vendredi 21 avril 2023

André Laurendeau avait raison


-------------------------------------------------------------------------------

Statistique Canada voudrait sans doute pouvoir brosser un tableau optimiste de l'avenir du français au Canada, mais reste prisonnier de chiffres implacables. Le 21 mars 2023, l'organisme fédéral a une fois de plus livré des munitions à ceux et celles qui réclament une action urgente pour enrayer le déclin de la francophonie québécoise et pan-canadienne, avec la publication du document Population selon la connaissance des langues officielles et la géographie, 1951 à 2021 (voir lien en bas de page).

L'intérêt de ces données tient à sa description chirurgicale de l'évolution de l'«unilinguisme» français, de l'«unilinguisme» anglais et du «bilinguisme» à travers le Canada entre le milieu du 20e siècle et aujourd'hui. Entendons bien: il ne s'agit pas toujours, à proprement dire, d'unilinguisme. On parle ici de connaissance des «langues officielles». Ainsi, aux fins de la discussion, un citoyen qui ne connaît que le français et l'arabe devient unilingue français. La seule langue officielle qu'il connaît est le français. Celui ou celle qui ne parle qu'anglais et chinois sera classé unilingue anglais. L'autre qui connaît le français, l'anglais, l'espagnol, le portugais et l'allemand sera considéré bilingue français-anglais aux fins des langues officielles.

Retour rapide aux années 1960. André Laurendeau, l'inspiration et le coprésident de la Commission B-B (la commission d'enquête fédérale sur le bilinguisme et le biculturalisme), croyait que l'avenir d'un véritable bilinguisme pan-canadien reposait essentiellement sur l'existence de «deux groupes unilingues» (un français, un anglais). Le bilinguisme mur à mur des collectivités constituerait ainsi, selon Laurendeau, «une situation transitoire qui se solde par l'assimilation linguistique du groupe le plus faible et le moins nombreux». L'avant-dernier Commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, exprimait lui aussi une opinion similaire en 2016.

L'étude récente de Statistique Canada présente en une quinzaine de tableaux plutôt déprimants la chute vertigineuse de l'unilinguisme français, à l'extérieur du Québec surtout, depuis les recensements de 1951 et 1961, s'accompagnant d'une forte hausse du bilinguisme et de l'assimilation chez les francophones. En 1951, les unilingues français (langues officielles) représentaient près de 20% de la population totale du Canada (19,6% plus précisément). En 2021, cette proportion oscille autour de 11% et baissera sous le seuil des 10% au cours des deux prochains recensements fédéraux. La part des bilingues s'est accrue (de 12,3% en 1951 à 18% en 2021), tout comme la proportion des unilingues anglais (de 67% à 69%). Il ne faudra pas creuser beaucoup pour découvrir que la majorité des nouveaux bilingues proviennent des collectivités francophones.

Les données compilées par Statistique Canada font aussi ressortir le contraste qui existe entre le Québec et les francophones des autres provinces et territoires, ainsi que certaines particularités au sein même de la francophonie hors Québec. Dans ce que l'organisme fédéral appelle le «Canada hors Québec», la présence d'unilingues français s'amenuise en proportion du total de la population mais aussi en chiffres absolus. De fait, elle est en chute libre, étant passée de 207 570 (2,1% de la population hors Québec) en 1951 à 107 610 (0,4%) en 2021. Pendant ce temps, le nombre d'unilingues anglais a grimpé de 9 millions en 1951 à environ 25 millions.

Pourquoi s'intéresser à l'unilinguisme français au sein des minorités franco-canadiennes? Parce que c'est un excellent indicateur, sur certains territoires et dans certaines collectivités, de la capacité de vivre normalement en français seulement. Sans avoir besoin de l'anglais au quotidien. En 1951, en 1961 même, on pouvait détecter des localités ou des régions - en Ontario, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta - où des pochettes d'unilingues français témoignaient de la vitalité de la langue française. En 2021, à l'extérieur des régions du Madawaska et de la péninsule acadienne au Nouveau-Brunswick, l'unilinguisme français a, à toutes fins utiles, disparu ou agonise.

De fait, environ 40% des unilingues francophones vivant à l'extérieur du Québec demeurent dans un grand arc entre la région d'Edmundston (Madawaska) et les villes et villages de la péninsule acadienne, au Nouveau-Brunswick. Par exemple, dans la paroisse péninsulaire de Shippagan, plus de 3300 des 4785 résidents sont unilingues français... Les Acadiens du sud-est (Moncton, Dieppe, etc.) sont davantage bilingues et même, de plus en plus anglicisés.

Ainsi, des 107 610 francophones unilingues (langues officielles) hors Québec, plus de 55% demeurent au Nouveau-Brunswick même si cette province ne représente que le quart de la francophonie pan-canadienne hors Québec. Les Acadiens du N.-B. ne devraient pas se réjouir trop vite, cependant, car même si certains territoires restent très francophones, le nombre total d'unilingues français au Nouveau-Brunwick est passé de 101 000 en 1951 à 60 000 en 2021 (de 19,5% à 7,9% de la population de la province).

La seule autre province canadienne où il subsiste quelques pochettes relativement francophones, c'est l'Ontario, particulièrement dans les régions de l'Est et du Nord les plus rapprochées du Québec. Par exemple, en 1951, dans les comtés de Prescott et Russell (l'est de la province entre Ottawa et la frontière québécoise en allant vers Montréal) la moitié de la population totale était unilingue française (14% était unilingue anglaise). Aujourd'hui, la proportion d'unilingues français a culbuté à 13%, alors que la proportion d'unilingues anglais est passée à 21%... Il ne faut donc pas se surprendre que pour l'ensemble de l'Ontario, selon Statistique Canada, le nombre de francophones unilingues (langues officielles) ait chuté de 95 000 en 1961 à 39 000 en 2021.

Il n'est plus possible, sauf rares exceptions, de vivre normalement en français en Ontario. Tous les quartiers urbains franco-ontariens ont disparu depuis 1951. Au regard du nombre d'unilingues anglais (de 4 000 000 en 1951 à 12 000 000 en 2021), la présence d'un certain unilinguisme français en Ontario est devenue insignifiante sur le plan statistique. Alors, si on ajoute les effectifs unilingues français du Nouveau-Brunswick à ceux de l'Ontario, on s'aperçoit qu'à peine 7,6% des unilingues français hors Québec (un peu plus de 8 000 personnes) vivent dans les dix autres provinces et territoires. Les anciennes communautés qui servaient de support à une vie française dans l'Ouest canadien et les Maritimes se sont bilinguisées et s'anglicisent à vue d'oeil. En Saskatchewan, il y avait en 1951 plus de 4 600 francophones unilingues. Il n'en reste en 2021 que 445...

Je reviendrai sur la situation au Québec, qui mérite une analyse à part. Une conclusion s'impose cependant. André Laurendeau avait raison!

--------------------------------------

Lien à l'étude de Statistique Canada - https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1510000401&pickMembers%5B0%5D=1.7&cubeTimeFrame.startYear=1951&cubeTimeFrame.endYear=2021&referencePeriods=19510101%2C20210101

Aucun commentaire:

Publier un commentaire