dimanche 24 décembre 2023

Je dis «n'importe quoi»?


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Donnant suite à mon texte de blogue Pas besoin d'Ottawa pour abolir le poste de lieutenant-gouverneur (voir lien en bas de page), un docteur en droit, dans un élan d'expertise dénué de savoir-vivre, m’a invité à «arrêtez (sic) de dire n'importe quoi sur des éléments où vous ne connaissez manifestement rien».

Je ne suis pas docteur en droit, je ne suis même pas juriste, mais je crois que mes six années de science politique (spécialisation en fédéralisme canadien et québécois) et mes 45 années de journalisme, sans oublier quelques décennies de collaboration à une revue juridique pan-canadienne, m'en ont appris suffisamment pour ne pas m'aventurer à dire «n'importe quoi» dans des domaines où je ne connais «manifestement rien».

J'ai notamment compris que le droit n'est pas formé de dogmes immuables, que les juristes n'hésitent pas à se contredire sur la place publique, que la Cour suprême renverse parfois ses propres décisions, et que les constitutions confiées au judiciaire sont rédigées et modifiées par les instances législatives élues. Alors, à titre de citoyen appelé à élire les législateurs qui nommeront les juges, je refuse d'être réduit au silence par quelques érudits.

Voici, en bref, le raisonnement sur lequel repose ma thèse voulant que le Québec puisse, sans l'accord d'Ottawa et des provinces, tenter d'éliminer tout seul le poste de lieutenant-gouverneur.

1. La Constitution de 1867 (l'Acte de l'Amérique du Nord britannique) est monarchique. Au sommet de la pyramide il y a la reine (à l'époque Victoria), la souveraine, qui contrôle en principe l'exécutif. Méfiants envers la démocratie, le Pères de la Confédération ont adjoint à la Chambre des Communes un Sénat nommé par le monarque (le Conseil législatif au Québec). Enfin l'appareil judiciaire relève constitutionnellement du monarque.

2. Très centralisé au départ, le fédéralisme canadien a évolué vers une autonomie accrue des provinces après certaines décisions du Comité judiciaire du Conseil privé à Londres, ultime instance judiciaire du Canada avant que celui-ci ne devienne officiellement indépendant. Ce dernier jugea que même si Ottawa nommait le lieutenant-gouverneur d'une province, ce dernier n'était pas soumis au pouvoir central, que son lien avec la couronne britannique était direct, et qu'ainsi, les provinces étaient «comme des petits royaumes au sein du Dominion». Le lien du Québec avec Charles III est direct. Il ne passe pas par Ottawa ou par un quelconque accord fédéral-provincial.

3. En 1968, le Québec a aboli son Conseil législatif (son Sénat) et rebaptisé son assemblée législative «Assemblée nationale». Une affirmation double: l'existence d'une «nation» québécoise mais aussi l'élimination d'une des pièces centrales de la monarchie au Québec, le Conseil législatif étant, constitutionnellement, nommé par le monarque (même si ces pouvoirs n'étaient plus exercés depuis très longtemps). À noter: l'abolition du Conseil législatif n'a fait l'objet d'aucun amendement constitutionnel à l'AANB de 1867. On trouve aujourd'hui dans le texte de la Constitution une note en bas de page indiquant que les articles portant sur le Conseil législatif sont inopérants...

4. En 1982, le Québec a institué, dans la Loi sur l'Assemblée nationale, un nouveau serment qui contredit le serment imposé par la Loi constitutionnelle de 1867. Au lieu de jurer fidélité au monarque, un nouveau député affirme sa loyauté envers «le peuple du Québec». Un geste clairement républicain, contraire à l'esprit et à la lettre du serment constitutionnel.

5. En 2022, après que les députés du Parti québécois eurent refusé de jurer fidélité au roi Charles III, l'Assemblée législative a adopté une loi décrétant que que l'article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867 (sur le semant d'allégeance) «ne s'applique pas au Québec». 

Cette fois, Québec ne se contente pas d'agir seul pour abolir le serment. Il modifie seul le texte de l'AANB sans l'accord d'Ottawa et des autres provinces, jugeant que la décision de ne plus «appliquer» le serment de l'AANB relève de sa propre constitution, de son rapport direct avec la monarchie.

6. Alors je pose la question. Si Québec n'a pas eu besoin d'Ottawa et des autres provinces pour se défaire de deux attributs clairement monarchiques, son Conseil législatif et le serment d'allégeance à Charles III, pourquoi ne peut-il pas agir seul pour mettre fin au poste de lieutenant-gouverneur? Les rapports (ou l'absence de rapports) avec le monarque britannique ne concernent que le Québec dans la mesure où ses liens avec la Couronne sont directs, sans détour. Et ils n'ont aucun effet sur le fonctionnement de la fédération canadienne.

La seule façon de savoir, c'est d'essayer.

Si j'ai dit «n'importe quoi» sur un sujet dont je ne sais «manifestement rien», je m'en excuse.

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Lien à mon texte de blogue Pas besoin d'Ottawa pour abolir le poste de lieutenant-gouverneur - https://lettresdufront1.blogspot.com/2023/12/pas-besoin-dottawa-pour-abolir-le-poste.html


2 commentaires:

  1. M. Allard, j'ai lu attentivement et lentement votre texte pour m'assurer de bien en comprendre le sens. J'en conclue que les affrontements politiques de ma jeunesse, entre troupes péquistes et troupes libérales, sont choses du passé et que le contentieux réel et ancestral entre les Canadiens d'expression française et ceux d'expression anglaise, remontant à l'imposition forcé d'un pouvoir monarchique étranger sur la population des deux colonies de peuplement (le Canada et l'Acadie) du royaume français qui ont été transférées par traité (i.e. sans notre accord) de la France royale, pré-républicaine, à l'Empire britannique, consécutivement à la défaite des armées du Roy en 1759, que ce contentieux, donc, n'est plus d'ordre politique mais juridique. Pour le dire autrement, l'affrontement n'est plus entre deux partis politiques, i.e. un Parti québécois renaissant étonnament de ses cendres, et un Parti libéral qui s'étiole de plus en plus et disparaît sous nos yeux de l'électorat québécois d'expression française, que cet affrontement n'est plus entre des députés mais entre des juristes, disons pour faire simple les juristes nommés par le gouvernement fédéral à Ottawa (plus les juristes qui lui sont dévoués par conviction ou par intérêt pécuniaire) et ceux qui prennent la part de la population québécoise, c'est-à-dire du peuple québécois, selon votre approche. Je ne sais pas si le récent film ''Napoléon'' a eu sur vous le même effet que sur moi, mais il semble signaler un changement d'attitude du monde anglophone vis-à-vis la démocratie révolutionnaire à l'européenne, découlant de la Révolution française de 1789, consécutive à la Révolution américaine de 1776. Tout semble imbriqué, encore aujourd'hui, entre ce que représentent l'Angleterre d'hier et d'aujourd'hui et ce que représentent la France d'hier et d'aujourd'hui. Ces deux pays-civilisations s'accordent plus ou moins bien. Il y a, encore aujourd'hui, des luttes sourdes entre la partie du monde occidental dont fait partie l'Europe continentale et la partie du monde occidental que sont devenus les cinq pays anglophones des Five Eyes, parfois regroupés sous le nom informel d'Anglosphère. Entre l'Anglosphère (formés de quatre royaums britanniques et d'une république rongée par le semi-fascisme trumpien du Parti républicain) et l'Union européenne (centrée essentiellement sur le duo franco-allemand), semble se dessiner une ligne de fracture, une solution de continuité émergente, encore peu visible mais pouvant peu à peu se transformer, pas immédiatement mais à la longue, sur une période pouvant se compter en années, voire en dizaines d'années, en une ligne de séparation éventuelle, bref une cassure. Les deux parties pourraient ainsi se dissocier progressivement et former en deux morceaux bien distincts, un constitué autour d'un pays économiquent très riche mais politiquement dévoyé et socialement faible, les États-Unis, et un ensemble se partageant entre ses affinités atlantiques et otaniennes et son avenir eurasien, économiquement plus prometteur, mais politiquement plus risqué, puisqu'associé à la Chine et à ses partenaires sécuritaires de l'Organisation de coopération de Shanghai. Ainsi, l'UE balloterait entre l'Amérique du Nord et l'Eurasie, l'Afrique des BRICS formant potentiellement un pont ou une articulation entre A) la France de l'UE et B) la Chine de l'OCS et des BRICS. Tout cela donne lieu à des réflexions intéressantes sur l'avenir des choses. Je suis toujours heureux de vous lire, M. Allard, car cela ouvre souvent de nouvelles pistes de solution.

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