lundi 9 septembre 2019

«Ce qui se fait en français, ça ne compte pas.»

Dans son livre récent intitulé «Un reporter au coeur de la libération», publié à l'occasion du 75e anniversaire du Jour J, le journaliste-historien Jean-Baptiste Pattier de France Télévisions jette un nouvel éclairage sur l'histoire militaire et médiatique de la Seconde Guerre mondiale, entre le débarquement allié en Normandie (juin 1944) et Berlin en ruines à l'été 1945.

Au-delà du contexte historique brossé par l'auteur, l'oeuvre est principalement constituée de fragments de reportages radiophoniques et de lettres expédiées par Marcel Ouimet, correspondant de guerre de Radio-Canada, à son épouse Jacqueline. Le monde a bien changé depuis 1944/45 et pourtant, j'ai noté dans les écrits de Marcel Ouimet des passages qui restent d'actualité, notamment en ce qui a trait à l'attitude de nombreux Anglo-Canadiens à l'endroit de la langue française...

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Le 6 mai 1945, plusieurs correspondants de guerre sont convoqués à Paris pour «ce qui sera sans doute la grande capitulation» des Allemands. Ayant suivi les troupes canadiennes et alliées en France, en Belgique, en Hollande et en Allemagne depuis le 6 juin 1944 en Normandie, Marcel Ouimet - la voix française de Radio-Canada/CBC en Europe - s'attend de faire partie du groupe. Il sera déçu...

En effet, écrit-il à son épouse, «je suis laissé de côté parce qu'on admet que Munro et Matt (Ross Munro, de Canadian Press, et Matthew Halton, de CBC)». Il ajoute: «J'ai envoyé un câble de protestation» pour dire officiellement «que je déplore ce nouveau manque de souci du bilinguisme». Marcel Ouimet est outré, percevant ici qu'encore une fois, les Anglo-Canadiens sont favorisés par rapport aux francophones. «Ils m'entendront parler tu peux m'en croire. Nos compatriotes (anglophones) ne feront jamais les choses autrement.»

Il passera les derniers jours de la guerre avec le Régiment de la Chaudière, celui avec lequel il a foulé la plage Juno au petit matin du Jour J. Il note à son épouse: «Les célébrations ici n'ont rien de formidable. Nous n'étions pas au bon endroit. C'est à Paris le soir de la proclamation du Jour-V que ça va être beau, mais je n'y serai pas. Mon camarade anglais profitera de l'affaire du même coup. Ce que je peux enrager parfois.»

Celui qui allait un jour diriger le réseau français de Radio-Canada/CBC n'en est pas à ses premières vexations «linguistiques». En juillet 1944, à la conclusion de la bataille de Caen, en Normandie, il informe son épouse Jacqueline que seuls ses camarades de langue anglaise («qui ne comprennent pas un mot de ce que je dis») semblent avoir droit à des commentaires ou mieux, à des félicitations de la direction canadienne. «Pour mon plus grand malheur, écrit-il, j'ignore presque toujours la réaction du bureau».

Son collègue Halton reçoit une note du directeur du service des nouvelles de Radio-Canada/CBC, Dan MacArthur, l'informant que son reportage (sur Caen?) était l'un des plus «thrillings» de la guerre. Et Marcel Ouimet d'ajouter: «Même si je ne doute pas (mon émission) valait la sienne, je n'ai tout de même pas cette consolation. Un bon mot de temps à autre, ça ne coûte pourtant pas cher. (...) Enfin, c'est toujours la même chose, ce qui se fait en français, ça ne compte pas.»

Des compliments, Ouimet en reçoit, mais d'ailleurs. Le 26 juillet, il rapporte que sa mère lui a écrit pour lui dire que les Français (ceux de France) en poste ou vivant à Ottawa sont «très heureux» de ses reportages. Le commandant Gabriel Bonneau, représentant de la France libre et du général de Gaulle au Canada, a déclaré qu'il était «le meilleur correspondant de guerre de langue française».

Le plagiat est une autre forme de compliment, j'imagine... Le 29 juillet, il précise à son épouse qu'un collègue journaliste de langue anglaise lui a «emprunté» son reportage sur un déjeuner au Quartier général des Forces françaises de l'intérieur pour ensuite «le câbler sous son nom à des journaux anglais pour lequel il écrit». «C'est une chose que je serais incapable de faire moi-même, affirme-t-il, mais probablement que c'est comme ça qu'on arrive à ses fins, et à la grande réputation qui impressionne tellement nos gens d'Ottawa».

À l'été 1944, bien sûr, l'action se passe en France et de nombreux correspondants de langue anglaise sont incapables de communiquer avec la population en français. Marcel Ouimet écrit, le 20 juin 1944, que certains font cependant un effort d'apprendre. «Nous les aidons et certains d'entre eux font de beaux progrès. Cela ne pourra que leur élargir les idées.»

Les Canadiens français étaient habitués à la francophobie depuis la conquête de 1760. Mais Marcel Ouimet s'aperçoit que certains pays anglo-saxons se méfient aussi de la France et de ce qu'elle incarne. D'ici quelques années, croit-il, les Britanniques pourraient se sentir plus près des Allemands que des autres peuples d'Europe, y compris la France. Il se fait même «une certaine campagne» contre ces pays, y compris la France.

«Et certains journalistes aveuglés par leur conception, leur éducation et leur façon de raisonner à l'anglo-saxonne, qu'ils soient anglais, américains ou canadiens, y participent. On voit déjà de Gaulle dictateur, ce à quoi j'en suis sûr il n'ambitionne aucunement. (...) Il y a parmi les journalistes un aveuglement voulu ou qui découle strictement de leur ignorance.»

Tant chez les militaires que les journalistes, il y a des gens qui sont arrivés en France avec des préjugés ancrés. «Il y a un tas de choses que je ne puis écrire, dit-il a son épouse Jacqueline, mais il existe encore trop de gens qui sont venus avec l'idée que les Français étaient tous des "good fucking frogs" (selon des anglophones) ou des "maudits Français" (selon des Canadiens français).»

Si Marcel Ouimet était toujours parmi nous, il se dirait sans doute que des choses ont beaucoup changé. D'autres, un peu moins...






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