vendredi 12 mai 2017

Carnet de souvenirs...


À 70 ans, la mémoire est une faculté qui oublie de plus en plus... J'ai parfois l'impression qu'avec l'âge, notre bagage de souvenirs finit par arriver au point de débordement, tout ajout majeur enclenchant une purge de quelque ancienne expérience ou personne conservées jusque là dans un des multiples tiroirs du cerveau-mémoire...

Sont-ils alors perdus pour de bon? Pas nécessairement... Il arrive que la redécouverte d'un objet ou d'une photo, l'écoute d'une ancienne musique, la vue d'un paysage familier, ou encore l'arôme d'un mets ou d'un végétal, ressuscite des images, des sons, des tranches de vie qui, autrement, auraient pu effectivement être irrémédiablement effacés...

Récemment, j'ai retrouvé un vieux carnet de numéros de téléphone des années 1990. S'il n'en était pas tombé deux billets d'entrée un peu affadis, l'un pour une présentation de Broue à Ottawa, le 12 février 1994, l'autre pour un match des Expos contre les Marlins, le 3 mai 1995, j'aurais sans doute rangé ce calepin, sans plus. Ma curiosité l'a cependant emporté et je l'ai feuilleté...

Je me suis d'abord souvenu de la raison pour laquelle je l'avais acheté en 1991... Le Droit venait de me mettre à la porte (pour la première fois) après 22 années de service comme reporter, éditorialiste, metteur en page, chef des nouvelles et rédacteur en chef... Un dur coup quand on atteint la mi-quarantaine, mais avec une famille et trois enfants d'âge scolaire, il fallait bien se recycler... et vite!

Après une tentative de réorientation chez des «chasseurs de tête» qui m'ont vite dit que «je ne "fittais" pas dans le moule» (ayant refusé de répondre à de sottes questions comme «Croyez-vous aux extraterrestres?»), je n'ai retenu qu'une de leurs suggestions... celle de m'astreindre à écrire le nom et le numéro de téléphone de 100 personnes qui pourraient m'aider à trouver du boulot dans le seul domaine que je connaissais vraiment - la rédaction, préférablement journalistique.

D'où l'achat de ce carnet de contacts possibles avec leurs coordonnées, que j'ai graduellement rempli jusque vers la fin des années 1990 avant de l'enfouir sous mes multiples tas de paperasses pour quelques décennies... J'ai la conviction qu'il a servi pendant au moins sept ou huit ans parce que les premières entrées ont des numéros de fax et que les dernières s'accompagnent d'adresses de courriel... Je m'étais abonné à l'Internet en 1995...

J'y ai trouvé, entre autres, une coupure de presse de 1997 du jamais très subtil Ottawa Sun (surtout quand il s'agit du Québec), portant le titre grossier Council knocks FLQ judge... portant sur les démarches de destitution du juge Richard Therrien, qui avait été emprisonné à la suite de la crise d'octobre (pour ses liens avec des membres du FLQ), et dont un pardon officiel avait effacé par la suite la condamnation. Pour les lecteurs du Sun, il n'état qu'un FLQ judge...

Dans ce carnet, quelques pages sont réservées à l'Association du Barreau canadien (ABC), une organisation à laquelle j'ai collaboré pendant près d'une trentaine d'années (depuis 1984)... à la fois comme journaliste et traducteur. En 1992, l'ABC avait transformé son bulletin (Le National), passant du papier journal à un magazine papier glacé, modifiant aussi le contenu pour privilégier des reportages à caractère juridique plus étoffés.

Comme j'avais la responsabilité des textes en français (jusqu'en 1998 je crois), il fallait s'assurer d'une brochette de collaborateurs et j'ai reconnu dans la liste des noms de journalistes qui avaient commencé et qui ont continué d'occuper l'avant-plan du monde de l'information au Québec, y compris Yves Boisvert, Isabelle Richer, Michel Hébert, Huguette Young, ainsi que Julie Latour, qui devint par la suite bâtonnière de Montréal.

J'ai aussi retrouvé deux pages de noms et de téléphones de dirigeants et cadres de la compagnie Maclaren, dans le secteur Masson-Buckigham de Gatineau, où je collaborais également comme journaliste au bulletin corporatif et traducteur. Il faudra écrire un jour l'histoire du démantèlement de cette ancienne entreprise familiale, acquise par un conglomérat torontois au début des années 1980. Les empires industriels et les capitalistes qui les dirigent n'ont pas de coeur, presque par définition. L'encre noir en quantités croissantes... et après ça le déluge... ils s'en moquent...

Cette entreprise de la vallée de la Lièvre s'était civilisée au fil des décennies. Ses dirigeants et l'entreprise tout entière s'étaient francisés, et elle était devenue largement autosuffisante, produisant du papier journal et de la pâte à papier à partir de ses concessions forestières et scieries. Elle avait même sa propre entreprise d'électricité, qu'Hydro-Québec semblait avoir oubliée dans sa rafle de nationalisations à partir de 1962...

La direction de Foresterie Noranda (siège à Toronto) n'avait aucune notion, ni aucun désir de forger de très forts liens communautaires, comme ceux qui existaient entre Maclaren et la collectivité citoyenne. On a systématiquement dépecé l'entreprise, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'ancienne compagnie James Maclaren à la fin des années 1990... Je ne sais même pas si on a sauvé ses archives presque centenaires et les nombreux artefacts amassés au fil du siècle...

Mon petit carnet abrite aussi les coordonnées d'anciens camarades journalistes du Droit, dont plusieurs sont décédés bien trop tôt... Jean-Guy Bruneau (mort dans la jeune soixantaine), Guy Béland (emporté par un cancer dans la cinquantaine), Fulgence Charpentier (l'exception, qui a vécu jusqu'à 103 ans...), Michel Gratton (décédé à 58 ans), ou encore Murray Maltais (qui a à peine eu le temps de prendre sa retraite). Ce métier use...

Ces amitiés remontaient à l'époque où Le Droit était un prospère quotidien d'après-midi, indépendant des chaînes et empires qui devaient plus tard le saigner. Dans la salle des nouvelles, régulièrement bondée jour et nuit, régnait l'ancienne cacophonie de machines à écrire piochées à deux doigts et de discussions animées, le tout dans un nuage de fumée de cigarettes...

Ce carnet témoigne de mon apprentissage, dans les années 1990, de l'univers des travailleurs autonomes après 22 ans de permanence au Droit. Un monde d'inquiétude constante, où l'on travaille souvent sept jours sur sept, avec des années entières sans vacances quand il le faut. Un monde où l'on réapprend un peu tout, même le métier qu'on exerce depuis la fin des années 1960... le vocabulaire qu'on élargit en traduisant, l'éthique qu'on reconnaît mieux en rédigeant des centaines de publi-reportages (ou des discours), une compréhension plus vive que les tâches les plus banales sont parfois les plus essentielles et les plus difficiles...

Il fallait sans doute que je passe toutes ces années comme pigiste - au Droit (avec la publicité), à La Presse, au magazine Industrie et commerce, à l'Association du Barreau canadien, la ville de Gatineau, quelques ministères fédéraux, Maclaren et bien d'autres - pour jeter un regard frais sur ma profession... je dirais même pour devenir meilleur journaliste. Quand l'occasion s'est présentée de devenir éditorialiste à mon ancien quotidien, en 2002, j'étais prêt...

Ce petit carnet rempli de personnes, d'entreprises, de lieux et de numéros de téléphone d'une époque désormais révolue n'ira pas au bac de recyclage...





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