne doit pas être abandonné à une génération de mauviettes. Christian Rioux croit que notre quotidien national «renouera avec sa mission historique er retrouvera son âme». Mon expérience au Droit sous Power Gesca ne permet pas l'optimisme de l'ex-chroniqueur du Devoir. Seules de solides estacades bloqueront un rouleau compresseur aussi puissant que celui qui a écrabouillé en moins de dix ans plus de la moitié des journaux du Québec. Voyez-vous bien des gens prêts à monter aux barricades pour défendre la diversité d'opinions? Qu'a fait, qu'a dit la FPJQ (Fédération professionnelle des journalistes du Québec) pour défendre des braves comme Christian Rioux? Bruits de criquets... L'âme de la presse québécoise s'éteint.


mercredi 3 décembre 2025

Marc Miller and company

Avec un Anglo-Québécois comme Marc Miller à la tête du ministère responsable des Langues officielles à Ottawa, les francophones - tant au Québec qu'ailleurs au Canada - peuvent s'attendre à des années de vaches maigres. Clairement, ce type a analysé la situation, les chiffres des recensements, les témoignages d'experts, mais n'y a rien compris, ou feint de ne pas percevoir un recul du français qui crève les yeux, même en territoire québécois.

Depuis son adoption en 1969, la Loi sur les langues officielles (LLO) avait instauré au pays une symétrie totalement fictive entre le vécu linguistique des francophones hors Québec démunis et celui des Anglo-Québécois ultra-gâtés. Grâce à l'insistance du Bloc québécois, la plus récente mouture de la LLO pilotée par Mélanie Joly avait enfin reconnu que le français était la seule langue menacée au Canada, y compris au Québec.

Le vote du 15 mai 2023 à la Chambre des Communes, quasi-unanime (300 à 1), entraînait la reconnaissance officielle d'une nouvelle asymétrie où les Franco-Québécois étaient vus comme majoritaires au Québec mais aussi minoritaires pour l'ensemble du Canada. Quant aux Anglo-Québécois, c'était, désormais, les voir plus qu'avant comme partie intégrante de la majorité anglo-canadienne. Le seul vote contre l'adoption de la nouvelle LLO fut celui d'Anthony Housefather, député anglophone de Mount Royal. On devine pourquoi.

Si ce vote contre un projet de loi de son propre parti n'a pas entraîné de conséquences pour M. Housefather, c'est que son opposition était sans doute partagée en sourdine par d'autres députés libéraux anglophones ou anglicisés de la grande région montréalais. À entendre Patricia Lattanzia (St-Léonard-St-Michel) ou Emmanuela Lambropoulos (Saint-Laurent), par exemple, il est difficile de croire qu'elles soutiendraient avec conviction la thèse du français menacé et en déclin au Québec. Jusqu'à maintenant, au Québec, la LLO a toujours servi uniquement les intérêts des anglophones. Ces députés préféreraient probablement ne rien changer au régime qui les favorise depuis plus d'un demi-siècle.

Cette semaine, le nouveau ministre des Langues officielles, Marc Miller, député de Ville-Marie-Sud-Ouest-Île des Soeurs, s'est carrément rangé dans le camp des Housefather et compagnie. Dans la circonscription montréalaise qu'il représente, la grande majorité des immigrants s'intègre à la collectivité anglophone, mettant de plus en plus les francophones en minorité. Ces quartiers du centre-sud de Montréal sont l'illustration même du déclin global du français que M. Miller refuse de reconnaître. S'il se donnait la peine d'étudier la dynamique linguistique de son propre patelin, ses yeux s'ouvriraient, à condition qu'il soit disposé à les ouvrir.

Dans Ville-Marie-Sud-Ouest-Île des Soeurs, 20% des répondants au recensement de 2021 donnent l'anglais comme seule langue maternelle, contre 38,1% pour le français. Avantage français, comme on serait en droit de l'espérer, étant au Québec, sous la Loi 101? Pas du tout! Avec l'anglicisation massive des populations de «langues non officielles», de l'arabe au mandarin, le recensement indique que plus de 87% des 133 000 résidants de cette circonscription comprennent l'anglais, alors que seulement 75,9% ont appris le français. La grande majorité des francophones connaissent l'anglais. Ils n'ont pas le choix...

Marc Miller a fréquenté le collège de Brébeuf et l'Université de Montréal pendant des années avant de terminer ses études universitaires à McGill, où son père avait été doyen. Il devrait être mieux informé. Mais non, il dit des sornettes. La pire? Le ministre se plaint que le débat linguistique est «trop politisé». Non mais d'où sort-il? Les menaces qui pèsent contre la langue française dans notre coin d'Amérique ont alimenté un débat politique incessant depuis plus de 200 ans. Notre survie reste à l'agenda des gouvernements depuis l'époque du Bas-Canada, et y restera tant qu'il y aura menace. Il est difficile de croire que M. Miller soit si naïf...

Comme Québécois, dit le ministre «je suis assez tanné de ce débat qui est généralement identitaire et électoraliste». Une autre niaiserie! Bien sûr le débat sera identitaire. La langue française étant le marqueur principal de notre identité nationale, il ne peut en être autrement, M. Miller. Essayez de discuter de la situation du français en évitant totalement les facteurs identitaires. C'est impossible. Et comme le débat appelle des interventions gouvernementales à tous les niveaux, il sera présent dans toutes les campagnes électorales. Le ministre Miller aimerait sans doute qu'on en parle beaucoup moins aux prochaines élections. Autant de chance de cela que de gagner la Lotto Max...

Le refus de reconnaître un déclin «global» du français au Québec s'accompagne chez Marc Miller de l'aveu d'un déclin «à certains égards», un recul purement «statistique» (pas vraiment sérieux, donc) pour ce qui a trait à «l'usage du français à la maison et au travail». Faut-il pleurer, faut-il en rire, aurait chanté Jean Ferrat. Les données des recensements sur la langue parlée à la maison et au travail sont probablement les marqueurs clés de l'évolution d'une langue en société. La langue parlée à la maison est celle qu'on transmet aux générations suivantes, celle qu'on compare à la langue maternelle pour établir les taux d'assimilation, et un excellent indicateur des pratiques culturelles des occupants. Et le francophone obligé de travailler en anglais en subit des séquelles permanentes avec l'utilisation de mots et expressions anglais à coeur de semaine, la prolifération d'anglicismes, et une pauvreté croissante du vocabulaire français.

Si M. Miller ne comprend pas, par ailleurs, que derrière le mot «statistique», il y a des milliers, des millions de personnes en chair et en os qui, collectivement, forment une nation, il n'est pas trop tard pour le lui enseigner. Quand un francophone travaille partiellement ou entièrement en anglais, il transporte la langue qu'on lui impose dans sa famille et dans ses cercles d'amis. Il aura davantage tendance à suivre des médias de langue anglaise, sur Internet, à la télé, en lecture. C'est ça, M. le ministre «tanné», le visage humain du déclin statistique de la langue française dans des régions comme Montréal et l'Outaouais. 

Ça s'annonce mal. Dans ce gouvernement dirigé par le premier ministre Mark Carney, la langue et la culture française suscitent peu d'intérêt, autre que pour les contester devant des juges qu'il nomme seul. Et voilà que siège désormais au cabinet un ministre des Langues officielles qui ignore (au sens propre du mot) les véritables enjeux linguistiques du Québec et du Canada, et ne semble pas très intéressé à s'en informer, autre que pour dénoncer ceux et celles qui ne cessent de proclamer l'urgence d'agit pour mettre fin à un déclin dramatique de la langue française. Les Anglo-Montréalais et les nouveaux arrivants en voie d'anglicisation doivent être fiers de lui...