mercredi 5 avril 2023

Avec et pour vous? Expliquez-moi ça!


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Dans son édition imprimée du samedi 1er avril, le journal Le Droit publiait un message pleine page signé par la directrice générale Sylvie Charette et portant sur ce qu'on appelle depuis un certain temps la «transition numérique» du quotidien de Gatineau/Ottawa. En langage plus clair, on parle ici des funérailles et de l'enterrement du quotidien papier agonisant. Sur la pierre tombale virtuelle, on écrira en grosses lettres 1913-2020 pour le quotidien imprimé, et en petits caractères 2020-2023 pour l'édition magazine papier du samedi...

Mais au Droit comme dans les cinq autres quotidiens de la coopérative CN2i, comme au vaisseau amiral du numérique, La Presse, comme au Devoir dont la transition semble amorcée, et sans doute aussi comme aux quotidiens de Québécor, il n'y a plus grand monde pour s'exprimer clairement. Dans les années 1970, aux États-Unis, on appelait ça du Nixon-speak. Maquiller ou dissimuler la réalité en lançant des slogans plutôt vides mais vendeurs... du moins perçus comme vendeurs.

Le premier paragraphe donne le ton. «Le Droit et les Coops de l'information amorcent une nouvelle étape dans la transition numérique, et vous, abonnés, annonceurs et partenaires commerciaux, faites partie de l'équation.» Une nouvelle étape signifie qu'il existe des étapes antérieures et laisse entrevoir des étapes futures. Un processus, quoi, dont les abonnés (entre autres) font apparemment partie. Et pourtant, à ma connaissance, on ne les a jamais consultés à ce sujet.

Le Droit a interrompu en catastrophe l'impression du journal quotidien le 24 mars 2020 à cause de la pandémie de COVID-19. Le message pleine page dans l'ultime édition imprimée était très clair là-dessus. «Compte tenu de la fermeture de presque toutes les entreprises au Québec et en Ontario, nous vous avisons que nous maintiendrons la publication de nos éditions imprimées le samedi seulement jusqu'à nouvel ordre.»

On dit sans équivoque qu'il s'agit d'un «plan d'urgence». «Nous sommes désolés des inconvénients que cette situation exceptionnelle occasionne», précise le quotidien. Plan d'urgence, jusqu'à nouvel ordre, situation exceptionnelle... Ai-je mal compris ou laisse-t-on entendre qu'il s'agit d'une mesure temporaire et qu'un jour le papier reviendra? Est-ce que cette annonce du 24 mars 2020 ressemble à une première étape planifiée d'une transition numérique? Pas du tout. Si c'était l'amorce d'une transition planifiée, mais simplement devancée par la COVID, on s'est bien gardé de l'avouer.

Or, voilà qu'en ce 1er avril 2023 (quel choix de jour!), on affirme que toutes les parties prenantes - y compris les abonnés - «font partie de l'équation». Que signifie «faire partie de l'équation»? Comme français ça laisse à désirer, mais c'est surtout une expression dont le sens peut être très élastique. De quelle équation parle-t-on? Et que signifie exactement «faire partie»? Il me semble qu'on évoque une transition en cours, comprise par l'ensemble des joueurs, à laquelle participent l'ensemble des joueurs. On me dira sans doute que j'ai mal compris... Pourtant, le titre dit bien en grosses lettres «Avec et pour vous!»

Deuxième paragraphe... «Nous dévoilerons bientôt un site Web plus convivial et une application mobile mise à jour en temps réel. Ces lancements sont faits avec le seul et unique souci d'améliorer l'expérience des lecteurs.» Le site Web actuel n'est pas suffisamment convivial? Et que signifie une application mobile mise à jour en temps réel? Sais pas. Quant au «seul et unique souci d'améliorer l'expérience des lecteurs», permettez-moi de conserver une petite gêne. La quasi-totalité des «transitions» que j'ai vues au cours du dernier demi-siècle avaient pour but d'augmenter les revenus des journaux. Et plus souvent qu'autrement, accompagnées de pertes d'emploi...

Troisième paragraphe... «Le Droit accompagne l'évolution de la région de Gatineau, Ottawa et tous les environs depuis 1913. Ce faisant, le journal se transforme aussi. C'est dans notre ADN de nous réinventer au rythme du monde qui nous entoure.» Passons sur l'emploi du mot réinventer, devenu nauséeusement omniprésent. Bien sûr, les journaux évoluent, changent avec le temps, avec l'actualité, avec les nouvelles technologies. Mais de là à suggérer que la réalité du papier imprimé et celle, virtuelle, des images manipulables sur de petits écrans partagent le même ADN... c'est gros, très gros... indigeste même.

Quatrième paragraphe, l'un des pires... «Aujourd'hui, nous sommes une fois de plus conviés à un rendez-vous avec l'Histoire. La fin du support imprimé ne correspond pas à la fin de l'information locale, bien au contraire! C'est le début d'un nouveau chapitre pour Le Droit.» J'aimerais bien savoir ce qu'est l'histoire avec un H majuscule, et à quelles occasions antérieures elle nous a conviés à des rendez-vous. Le «une fois de plus» était sans doute de trop. Quant à l'expression «support papier» pour désigner 500 années de civilisation de l'imprimé, elle reste comme une arête dans la gorge. Ces milliards de mots qui ont façonné l'Histoire mondiale et locale n'auraient jamais vu le jour sans encre et papier. Que du haut d'à peine 30 années volatiles d'Internet on puisse qualifier le noble papier multi-centenaire de simple «support» me fait penser à Icare qui, grisé par le vol et l'altitude, perdit ses ailes et plongea dans la mer...

Sixième paragraphe... «Soyez rassurés, Le Droit continuera de vous accompagner.» Ce n'est pas le genre de propos que l'on tient à des abonnés qui «font partie de l'équation». Ils sont censés avoir déjà été mis au courant... et non inquiets que Le Droit puisse cesser de les accompagner... Septième paragraphe... «Tout est en place pour garantir notre pérennité, avec votre soutien.» C'est quoi, ce «tout» qui est en place et pour lequel on réclame «notre soutien»? Quant à «garantir notre pérennité», voilà bien une promesse en l'air. Aucun journal, du New York Times à Le monde au Droit, ne peut garantir sa pérennité. Il y a un peu partout des cadavres de journaux jadis prestigieux.

Dernier paragraphe... «Notre promesse ne change pas, et vous, abonnés, annonceurs et partenaires, avez toujours fait, faites encore et ferez toujours partie de l'équation.» Encore cette équation non définie dont les abonnés sont censés «faire partie» depuis toujours... Demandez aux abonnés qui restent, depuis l'abandon du papier, s'ils se sont sentis «partie de l'équation»? Il y aura beaucoup de haussements d'épaule. Quant aux promesses, cela me fait penser au dernier message du directeur général de l'époque, Éric Brousseau, le 10 mars 2020, deux semaines avant l'abandon du papier en semaine: «Nous allons bientôt mettre en oeuvre le virage numérique... Pour les nostalgiques qui préfèrent la version papier, n'hésitez pas à vous réabonner.» Au-delà du mépris envers les abonnés qui préfèrent le papier, traités cavalièrement de «nostalgiques», il y a là une promesse de continuer à imprimer le journal. «Notre promesse ne change pas». Poisson d'avril.

Je suis un inconditionnel du Droit. J'y ai passé les plus belles années de ma carrière professionnelle et je resterai abonné peu importe ce qu'on m'offre à l'avenir. Mais je refuse de passer sous silence des messages remplis de clichés et de dissimulations. On ne sauvera pas Le Droit en déformant l'histoire et la réalité du présent. 

Je termine avec la dernière phrase du message: «La version imprimée sera vendue dans tous les commerces jusqu'à la fin.» Je ne serais pas surpris d'apprendre qu'avant même la fin de l'année, peut-être en avril, en juillet, en octobre, des abonnés se fassent dire qu'on ne livrera plus le journal du samedi à leur domicile, et qu'ils devront, pour le lire, aller l'acheter dans un commerce. Ce serait tout à fait dans l'esprit du message. Ça fait sans doute partie de l'équation, dirait-on. Jusqu'à la fin!





1 commentaire:

  1. Pour rester dans le respect de la langue de Molière, je dirais que c'est un très bon exemple de l'utilisation de la "langue de bois".

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