mardi 20 octobre 2020

Suspendue sans procès et lynchée dans les médias sociaux


Une professeure de l'Université d'Ottawa, Verushka Lieutenant-Duval, suspendue sans procès et lynchée dans les médias sociaux pour avoir tenté d'expliquer et de contextualiser le mot «nigger» dans son cours à la faculté des Arts... Une pétition du Syndicat étudiant de l'Université ayant clairement pour buts de la condamner voire lui faire perdre son emploi a déjà recueilli près de 10 000 signatures en quelques jours... 

Quand je fréquentais cette université, dans les années 1960, un tel scénario aurait paru impensable. Dans un climat de liberté quasi totale, les opinions et idéologies les plus diverses s'y croisaient et tout y passait -- le capitalisme, le socialisme, les nationalismes, l'indépendance du Québec, le sort réservé à la langue et la culture françaises, la laïcité et bien sûr, le racisme à l'époque de la décolonisation, de la guerre du Vietnam et du combat pour les droits civiques aux États-Unis. Rien n'était tabou, surtout pas les mots...

Aujourd'hui, la religion multiculturaliste - en réalité un rouleau compresseur contre la diversité - a converti une frange importante des milieux intellectuels en secte zélée et intolérante. Toute atteinte aux soi-disant dogmes de la nouvelle rectitude politique est punie sans débat sur la place publique. Anathèmes. Ostracisme. Représailles. Intimidation. Menaces. Tous les moyens sont bons. On se croirait parfois en pleine révolution culturelle à la Mao ou à la Khomenei, ou dans le cerveau tordu de Donald Trump...

On ne s'embarrasse plus des faits ou des vérités historiques. Pour tenter de faire taire la dissidence, il est permis de mentir sans gêne, de désinformer et même de supprimer des mots. Il y a 40 ans, l'activiste afro-américain Dick Gregory publiait un vibrant plaidoyer contre le racisme, qu'il a intitulé «Nigger!». Ça ne passerait pas en 2020 sur nos campus universitaires, ni même dans nos médias devenus plus sensibles aux dogmes multiculturalistes qu'au devoir de liberté d'expression dont ils sont sensés être porte-étendards.

Dans la presse écrite et électronique, les textes portant sur la suspension de la professeure Lieutenant-Duval parlent de tout sauf du mot qui lui a valu sa suspension et son «lynchage» public... Dans La Presse, on lit «n**ger» et aussi «le mot commençant par "n"»... Dans Le Droit, j'ai vu «le mot en "n"» et le «fameux mot qui commence par N»... À Radio-Canada, «le mot en n»... J'ai aussi entendu, «le mot controversé commençant par n»... Le communiqué du Syndicat étudiant de l'UO évoque «le mot "n"» tandis que celui du recteur Jacques Frémont, plus bizarre, dit «le mot entier commençant par n»... 

Ne pas avoir le droit de l'écrire ou de le prononcer n'empêche pas de le commenter ou de le critiquer avec virulence, cependant.  Le Syndicat étudiant note avec justesse que le mot «nigger» est «un terme péjoratif utilisé au cours de l'histoire pour rabaisser et déshumaniser les personnes noires. Il reflète et représente un processus violent et brutal au cours duquel on cherchait à leur faire sentir qu'ils étaient moins qu'humains et à légitimer leur infériorité». C'est vrai et c'est important. Il ne faut pas l'oublier. Conclure alors que le mot «ne devrait pas être utilisé par les professeurs» dans un contexte d'enseignement n'a aucun sens...

Le Syndicat étudiant semble voir dans l'emploi pédagogique de ce mot «une insulte raciale» et dénonce les 34 professeurs de l'Université qui se sont portés à la défense de la professeure suspendue, affirmant que ces profs défendent ainsi «l'utilisation d'insultes racistes dans les salles de classe». Que cela constitue un grossier mensonge ne les dérange aucunement et ils appellent le recteur à dénoncer les professeurs «non juste avec des paroles, mais avec des actions» (ça sonne traduction de l'anglais). Ils risquent de trouver chez lui une oreille favorable, puisque le recteur Frémont confesse l'omniprésence du «racisme systémique» à l'Université, «bien ancré dans nos façons de faire»... 

S'il faut les croire, ce «racisme systémique» doit être un véritable enfer pour ceux qui disent le subir à l'Université d'Ottawa... Le recteur reconnaît tout de go «les agressions et micro-agressions dont sont régulièrement victimes des membres noirs ou racisés de notre communauté». Mais le Syndicat étudiant y va beaucoup plus fort en affirmant que «les étudiant.e.s noir.e.s sont toujours victimes de violence raciale dans leurs salles de classe»! Imaginez... une violence raciale constante dans les salles de classe de l'Université d'Ottawa... On se croirait à Selma, Alabama, dans les années 1950 et 1960... En passant, au cas où vous voudriez en discuter, n'y pensez pas. Le recteur rappelle que seules les personnes noires ou racisées «ont la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression»...

Permettez-moi aussi de ne pas passer sous silence l'utilisation douteuse de termes et concepts qui devraient être étudiés et compris dans une institution de haut savoir. Le recteur note que tout cela peut sembler «banal» pour «un membre de la communauté majoritaire» à l'Université d'Ottawa. Une communauté majoritaire? Mais de qui parle-t-il? Des étudiantes et étudiants blancs? À la limite on peut parler de «collectivités» ou de «population», mais le mot communauté a un sens précis et ne s'applique pas ici. Les francophones (de toutes races) forment aussi une minorité en situation d'infériorité sur le campus. Sont-ils eux aussi victimes de formes de racisme?

Le Syndicat étudiant, pour sa part, est dans le champ gauche quand il évoque «la communauté noire» de l'Université d'Ottawa comme s'il n'y en avait qu'une. Ça fait un peu traduction louche du mot anglais «community»... Il y a fort à parier que les étudiants noirs d'Afrique francophone, d'Haïti ou d'ici ont peu en commun avec ceux issus de territoires de langue anglaise... Il serait intéressant de voir à quel point le clivage linguistique pourrait être un facteur de division plus important que celui de la race dans plusieurs dossiers sur le campus universitaire de la Côte-de-sable, y compris celui qui nous préoccupe. 

La pétition contre les 34 profs (pour la plupart francophones) a été lancée en anglais. Des commentaires injurieux, voire haineux, ont été proférés dans les médias sociaux contre les francophones et les Québécois, qu'on a même traités de «fucking francophones» (ça, c'est permis). Des appels à la cyber-intimidation ont été lancées contre les membres du corps professoral qui soutiennent la liberté universitaire de Mme Lieutenant-Duval. La vice-première ministre du Québec, Geneviève Guilbeault, a dénoncé des «attaques de militants», qui ont ciblé les profs parce «qu'ils étaient francophones». La cheffe libérale Dominique Anglade, elle-même de race noire, a aussi protesté contre le traitement réservé à la professeure Lieutenant Duval.

À noter : les incidents entourant la suspension de la prof de l'Université d'Ottawa ont suscité une levée de boucliers dans la presse de langue française, alors que la presse de langue anglaise est demeurée beaucoup plus silencieuse. Les textes que j'ai lus en anglais dans l'Ottawa Citizen et CBC Ottawa sont clairement biaisés en faveur de ceux qui veulent bannir entièrement l'usage, même pédagogique, du mot «nigger». Seuls les politiciens québécois ont véritablement commenté l'affaire, Mme Gulbeault traitant même le recteur Frémont de lâche!

Le pire dans cette affaire c'est que pendant qu'on lève les boucliers pour traiter de racistes des profs qui ne le sont pas et pour supprimer un mot dans les dictionnaires et salles de classe, les véritables racistes (et il y en a beaucoup) poursuivent leur sale boulot... satisfaits qu'on s'acharne à faire avouer un peu partout le «racisme systémique» plutôt que de combattre les individus et situations racistes...

Je termine avec un poème franco-ontarien qui sera sans doute effacé des cours de littérature de l'avenir et que l'immense majorité des Anglo-Canadiens (de toutes races) ne comprendra jamais...

« Nous qui avons été la chair à canon dans leurs guerres
sommes la sueur à piasses dans leurs mines et leurs moulins à bois
Nous qui sommes
de rivières, de lacs, de forêts
Nous qui sommes
des terres à perte de vue
des rigodons à perdre haleine
des rires à perdre la tête
des amours à perdre la cœur
Nous sommes les Nigger-Frogs de l'Ontario.»
--- Jean Marc Dalpé, Gens d'ici, 1981


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