jeudi 1 juin 2017

Faute de sauver l'Église, sauver les églises...


Recul rapide d'aujourd'hui à 1917... un petit siècle... un dimanche matin... n'importe quel dimanche matin, n'importe où au Québec ou au Canada français... des églises bondées, surtout à la grand-messe... des prêtres, religieux et religieuses en abondance... un peuple baignant dans un catholicisme qui régissait toute la vie, du matin au soir... du baptême à la sépulture...

Même durant mon enfance, années 1950, dans ma paroisse natale d'Ottawa, Saint-François d'Assise, si on arrivait à la messe un peu tardivement, on était accueilli par des placiers qui nous indiquaient les rares places libres sur des banquettes autrement remplies... ou nous orientaient vers les jubés... Et il y avait cinq ou six messes dominicales...

L'odeur de l'encens suffit pour rappeler ces cérémonies où la communauté (oui il en existait à cette époque, des communautés) paroissiale s'entassait sur les bancs d'église inconfortables pour pour entendre de mystérieuses prières en latin, pour observer les statues murales et le chemin de croix, les vitres richement teintées, pour entendre le cliquetis des sous tombant au fond des paniers à la quête, somnoler pendant une homélie trop étirée, faire la file pour la communion (à genoux à la sainte table), puis entreprendre la jasette collective sur les marches de l'église avant d'aller dé-jeûner en fin d'avant-midi...

Aujourd'hui ces mêmes églises sont plus souvent désertées que fréquentées, et de plus en plus rares sont celles où plus d'une seule messe est annoncée le dimanche matin... Des paroisses ferment leur portes, y compris certaines avec un riche passé historique. D'autres se fusionnent dans l'espoir de conserver au moins une église sur deux, sur trois... Certaines ont été incendiées, d'autres démolies. Plusieurs sont menacées. On ne sait plus trop quoi faire de ces monuments d'une époque récente mais révolue.

Il y a six ans, en 2011, je suis allé à Paris avec mon épouse, mon frère et ma belle-soeur... Un matin où les trois autres roupillaient, je me suis habillé et pris le métro pour la cathédrale Notre-Dame, à temps pour la messe de 8 h 30... Impossible de décrire ce que l'on ressent dans ce magnifique temple, érigé depuis un millénaire, ayant vu dix siècles de grands et petits de la France... On les ressent, tout près de nous, tout autour... Aussi, quand les grandes orgues se sont éveillées et qu'une voix féminine angélique a entamé le premier chant, je fus littéralement étranglé par l'émotion... Il y avait ici bien plus que la pierre et le mortier...

Dans son dernier-dernier livre, Mot de passe (Éditions Fides, 2017, voir bit.ly/2rMJR7B), Jules Tessier évoque une expérience similaire lors d'une visite à la cathédrale de Chartres... Aujourd'hui, écrit-il, «quand l'on vite l'un ou l'autre de ces monuments, on sent que les ouvriers et artisans ont conféré à des matériaux inertes de cette mystique qui les animait». À Chartres, poursuit-il, «les chants repris en choeur par la foule ajoutaient au sentiment de vivre à ce moment-là une expérience unique, dont il n'y eut plus jamais d'équivalent par la suite»...

Nos églises d'Amérique n'ont pas la portée historique des grandes cathédrales européennes, mais les ouvriers et artisans qui les ont bâties y ont laissé une empreinte plus que physique, tout comme les générations de fidèles qui y ont été baptisés, mariés, qui y ont prié, allumé des lampions, communié, chanté, et acquis tous les dimanches le sentiment d'être non seulement en présence de d'autres paroissiens, mais aussi de parents et amis disparus, d'ancêtres et même d'une divinité...

Pour notre plus grand malheur, en larguant ces liturgies et même la foi, dans les années 1960, on semble avoir fait table rase de l'époque où l'on priait matin et soir, où l'on récitait le chapelet, où l'église paroissiale et le curé avaient plus d'importance que le maire et son hôtel de ville... Trop de gens ont perdu le sens de l'importance historique et culturelle de ces bâtisses à clochers que l'on ne voit guère, désormais, que de l'extérieur...

Et même quand on les contemple de dehors, elles conservent toute leur puissance. Attablé sur le trottoir à un café avec un ami franco-ontarien, Gérard Delisle, j'observais sans trop y penser les immenses clochers de mon église natale, Saint-François d'Assise, de l'autre côté de la rue, et revoyait les innombrables paroissiens d'autrefois montant les marches interminables, l'ancien monastère des capucins, notre petit quartier canadien-français, les commerces de l'époque sur la rue Wellington, à peu près tous disparus... Heureusement, la valeur patrimoniale de cette église, la plus grande des églises de langue française à Ottawa, la protégera du pic des démolisseurs.

D'autres ne seront pas aussi chanceuses... Les deux anciennes cathédrales du diocèse de Gatineau ont été transformées en résidences pour personnes âgées... L'avenir des églises de Fournier (Est ontarien) et de Montebello (Outaouais) est incertain... L'église St-Charles, à Ottawa, lieu de fondation de l'Ordre de Jacques-Cartier (la patente...), a été sauvée in extremis par une désignation patrimoniale... mais se retrouve au centre d'un projet appelé St. Charles Market (bit.ly/2qjHbtD)...  L'église du village de St-Isidore, dans l'Est ontarien, a été la proie des flammes, comme celle du village de St-Sixte, en Outaouais, et surtout la grande Église St-Paul d'Aylmer (en 2009)...

«Perdre une église, c'est comme perdre une partie de soi», avait déclaré le curé Mayer à Radio-Canada. «Quand ces lieux-là disparaissent, on a l'impression de perdre quelque chose. On ne peut plus retrouver ces lieux de mémoire. C'est ça la grande catastrophe d'une destruction d'église.» Une partie de la mémoire collective qui s'efface... Y a-t-il pire que la destruction de la pierre et du mortier? L'église Sainte-Anne, au coeur de la Basse-Ville canadienne-française d'Ottawa, haut-lieu des luttes contre le Règlement 17, est devenu ces dernières années une paroisse anglaise... et les paroissiens francophones de Sainte-Anne ont été intégrés à une paroisse bilingue...

On ne peut échapper aux enjeux linguistiques, même dans les plates-bandes divines... Le diocèse de Pembroke, qui règne sur le Pontiac québécois, a manifesté à de nombreuses reprises sa francophobie, que l'Église québécoise et canadienne continue de tolérer... Et depuis que l'archidiocèse d'Ottawa est sous la coupe d'un évêque de langue anglaise, la dynamique linguistique semble avoir changé... Les anglophones, fussent-ils membres du clergé catholique, n'ont jamais fait de faveurs aux coreligionnaires francophones, et n'ont pas hésité à les persécuter de temps à autre... Voir mon éditorial dans Le Droitbit.ly/2rptFG6.

Les Européens protègent mieux que nous leurs monuments historiques, y compris et peut-être surtout les églises. Ici on semble en proie à une amnésie collective... c'est comme si la nation québécoise tout entière perdait de larges pans de son passé... L'Église s'efface peut-être de nos vies, mais les églises témoignent toujours, par leur présence, de ce qu'elle fut si longtemps et de ce que nous fûmes si longtemps... L'Île d'Orléans sans ses clochers ne serait pas ce qu'elle est... Ni Montréal, ni le Québec, ni les avant-postes canadiens français et acadiens ailleurs au pays...

Il faudra bientôt dire aux diocèses, aux municipalités et aux gouvernements que ces monuments, construits par les bras d'artisans et d'ouvriers, ne leur appartiennent pas. Elles appartiennent à nous, toutes et tous, et méritent bien tous les millions qu'il faudra pour les préserver, si ce n'est que pour rendre hommage aux générations qui les ont construites et fréquentées, et protéger notre mémoire collective.


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