Dans une chronique récente (Journal de Montréal, 26 mars 2022), le journaliste Antoine Robitaille accusait la coalition Trudeau-Singh de violer allègrement «la constitution canadienne et le principe du fédéralisme». Pour lire cette chronique, suivez le lien bit.ly/3Le5yly.
La plupart des lecteurs ont décodé le sens. Que les priorités du NPD en matière de santé, désormais endossées par le gouvernement Trudeau, allaient envahir des compétences appartenant aux provinces (et donc au Québec) en vertu de la Constitution fédérale. Une nouvelle bonne vieille chicane Ottawa-Québec en perspective...
Mais «le principe du fédéralisme», c'est quoi au juste? Posez la question à Justin Trudeau ou à Jagmeet Singh. S'ils vous retournent un regard plutôt vide, je ne serais pas du tout surpris. La philosophie politique n'intéresse à peu près personne : ni à la Chambre des communes, ni à l'Assemblée nationale du Québec, ni dans les salles de nouvelles, ni au sein de la population québécoise et canadienne. Trop abstrait. Distant.
Et pourtant. La connexion est intime entre ce «principe du fédéralisme» et chaque individu, chaque collectivité, chaque nation qui évolue au sein d'une fédération. La nôtre (qu'on voudrait souvent quitter) comme les autres, et il existe plusieurs fédérations, sur tous les continents: États-Unis, Mexique, Brésil, Argentine, Suisse, Belgique, Allemagne, Russie, Inde, Australie, Afrique du Sud, etc. Près d'une trentaine.
Le principe du fédéralisme, tel qu'on me l'a appris, repose sur une répartition équilibrée des pouvoirs entre un gouvernement central (fédéral) et des gouvernements étatiques ou provinciaux. Mais le coeur du principe, c'est que toutes les composantes d'une fédération soient juridiquement égales entre elles et que chacune puisse assumer indépendamment les charges liées à ses domaines constitutionnels de compétence.
Ainsi, au Canada, Ottawa n'a jamais été et n'est pas aujourd'hui un gouvernement supérieur, sur le plan juridique. Et les États provinciaux ne sont pas des gouvernements inférieurs. La Reine est le chef d'État du Canada de la même façon qu'elle est le chef d'État du Québec ou de l'île du Prince-Édouard. Les États provinciaux communiquent directement avec la Couronne, sans avoir à passer par Ottawa. Du moins c'est ainsi que les choses devraient se passer.
Mais le système est fêlé... pour deux motifs principaux. Primo, les anciens pouvoirs de la Couronne britannique dans l'AANB de 1867 ont été accaparés par Ottawa au fil des décennies. Cela permet au pouvoir central de contrôler les tribunaux supérieurs dans l'ensemble du pays, tribunaux qui servent d'arbitres dans les conflits constitutionnels entre l'État fédéral et les États provinciaux, notamment le Québec. Secundo, le pouvoir de dépenser d'Ottawa n'est pas limité par la Constitution, et le fédéral s'en sert allègrement pour envahir les juridictions provinciales.
Au-delà des cadres juridiques qui la constituent, une fédération est plus souvent qu'autrement un reflet de la société, des collectivités ou des nations qui l'habitent. Là où subsistent des identités régionales ou nationales fortes, l'État fédéral peut plus difficilement rogner les compétences des autres États membres. Quand ces identités reculent, l'Etat fédéral devient centralisateur. Quand les États membres se renforcent trop, la fédération peut se disloquer. Cela arrive parfois. Ce serait arrivé ici en 1995 n'eut été des tricheries du camp du Non...
Or, au cours du dernier quart de siècle, l'effet centrifuge amoindri de l'identité québécoise s'est accompagné d'une cohésion centripète accrue du Canada anglais sous la bannière du multiculturalisme (diversité de façade pour dissimuler l'hégémonie de l'anglais). Contrairement à nous, qui nous voyons comme Québécois plutôt que Canadiens, les anglophones des neuf autres États membres de la fédération s'identifient d'abord comme Canadians. Sous l'effet d'une immigration massive et d'une américanisation évidente, les vieilles particularités des Maritimes, de l'Ontario et de l'Ouest canadien s'effritent.
Chez nous, le gouvernement «national» siège à Québec. Ailleurs au pays, le gouvernement «national» est à Ottawa. Les Anglo-Canadiens réservent le titre de «prime minister» au seul chef du gouvernement fédéral. Les autres ne sont que des «premiers» (prononcer primieures»). Le dernier premier ministre provincial anglo-canadien à s'identifier comme prime minister fut, je crois, John Robarts en Ontario jusqu'au début des années 1970. Dans l'esprit anglophone, l'appellation premier indique clairement que les chefs des provinces ont une importance moindre que celui ou celle du premier ministre à Ottawa.
Le NPD, qui a toujours été centralisateur et anglophone, a tenté au début des années 2000 de concilier le Québec et le Canada anglais avec un projet de régime fédéral fortement asymétrique, proposé dans sa désormais célèbre «Déclaration de Sherbrooke», défendue par Jack Layton en 2011, l'année du balayage néo-démocrate au Québec. Mais tel projet, qui aurait permis à Ottawa d'occuper des champs de compétence des neufs provinces anglophones tout en laissant une large autonomie de gestion au Québec, était clairement indéfendable au Canada anglais. À cet égard, le NPD de Jagmeet Singh constitue un fidèle reflet de la «nation» anglo-canadienne, qui n'a que faire de la constitution fédérale. Un problème est «national»? On le règle à Ottawa, même s'il relève d'un champ de compétence provincial. Et ça tombe bien. Les libéraux de Trudeau sont du même avis. Une coalition? Oui!
Et cette coalition PLC-NPD ciblera principalement des enjeux de santé et services sociaux - santé mentale, soins de longue durée, assurance médicaments, assurance dentaire -, compétences provinciales. Ottawa utilisera comme levier son pouvoir de dépenser. Les juges de la Cour suprême (tous nommés par Ottawa) lui ont donné carte blanche en 2021 avec la décision sur la taxe carbone, décrétant que le fédéral pouvait mettre le grappin sur toute question jugée de portée «nationale» (sans définir le mot nation). Et l'État fédéral aura l'appui d'une majorité d'Anglo-Canadiens dans ses empiétements...
Les dés sont pipés. Le principe du fédéralisme était déjà gravement atteint au Canada. Avec cette entente NPD-libéraux, ce pourrait être le début de son agonie. Pour le Québec français, les enjeux ont rarement été aussi clairs. Constitution imposée. Coalition centralisatrice. Tribunaux hostiles. Multiculturalisme intolérant. Anglicisation massive. La seule réponse possible du Québec à la destruction du régime fédéral par un excès de centralisation, c'est un vigoureux coup de barre vers l'indépendance. Sinon, les forces centripètes nous happeront. Suite et fin.