mercredi 25 septembre 2019
Les Verts, vaincus sans combattre...
Au tout début de cette campagne électorale, si j'avais été parieur et si, bien sûr, j'avais beaucoup d'argent (ce qui n'est pas le cas), j'aurais misé une somme considérable sur une percée majeure du Parti Vert au Canada anglais. Quarante, cinquante, pourquoi pas jusqu'à 70 ou 80 députés pour les Verts! C'était LEUR année!
Mais Elizabeth May est en train de tout gâcher...
Avec les débats urgents sur les pipelines et les sables bitumineux, l'aggravation de changements climatiques qui préoccupent maintenant l'ensemble de l'électorat, la déforestation en Amazonie et en Afrique qui menace la planète entière, et une assiette d'enjeux environnementaux qui déborde constamment, l'ensemble du Canada était mûr pour un changement de garde.
Au Québec, l'élection fédérale porte toujours une dynamique différente de celle des autres provinces, et le Bloc Québécois - en plus de plaire à l'Électorat autonomiste et indépendantiste - semble «plus vert que les Verts» (ces derniers y mènent d'ailleurs une campagne médiocre). Le parti dirigé par Elizabeth May y passera difficilement le seuil de la marginalité.
Ailleurs au Canada, cependant, les signes d'une éclosion s'accumulaient. Un deuxième député au Parlement canadien dans une partielle en 2019, des députés élus dans quatre législatures provinciales (8 à l'I.P.-É. où les Verts forment l'opposition officielle, 3 au N.-B., 1 en Ont., 1 en C.-B.), et un vote populaire en hausse. Les portes de l'antichambre du pouvoir semblaient s'entrebâiller...
Or, dès le début de la campagne il y a quelques semaines, Mme May a dit rêver d'un Parlement minoritaire où elle détiendrait la balance du pouvoir. Quelle idiotie! L'objectif premier d'un parti politique est de prendre le pouvoir, de diriger le gouvernement. Le Parti Vert s'avouait vaincu sans même avoir combattu... C'était s'aliéner au départ tous les électeurs qui préfèrent voter gagnant...
Il fallait montrer une ferme volonté de gouverner, brandir à l'électorat la possibilité, la nécessité, l'urgence d'un gouvernement vert... et non la perspective d'une dizaine ou d'une quinzaine de députés négociant leur appui à un parti libéral ou conservateur minoritaire qu'ils avaient combattu les semaines précédentes.
Une des clés du succès électoral, c'est la capacité des flairer le vent... les occasions aussi... Brian Mulroney avait touché la cible face à John Turner lors des débats de 1984... Jack Layton avait su profiter au max d'une présence à «Tout le monde en parle» pour déclencher une vague orange au Québec... Devant une planète en perdition, Mme May avait un fruit mûr à cueillir...
Et voilà que tout déraille... Cafouillage sur la dénonciation des sables bitumineux de l'Alberta, qu'un premier ministre bien moins vert, François Legault, avait traité de «pétrole sale»... Pancartes anglaises au Québec... Confusion autour de la présence d'un candidat québécois ouvertement indépendantiste, Pierre Nantel, que Mme May aurait dû expulser sans hésitation pour protéger ses assises au Canada anglais... Et que dire de cette image «photoshoppée» où un verre et une paille en plastique ont été dissimulés...
Peut-on espérer qu'il ne soit pas trop tard? Il reste les débats, où Mme May doit se présenter comme candidate au poste de première ministre, et non comme leader d'un parti marginal espérant détenir la balance du pouvoir. Le scénario idéal au lendemain du 21 octobre serait un gouvernement vert minoritaire avec le soutien conditionnel du Bloc québécois, un allié naturel des «greens» au Canada anglais. Elizabeth May doit faire tout son possible pour allumer l'étincelle qui donnera aux Verts l'élan, l'étincelle, la rafale qui crée un moment décisif...
On me dira que je rêve en couleur... Je suis habitué... Mais l'inattendu se produit à l'occasion... Avant les débats de 1984, John Turner avait une avance appréciable dans les sondages... Personne n'aurait prédit plus de 200 sièges aux conservateurs de Mulroney... Et qui aurait pu croire, au début de la campagne de 2011, que le NPD raflerait près d'une soixantaine de circonscriptions au Québec... En 2019, une partie importante de l'électorat abandonnerait les vieux partis si une «vague» verte avait la moindre chance de se pointer...
À Mme May de jouer...
mardi 17 septembre 2019
Yves Saint-Denis. Vivre debout, jusqu'au bout!
image de la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal
Yves Saint-Denis était un fier patriote, à la fois franco-ontarien, canadien-français et indépendantiste québécois, un alliage redoutable qu'il défendait sans jamais s'agenouiller. Il avait été président de l'Association canadienne-française de l'Ontario (ACFO) mais aussi l'un des membres fondateurs du Parti québécois... Que sa mort, la semaine dernière, ait été accueillie avec une relative indifférence dans les médias du Québec constitue une grande injustice!
«J'ai travaillé toute ma vie pour l'Ontarie (c'est ainsi qu'il avait renommé son coin de pays), et en 1981, je me suis donné comme mission de faire connaître l'Ontario français au Québec», expliquait M. Saint-Denis en 2017 à ONFR+, le réseau d'information de la télé franco-ontarienne (TFO). Jusqu'à la toute fin, même affaibli par la maladie, il est resté un «battant». On l'a vu à la grande manifestation franco-ontarienne du 1er décembre dernier à Ottawa, ainsi qu'au défilé de la Fête nationale du Québec à Montréal, en juin 2019.
D'aucuns sourcillent à la pensée qu'on puisse lutter en même temps pour les droits des Franco-Ontariens et l'indépendance du Québec, mais il n'y voyait aucune contradiction. Le trait d'union, la clé de cette fusion de deux causes apparemment divergentes, c'est la langue française. Les Québécois, les Acadiens et les Canadiens français ont en commun un héritage francophone attaqué de toutes parts depuis la Conquête. Le combat pour la pérennité du français enjambe les frontières.
«J'en suis venu à la conclusion qu'il fallait un pays pour les francophones en Amérique du Nord. Un pays parle plus fort. Ça prend un vigoureux coup de barre. Faut mettre le cap ailleurs», avait conclu Yves Saint-Denis. Les francophones en situation minoritaire ont subi, plus qu'au Québec, les effets d'un État aux mains d'une majorité hostile. Historiquement, on les a persécutés parce qu'ils parlaient français. De la même façon, la hargne persistante à l'endroit du Québec tient à son caractère francophone. Les Anglo-Canadiens sont toujours plus francophobes qu'anti-québécois...
La Société Saint-Jean Baptiste de Montréal, dont M. Saint-Denis était un membre éminent, l'avait honoré au printemps 2019 pour «services exceptionnels» rendus à la patrie. Jusqu'à sa mort, il a habité sa maison patrimoniale à Chute-à-Blondeau, petit village à l'est de Hawkesbury, les deux pieds bien plantés en «Ontarie*», à jet de pierre de ce Québec dont il n'aura pas vu l'indépendance. Dans un courriel que j'ai reçu de lui au mois d'août, alors que nous tentions de fixer la date d'une rencontre ultime, il écrivait: «Je demeure un battant, "jusqu'au bout!"».
En tant qu'ancien Franco-Ontarien devenu partisan de la souveraineté du Québec (j'étais comme lui membre du PQ au tout début), j'avais - au-delà d'un profond respect pour son érudition et d'une admiration pour son franc-parler - une grande sympathie pour ses efforts de rapprochement entre la francophonie minoritaire et la majorité québécoise. Il n'était pas seul dans son combat même s'il en était une figure de proue. Au cours du dernier demi-siècle, des milliers de Franco-Ontariens ont milité à la fois pour les droits des minorités francophones et pour un Québec souverain.
Le grand patriarche franco-ontarien Séraphin Marion, décédé en 1983 à Ottawa, sa ville natale, avait publiquement appuyé en 1961 le livre de Marcel Chaput, Pourquoi je suis séparatiste. Plus tard dans la décennie, il applaudissait le général de Gaulle ainsi que l'arrivée de René Lévesque et du Parti québécois, sans jamais pour autant renier son combat en faveur des droits linguistiques des minorités francophones hors-Québec, les Franco-Ontariens en particulier. La Société Saint-Jean Baptiste de Montréal avait créé en 1984 le Prix Séraphin Marion pour honorer la francophonie hors-Québec. En 1989, le lauréat était Yves Saint-Denis.
Même si peu d'entre eux s'affichaient ouvertement, plusieurs dirigeants d'organisations franco-ontariennes s'étaient rapprochés de la cause indépendantiste. De fait, dans les années suivant sa fondation, le PQ avait tellement d'adhésions de l'Ontario français et des autres minorités qu'il a émis des cartes de membres «hors Québec»...
ma carte de membre du PQ, début 1969, section «hors Québec», alors que je siégeais au conseil d'administration de l'Association canadienne-française de l'Ontario (ACFO)
Plus récemment, de 1993 à 2000, un ancien militant des luttes scolaires de Penetanguishene (Ontario), Jean-Paul Marchand, a siégé comme député fédéral de Québec-Est sous la bannière du Bloc québécois.
N'oublions pas que des représentants de l'Ontario français ont participé à la fondation du RIN (Rassemblement pour l'indépendance nationale) en 1960 et qu'une des toutes premières publicités dans L'indépendance, le journal du RIN, annonçait la parution du livre Le scandale des écoles séparées en Ontario de Joseph Costisella. On note la présence de Franco-Ontariens jusque dans les franges séparatistes les plus radicales. Le fondateur des Chevaliers de l'indépendance, Reggie Chartrand, était originaire de Timmins, en Ontario. Même le FLQ comptait dans ses rangs un Omer Latour, de Cornwall...
Si j'écris ce texte de blogue, c'est à la fois pour dire mon respect et mon admiration pour Yves Saint-Denis, mais aussi pour affirmer que son double engagement - pour les droits des Franco-Ontariens, pour la souveraineté du Québec - fait partie d'un courant tenace qui s'affiche en Ontario français depuis plus d'un demi-siècle. Pour ceux et celles qui y adhèrent, et j'en suis, il n'y a pas de contradiction entre l'un et l'autre. Les avant-postes de la francophonie canadienne et nord-américaine ont besoin d'un Québec français dynamique. Et cet objectif a peu de chances d'être atteint dans un cadre fédératif où l'affirmation linguistique et culturelle du Québec restera toujours soumise au contrôle constitutionnel et juridique d'une majorité anglo-canadienne intransigeante.
J'ai toujours cru qu'un séparatiste sommeillait au fond de chaque Canadien français... Ce dont je me suis rendu compte avec Yves Saint-Denis c'est qu'au fond de chaque séparatiste sommeille aussi un Canadien français... Peut-être faut-il être Franco-Ontarien et indépendantiste pour en être davantage conscient... On s'en reparlera, Yves, un jour!
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* Pourquoi Yves Saint-Denis parle-t-il toujours de l'Ontarie? Le chroniqueur Denis Gratton, du quotidien Le Droit, le lui avait demandé lors d'une entrevue en avril 2019. « Pour sa finale française, avait-il répondu. Comme ont dit la Gaspésie, la Mauricie, l'Acadie, l'Estrie... l'Ontarie.»
mercredi 11 septembre 2019
Mais que fête-t-on, au juste?
Le monde n'aime pas les «casseux de party»... mais parfois il en faut...
De toute façon, je suis habitué.
Ces jours-ci, dans les hautes sphères de la francophonie ontarienne, dans les milieux politiques ontariens et fédéraux, ainsi que plusieurs clans médiatiques, on célèbre la naissance «officielle» de ce qu'on persiste à appeler l'Université de l'Ontario français.
Voilà une fête qui n'a pas sa raison d'être!
Oui, l'Ontario et le gouvernement fédéral se sont finalement entendus pour injecter 63 millions de dollars chacun pendant quatre années pour ouvrir un campus universitaire de langue française à Toronto. Bravo! Mais il s'agit d'un projet régional du sud de la province, qui ne pèse pas lourd dans le décor universitaire ontarien et qui, surtout, ne correspond aucunement au projet d'université franco-ontarienne lancé en 2012 par le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO).
Ce n'est pourtant pas compliqué. Faisons un brin d'histoire. En 1912, un gouvernement carrément raciste de l'Ontario avait adopté le Règlement 17 supprimant l'enseignement en français après la deuxième année du primaire dans l'ensemble de la province.
Cette tentative d'ethnocide par la majorité anglo-ontarienne avait eu un fort retentissement, tant au sein des collectivités franco-ontariennes qu'au Québec. Les Franco-Ontariens avait mis sur pied des écoles françaises illégales, et au Québec on collectait des sous pour aider à les financer. Un quotidien, Le Droit, était né à Ottawa avec une devise opportune: «L'avenir est à ceux qui luttent.»
Le combat pour récupérer les droits scolaires abolis, entrepris à cette époque, s'est poursuivi jusqu'à la fin du 20e siècle. Il n'est pas terminé en 2019. L'objectif a toujours été le même: redonner aux francophones des écoles à leur image, des écoles «par et pour» les Franco-Ontariens.
Le Règlement 17 a été suspendu en 1927 et a mystérieusement disparu en 1944, mais il a fallu attendre jusque' à la fin des années 1960 (menace de sécession du Québec oblige) pour que les écoles primaires et secondaires «bilingues» des Franco-Ontariens deviennent enfin des écoles de langue française.
Et c'est seulement après l'adoption de l'article 23 de la Loi constitutionnelle de 1982, et son interprétation généreuse par les tribunaux dans les années 1980 et 1990, que les Franco-Ontariens et les autres minorités francophones hors-Québec ont obtenu le droit de gestion de leurs propres réseaux scolaires primaires et secondaires.
C'est aussi à cette époque que les Franco-Ontariens ont pu fréquenter pour la première fois des collèges communautaires de langue française... une première incursion du «par et pour» au niveau postsecondaire. Restait l'universitaire...
Depuis les années 1960, cela crevait les yeux que les institutions scolaires bilingues étaient devenues des foyers d'assimilation pour les élèves canadiens-français. Pour des motifs qui m'échappent, on semblait croire que les étudiants universitaires étaient immunisés contre l'anglicisation, sans doute parce que les francophones demeuraient majoritaires à la principale université bilingue, l'Université d'Ottawa.
Mais cela a bien changé depuis le début des années 1970 et aujourd'hui, les parlant français ne forment que 30% de la population étudiante à l'université ottavienne (et bien moins à l'Université Laurentienne de Sudbury). L'immense majorité des Franco-Ontariens de niveau universitaire qui étudient en français le font désormais dans des institutions anglo-dominantes... et ça paraît...
C'est dans ce contexte que le RÉFO lançait il y a sept ans sa campagne de mobilisation pour la gouvernance franco-ontarienne de tous les programmes universitaires en français. L'objectif, auquel se sont associés les étudiants du secondaire (FESFO) et l'Assemblée de la francophonie de l'Ontario (AFO), était double: augmenter l'offre en français là où elle était déficiente, et s'assurer d'une extension à l'universitaire d'une gouvernance déjà acquise par les francophones aux niveaux, primaire, secondaire et collégial.
Les universités bilingues, en particulier celle d'Ottawa, ont vite perçu la menace. En 2014, le recteur de l'époque, Allan Rock, affirmait que les Franco-Ontariens n'avaient pas besoin d'université... Ils en avaient déjà une, l'Université d'Ottawa... L'année suivante, les libéraux de Kathleen Wynne et Madeleine Meilleur torpillaient le projet en lui donnant un caractère strictement torontois... et ont attendu la fin de leur mandat, en 2017, pour donner le feu vert à un petit campus de langue française à Toronto, projet «scrappé» par Doug Ford après son élection l'année suivante...
En un tournemain, depuis 2015, avec la complicité de médias qui n'ont jamais très bien suivi le dossier, le campus régional du centre-sud-ouest ontarien est devenu «l'Université de l'Ontario français» et l'est demeuré, en dépit de protestations occasionnelles du RÉFO et de ses partenaires.
Alors que reste-t-il du noble projet de gouvernance de tous les programmes à l'universitaire en Ontario français? Un petit campus à Toronto pour quelques centaines d'étudiants... Pendant ce temps, 13 000 étudiants francophones continuent de fréquenter l'Université d'Ottawa dans un milieu où l'anglais est nettement dominant. Pour donner une idée de l'ordre des grandeurs, on octroie 126 millions $ sur huit ans à la soi-disant Université de l'Ontario français, pendant que le budget de l'Université d'Ottawa dépasse le seuil de 1,1 milliard de dollars par année...
Je laisse la conclusion au recteur actuel de l'Université d'Ottawa, Jacques Frémont, qui met un clou de plus dans le cercueil de la gouvernance franco-ontarienne des programmes universitaires dans l'ensemble de la province:
«L'Université d'Ottawa constitue pour la communauté franco-ontarienne un formidable outil de développement et de rayonnement. La création de l'Université de l'Ontario français viendra diversifier l'offre de services en enseignement en français et c'est tant mieux. Plus il y aura d'universités francophones et bilingues au pays, mieux les intérêts des francophones seront servis.» (citation tirée du Droit du 9 septembre 2019)
Personne n'a, jusqu'à maintenant, contredit cette déclaration ahurissante. Du moins je n'ai rien vu. Espérons que les quelques voix discordantes et lucides qu'on entend parfois à l'Université Laurentienne et à l'Université d'Ottawa, ainsi qu'au RÉFO, se manifesteront.
Entre-temps, le party continue comme s'il s'agissait d'une grande victoire... C'est au mieux un petit pas dans la bonne direction... à condition de ne pas oublier la direction...
lundi 9 septembre 2019
«Ce qui se fait en français, ça ne compte pas.»
Dans son livre récent intitulé «Un reporter au coeur de la libération», publié à l'occasion du 75e anniversaire du Jour J, le journaliste-historien Jean-Baptiste Pattier de France Télévisions jette un nouvel éclairage sur l'histoire militaire et médiatique de la Seconde Guerre mondiale, entre le débarquement allié en Normandie (juin 1944) et Berlin en ruines à l'été 1945.
Au-delà du contexte historique brossé par l'auteur, l'oeuvre est principalement constituée de fragments de reportages radiophoniques et de lettres expédiées par Marcel Ouimet, correspondant de guerre de Radio-Canada, à son épouse Jacqueline. Le monde a bien changé depuis 1944/45 et pourtant, j'ai noté dans les écrits de Marcel Ouimet des passages qui restent d'actualité, notamment en ce qui a trait à l'attitude de nombreux Anglo-Canadiens à l'endroit de la langue française...
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Le 6 mai 1945, plusieurs correspondants de guerre sont convoqués à Paris pour «ce qui sera sans doute la grande capitulation» des Allemands. Ayant suivi les troupes canadiennes et alliées en France, en Belgique, en Hollande et en Allemagne depuis le 6 juin 1944 en Normandie, Marcel Ouimet - la voix française de Radio-Canada/CBC en Europe - s'attend de faire partie du groupe. Il sera déçu...
En effet, écrit-il à son épouse, «je suis laissé de côté parce qu'on admet que Munro et Matt (Ross Munro, de Canadian Press, et Matthew Halton, de CBC)». Il ajoute: «J'ai envoyé un câble de protestation» pour dire officiellement «que je déplore ce nouveau manque de souci du bilinguisme». Marcel Ouimet est outré, percevant ici qu'encore une fois, les Anglo-Canadiens sont favorisés par rapport aux francophones. «Ils m'entendront parler tu peux m'en croire. Nos compatriotes (anglophones) ne feront jamais les choses autrement.»
Il passera les derniers jours de la guerre avec le Régiment de la Chaudière, celui avec lequel il a foulé la plage Juno au petit matin du Jour J. Il note à son épouse: «Les célébrations ici n'ont rien de formidable. Nous n'étions pas au bon endroit. C'est à Paris le soir de la proclamation du Jour-V que ça va être beau, mais je n'y serai pas. Mon camarade anglais profitera de l'affaire du même coup. Ce que je peux enrager parfois.»
Celui qui allait un jour diriger le réseau français de Radio-Canada/CBC n'en est pas à ses premières vexations «linguistiques». En juillet 1944, à la conclusion de la bataille de Caen, en Normandie, il informe son épouse Jacqueline que seuls ses camarades de langue anglaise («qui ne comprennent pas un mot de ce que je dis») semblent avoir droit à des commentaires ou mieux, à des félicitations de la direction canadienne. «Pour mon plus grand malheur, écrit-il, j'ignore presque toujours la réaction du bureau».
Son collègue Halton reçoit une note du directeur du service des nouvelles de Radio-Canada/CBC, Dan MacArthur, l'informant que son reportage (sur Caen?) était l'un des plus «thrillings» de la guerre. Et Marcel Ouimet d'ajouter: «Même si je ne doute pas (mon émission) valait la sienne, je n'ai tout de même pas cette consolation. Un bon mot de temps à autre, ça ne coûte pourtant pas cher. (...) Enfin, c'est toujours la même chose, ce qui se fait en français, ça ne compte pas.»
Des compliments, Ouimet en reçoit, mais d'ailleurs. Le 26 juillet, il rapporte que sa mère lui a écrit pour lui dire que les Français (ceux de France) en poste ou vivant à Ottawa sont «très heureux» de ses reportages. Le commandant Gabriel Bonneau, représentant de la France libre et du général de Gaulle au Canada, a déclaré qu'il était «le meilleur correspondant de guerre de langue française».
Le plagiat est une autre forme de compliment, j'imagine... Le 29 juillet, il précise à son épouse qu'un collègue journaliste de langue anglaise lui a «emprunté» son reportage sur un déjeuner au Quartier général des Forces françaises de l'intérieur pour ensuite «le câbler sous son nom à des journaux anglais pour lequel il écrit». «C'est une chose que je serais incapable de faire moi-même, affirme-t-il, mais probablement que c'est comme ça qu'on arrive à ses fins, et à la grande réputation qui impressionne tellement nos gens d'Ottawa».
À l'été 1944, bien sûr, l'action se passe en France et de nombreux correspondants de langue anglaise sont incapables de communiquer avec la population en français. Marcel Ouimet écrit, le 20 juin 1944, que certains font cependant un effort d'apprendre. «Nous les aidons et certains d'entre eux font de beaux progrès. Cela ne pourra que leur élargir les idées.»
Les Canadiens français étaient habitués à la francophobie depuis la conquête de 1760. Mais Marcel Ouimet s'aperçoit que certains pays anglo-saxons se méfient aussi de la France et de ce qu'elle incarne. D'ici quelques années, croit-il, les Britanniques pourraient se sentir plus près des Allemands que des autres peuples d'Europe, y compris la France. Il se fait même «une certaine campagne» contre ces pays, y compris la France.
«Et certains journalistes aveuglés par leur conception, leur éducation et leur façon de raisonner à l'anglo-saxonne, qu'ils soient anglais, américains ou canadiens, y participent. On voit déjà de Gaulle dictateur, ce à quoi j'en suis sûr il n'ambitionne aucunement. (...) Il y a parmi les journalistes un aveuglement voulu ou qui découle strictement de leur ignorance.»
Tant chez les militaires que les journalistes, il y a des gens qui sont arrivés en France avec des préjugés ancrés. «Il y a un tas de choses que je ne puis écrire, dit-il a son épouse Jacqueline, mais il existe encore trop de gens qui sont venus avec l'idée que les Français étaient tous des "good fucking frogs" (selon des anglophones) ou des "maudits Français" (selon des Canadiens français).»
Si Marcel Ouimet était toujours parmi nous, il se dirait sans doute que des choses ont beaucoup changé. D'autres, un peu moins...
Au-delà du contexte historique brossé par l'auteur, l'oeuvre est principalement constituée de fragments de reportages radiophoniques et de lettres expédiées par Marcel Ouimet, correspondant de guerre de Radio-Canada, à son épouse Jacqueline. Le monde a bien changé depuis 1944/45 et pourtant, j'ai noté dans les écrits de Marcel Ouimet des passages qui restent d'actualité, notamment en ce qui a trait à l'attitude de nombreux Anglo-Canadiens à l'endroit de la langue française...
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Le 6 mai 1945, plusieurs correspondants de guerre sont convoqués à Paris pour «ce qui sera sans doute la grande capitulation» des Allemands. Ayant suivi les troupes canadiennes et alliées en France, en Belgique, en Hollande et en Allemagne depuis le 6 juin 1944 en Normandie, Marcel Ouimet - la voix française de Radio-Canada/CBC en Europe - s'attend de faire partie du groupe. Il sera déçu...
En effet, écrit-il à son épouse, «je suis laissé de côté parce qu'on admet que Munro et Matt (Ross Munro, de Canadian Press, et Matthew Halton, de CBC)». Il ajoute: «J'ai envoyé un câble de protestation» pour dire officiellement «que je déplore ce nouveau manque de souci du bilinguisme». Marcel Ouimet est outré, percevant ici qu'encore une fois, les Anglo-Canadiens sont favorisés par rapport aux francophones. «Ils m'entendront parler tu peux m'en croire. Nos compatriotes (anglophones) ne feront jamais les choses autrement.»
Il passera les derniers jours de la guerre avec le Régiment de la Chaudière, celui avec lequel il a foulé la plage Juno au petit matin du Jour J. Il note à son épouse: «Les célébrations ici n'ont rien de formidable. Nous n'étions pas au bon endroit. C'est à Paris le soir de la proclamation du Jour-V que ça va être beau, mais je n'y serai pas. Mon camarade anglais profitera de l'affaire du même coup. Ce que je peux enrager parfois.»
Celui qui allait un jour diriger le réseau français de Radio-Canada/CBC n'en est pas à ses premières vexations «linguistiques». En juillet 1944, à la conclusion de la bataille de Caen, en Normandie, il informe son épouse Jacqueline que seuls ses camarades de langue anglaise («qui ne comprennent pas un mot de ce que je dis») semblent avoir droit à des commentaires ou mieux, à des félicitations de la direction canadienne. «Pour mon plus grand malheur, écrit-il, j'ignore presque toujours la réaction du bureau».
Son collègue Halton reçoit une note du directeur du service des nouvelles de Radio-Canada/CBC, Dan MacArthur, l'informant que son reportage (sur Caen?) était l'un des plus «thrillings» de la guerre. Et Marcel Ouimet d'ajouter: «Même si je ne doute pas (mon émission) valait la sienne, je n'ai tout de même pas cette consolation. Un bon mot de temps à autre, ça ne coûte pourtant pas cher. (...) Enfin, c'est toujours la même chose, ce qui se fait en français, ça ne compte pas.»
Des compliments, Ouimet en reçoit, mais d'ailleurs. Le 26 juillet, il rapporte que sa mère lui a écrit pour lui dire que les Français (ceux de France) en poste ou vivant à Ottawa sont «très heureux» de ses reportages. Le commandant Gabriel Bonneau, représentant de la France libre et du général de Gaulle au Canada, a déclaré qu'il était «le meilleur correspondant de guerre de langue française».
Le plagiat est une autre forme de compliment, j'imagine... Le 29 juillet, il précise à son épouse qu'un collègue journaliste de langue anglaise lui a «emprunté» son reportage sur un déjeuner au Quartier général des Forces françaises de l'intérieur pour ensuite «le câbler sous son nom à des journaux anglais pour lequel il écrit». «C'est une chose que je serais incapable de faire moi-même, affirme-t-il, mais probablement que c'est comme ça qu'on arrive à ses fins, et à la grande réputation qui impressionne tellement nos gens d'Ottawa».
À l'été 1944, bien sûr, l'action se passe en France et de nombreux correspondants de langue anglaise sont incapables de communiquer avec la population en français. Marcel Ouimet écrit, le 20 juin 1944, que certains font cependant un effort d'apprendre. «Nous les aidons et certains d'entre eux font de beaux progrès. Cela ne pourra que leur élargir les idées.»
Les Canadiens français étaient habitués à la francophobie depuis la conquête de 1760. Mais Marcel Ouimet s'aperçoit que certains pays anglo-saxons se méfient aussi de la France et de ce qu'elle incarne. D'ici quelques années, croit-il, les Britanniques pourraient se sentir plus près des Allemands que des autres peuples d'Europe, y compris la France. Il se fait même «une certaine campagne» contre ces pays, y compris la France.
«Et certains journalistes aveuglés par leur conception, leur éducation et leur façon de raisonner à l'anglo-saxonne, qu'ils soient anglais, américains ou canadiens, y participent. On voit déjà de Gaulle dictateur, ce à quoi j'en suis sûr il n'ambitionne aucunement. (...) Il y a parmi les journalistes un aveuglement voulu ou qui découle strictement de leur ignorance.»
Tant chez les militaires que les journalistes, il y a des gens qui sont arrivés en France avec des préjugés ancrés. «Il y a un tas de choses que je ne puis écrire, dit-il a son épouse Jacqueline, mais il existe encore trop de gens qui sont venus avec l'idée que les Français étaient tous des "good fucking frogs" (selon des anglophones) ou des "maudits Français" (selon des Canadiens français).»
Si Marcel Ouimet était toujours parmi nous, il se dirait sans doute que des choses ont beaucoup changé. D'autres, un peu moins...
mercredi 4 septembre 2019
Cinq années de retard!
«Les médias ont besoin d'une aide rapide dans un contexte que nous qualifions sans hésiter d'état d'urgence.» Déclaration de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) devant la commission parlementaire sur l'avenir des médias, 27 août 2019.
«La crise économique des médias d'information est en voie de devenir une crise de la démocratie.» Énoncé de la Fédération nationale des communications (FNC) de la CSN, qui représente l'immense majorité des employés syndiqués des six quotidiens du Groupe Capitales Médias, 27 août 2019.
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On me permettra, j'espère, d'être un tout petit peu outré par ces «constats» de la FPJQ et des syndicats de la CSN. Pas parce que je suis en désaccord, bien au contraire, mais parce que ces interventions de l'univers journalistique, enfin un peu plus musclées, arrivent avec au moins cinq années de retard!!!
En mai 2014, quand Power Corporation/Gesca, par la voix de son coprésident André Desmarais, avait annoncé la disparition éventuelle des quotidiens régionaux dont l'entreprise était propriétaire (les six quotidiens qu'elle vendrait l'année suivante à Groupe Capitales Médias), la nouvelle a été accueillie sans trop de vagues dans les milieux journalistiques... De fait, le silence des salles de rédaction était plutôt assourdissant...
Pourtant la menace était réelle et imminente. Rappelons la citation exacte de M. Desmarais (VOIR bit.ly/2jYjKYS), à qui l'on demandait ce qui adviendrait des autres quotidiens de Gesca après la transformation numérique complète de La Presse: «Que va-t-il arriver à ces quotidiens-là? En bien, ils vont disparaître. Il n'y a pas de question. Il faudra qu'ils aient des discussions sérieuses en espérant trouver une façon d'intégration, peut-être à la tablette (LaPresse+).»
N'était-ce pas suffisamment clair? L'empire Power/Gesca annonçait publiquement la mort de ses six quotidiens hors-Montréal - Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, Le Nouvelliste, La Tribune et la Voix de l'Est - dans un avenir plutôt rapproché. Nous aurions dû assister à une levée de boucliers syndicale et professionnelle. À une défense énergique de l'information et du journalisme régional sur la place publique. Mais non... ce fut un silence de moribond.
J'ai donc décidé de prendre la parole par l'intermédiaire de mon blogue, signant le 19 mai 2014 un texte intitulé «Le silence assourdissant des salles de rédaction» dans le but de défendre l'existence de ces quotidiens et notamment du mien, Le Droit (Gatineau-Ottawa), avec lequel j'étais associé, à divers titres dont ceux de rédacteur en chef et d'éditorialiste, depuis 45 ans (bit.ly/2Zb9WcI). Onze jours plus tard, Le Droit/Gesca me congédiait...
En 2014 ils existaient déjà, cet état d'urgence, cette crise de la démocratie, et les travailleurs et travailleuses de l'information se devaient de monter immédiatement au front, individuellement et collectivement, pour défendre tant leurs médias que leur profession. Ce ne fut pas le cas. Trop occupés à sauver les emplois restants et à discuter de modèles d'affaires tout aussi insuffisants les uns que les autres, les journalistes ont creusé des tranchées au lieu de lancer le débat.
Devant cette fermeture annoncée de six des dix quotidiens du Québec à laquelle s'ajoutait la disparition imminente de l'édition papier du quotidien La Presse, l'avenir de la presse écrite aurait dû trôner en manchette absolue aux assises annuelles de la FPJQ, en novembre 2014. Or, le sujet ne figurait même pas à l'ordre du jour!!! Un cas flagrant de négligence, voire d'aveuglement, de fatalisme ou je ne sais quoi...
Pensait-on vraiment, comme de nombreux collègues journalistes, que les jours des quotidiens imprimés - ici et ailleurs - étaient comptés de toute façon, ou qu'un bricolage des «modèles d'affaires» des proprios d'empires médiatiques ferait surgir quelque solution magique menant vers une sortie de crise dans les salles de rédaction?
Les syndicats des six quotidiens menacés ont vite déchanté quand ils ont entamé des négociations avec Gesca. Ils ont compris que leurs journaux deviendraient tout au plus, à moyen terme, des onglets sur le grand site Web de LaPresse+... «Le plus vite qu'il (Guy Crevier, pdg de Gesca) va s'en débarrasser (des journaux papier), le mieux», constatait une source syndicale citée par Le Devoir dans son édition du 15 janvier 2015. Encore une fois, aucune levée de boucliers...
Deux mois plus tard, n'ayant pu s'en débarrasser assez vite, Gesca «vendait» les six quotidiens (Québec, Ottawa/Gatineau, Saguenay, Trois-Rivières, Sherbrooke, Granby) à Groupe Capitales Médias. Le lapin sorti du chapeau... Entre la mort et l'inconnu, le choix était facile. Pour un moment, le climat toxique de censure et d'autocensure au sein des ex-quotidiens de Power/Gesca s'est dissipé et le débat tant attendu semblait devoir se faire. Puis, de nouveau, ce fut un lent retour au silence...
Gesca avait maintenant la voie libre à La Presse. En septembre 2015, on annonça l'abandon de l'édition papier en semaine, et le samedi 31 décembre vit l'ultime parution hors-samedi du journal La Presse imprimé. Non seulement ne pleurait-on pas sa disparition, on célébrait presque l'arrivée du tout-numérique. Au sein des hourras, je fis couler un peu de vinaigre (voir bit.ly/2lAewmM), écrivant, en ce dernier jour de 2015: «Abandonner la version imprimée des journaux, c'est plus qu'une erreur. C'est un crime.»
Et j'ajoutai: «S'il y a une chose dont je suis à peu près sûr, c'est que l'ultime motivation d'empires comme Power Corporation, Québecor et les autres restera toujours le profit. Et le jour où LaPresse+ ne donnera pas les revenus escomptés, les écrans des artisans de l'information iront rejoindre les anciennes presses à la ferraille»... On a vu ce qu'on a vu, depuis... Après avoir sabordé l'édition papier du samedi (la dernière a paru le 30 décembre 2017), Power Corp a largué son joyau numérique déficitaire avec une paie de séparation de 50 millions $, et aujourd'hui LaPresse+ est condamné à quêter sur la place publique, comme les journaux de Groupe Capitales Médias.
Ces jours-ci, le mini-empire formé par Martin Cauchon titube au bord de la faillite, avec tout ce que cela implique pour la santé de l'information, l'avenir du journalisme d'ici et la démocratie québécoise. Et là, tout à coup, on se rend compte que le précipice est droit devant, qu'il est minuit moins quelques secondes, et toutes les voix qui se taisaient crient au secours. Il était grand temps.
Mais de quoi parle-t-on? Essentiellement, on cherche encore ces introuvables «modèles d'affaires» qui permettront à la fois aux entreprises d'engranger des profits et à la presse écrite de survivre. Alors on se tourne invariablement vers les gouvernements. Les syndicats CSN proposent de créer une (des?) coopérative pour que les employés de ces médias puissent en devenir copropriétaires. Piste intéressante celle-là, mais comme les autres elle ne touche pas au coeur du problème.
Pour y arriver, il faut d'abord dissiper ce mythe que les difficultés des journaux ont débuté avec l'arrivée de l'Internet et l'envahissement publicitaire subséquent des géants actuels du Web. Ces derniers ont exploité des fissures apparues dans l'armure de la presse écrite dès les années 70 et 80, avant l'existence du World Wide Web. Fissures résultant de la cupidité des empires de presse.
Entre 1978 et 1980, par exemple, quatre quotidiens d'importance avaient été fermés (Montréal-Matin, Montreal Star, Ottawa Journal et Winnipeg Tribune), réduisant d'autant la concurrence médiatique dans ces villes et produisant des allégations de collusion, notamment entre les chaînes Free Press Publications et Thomson. L'objectif des grands barons de la presse était clair: hausser les marges de profit sur le dos d'un public désormais moins informé.
Dans la seconde moitié des années 80, les griffes de Conrad Black et sbires dans l'univers des médias francophones québécois ont laissé de profondes cicatrices. À mon quotidien, Le Droit, où le tirage était en baisse depuis la fin des années 1970, on passa en deux ans du grand format au tabloïd, de journal d'après-midi à journal du matin, et la salle des nouvelles perdit au moins le tiers de ses effectifs... Tout ça avant 1990, avant la naissance du Web... Moins de journalistes, moins d'espace rédactionnel, moins de lectorat... Le cercle vicieux était déjà amorcé.
En 2019, le modèle d'affaires des empires médiatiques n'a pas foncièrement changé. L'objectif n'a jamais été d'offrir un excellent produit d'information au public lecteur, de protéger les droits constitutionnels de liberté de presse ou de se comporter comme piliers de la démocratie, mais bien de faire son possible avec les moyens disponibles en respectant scrupuleusement des objectifs bien définis de rentabilité. Plus vite on comprendra cela, meilleure sera la discussion. Jusqu'à preuve du contraire, ces proprios ne font pas partie de la solution...
Quand bien même on débourserait chaque année des millions en fonds publics, quand bien même on taxerait à une juste valeur les géants du Web, renflouant les coffres de Groupe Capitales Médias, du Devoir et même de Québecor au besoin, ce ne serait qu'un répit. Le problème de 2014, que personne n'a voulu confronter, reste celui de 2019. Et le problème de 2019 sera celui de 2024, et de 2035... Taxer, même à outrance, les géants du Web (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.) n'augmentera pas le taux de lectorat des journaux quotidiens... Et l'argent finira dans les poches des proprios...
Parmi les enjeux de fond dont on ne parle pas, ou peu, j'ai soulevé les suivants le 19 mai 2014 dans le texte de blogue qui m'a valu un congédiement comme éditorialiste invité du quotidien Le Droit:
«Pourquoi lit-on moins les journaux? Pourquoi lit-on moins, tout court? Il faudra parler d'éducation, de culture, de tout. La proportion d'analphabètes fonctionnels est effarante. Il faudra aussi parler de la qualité du produit offert. J'ai toujours cru, peut-être naïvement, peut-être pas, qu'un bon journal trouvera des lecteurs. Quand le nombre de pages diminue, quand on sabre dans les salles de rédaction, il ne faut pas se surprendre que le lectorat en souffre. Et ceux qui ne lisent pas sur papier à cause d'une incapacité de lecture, ou parce qu'ils n'y trouvent plus ce qu'ils devraient y trouver, vont éventuellement délaisser les nouveaux gadgets électroniques… pour les mêmes raisons.»
Le meilleur modèle d'affaires ne pourra rien contre un climat socioéconomique et politique qui favorise depuis trop longtemps une glissade collective vers l'ignorance. Un public peu ou mal informé sera toujours plus facilement manipulé par ceux qui ont le pouvoir ou les moyens financiers de le faire. Il faut entreprendre immédiatement de vaincre l'analphabétisme fonctionnel, transmettre le goût de la lecture des livres et des journaux (papier et numériques) de langue française dès l'enfance, et faire comprendre à tous les citoyens l'importance, pour la démocratie, d'une presse libre nourrie par des journalistes professionnels. Le jour où la société québécoise sera formée de citoyens bien informés et instruits, la presse écrite n'aura rien à craindre.
Les quotidiens actuels prospéreront et d'autres viendront s'ajouter dans des villes comme Rouyn-Noranda, Drummondville, Saint-Hyacinthe, Rimouski, Sept-Îles, Saint-Jérôme, Longueuil, Laval, Victoriaville... Pourquoi pas une vingtaine de quotidiens de langue française au Québec? Dans le territoire francophone de la Suisse, où résident un peu plus de 2 millions de personnes, il y a 13 quotidiens! Et environ 45 dans l'ensemble de la Suisse, qui compte une population comparable à celle du Québec... Aucun des modèles d'affaires proposés ne nous mènera là...
«La crise économique des médias d'information est en voie de devenir une crise de la démocratie.» Énoncé de la Fédération nationale des communications (FNC) de la CSN, qui représente l'immense majorité des employés syndiqués des six quotidiens du Groupe Capitales Médias, 27 août 2019.
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image du journal Les Affaires
On me permettra, j'espère, d'être un tout petit peu outré par ces «constats» de la FPJQ et des syndicats de la CSN. Pas parce que je suis en désaccord, bien au contraire, mais parce que ces interventions de l'univers journalistique, enfin un peu plus musclées, arrivent avec au moins cinq années de retard!!!
En mai 2014, quand Power Corporation/Gesca, par la voix de son coprésident André Desmarais, avait annoncé la disparition éventuelle des quotidiens régionaux dont l'entreprise était propriétaire (les six quotidiens qu'elle vendrait l'année suivante à Groupe Capitales Médias), la nouvelle a été accueillie sans trop de vagues dans les milieux journalistiques... De fait, le silence des salles de rédaction était plutôt assourdissant...
Pourtant la menace était réelle et imminente. Rappelons la citation exacte de M. Desmarais (VOIR bit.ly/2jYjKYS), à qui l'on demandait ce qui adviendrait des autres quotidiens de Gesca après la transformation numérique complète de La Presse: «Que va-t-il arriver à ces quotidiens-là? En bien, ils vont disparaître. Il n'y a pas de question. Il faudra qu'ils aient des discussions sérieuses en espérant trouver une façon d'intégration, peut-être à la tablette (LaPresse+).»
N'était-ce pas suffisamment clair? L'empire Power/Gesca annonçait publiquement la mort de ses six quotidiens hors-Montréal - Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, Le Nouvelliste, La Tribune et la Voix de l'Est - dans un avenir plutôt rapproché. Nous aurions dû assister à une levée de boucliers syndicale et professionnelle. À une défense énergique de l'information et du journalisme régional sur la place publique. Mais non... ce fut un silence de moribond.
J'ai donc décidé de prendre la parole par l'intermédiaire de mon blogue, signant le 19 mai 2014 un texte intitulé «Le silence assourdissant des salles de rédaction» dans le but de défendre l'existence de ces quotidiens et notamment du mien, Le Droit (Gatineau-Ottawa), avec lequel j'étais associé, à divers titres dont ceux de rédacteur en chef et d'éditorialiste, depuis 45 ans (bit.ly/2Zb9WcI). Onze jours plus tard, Le Droit/Gesca me congédiait...
En 2014 ils existaient déjà, cet état d'urgence, cette crise de la démocratie, et les travailleurs et travailleuses de l'information se devaient de monter immédiatement au front, individuellement et collectivement, pour défendre tant leurs médias que leur profession. Ce ne fut pas le cas. Trop occupés à sauver les emplois restants et à discuter de modèles d'affaires tout aussi insuffisants les uns que les autres, les journalistes ont creusé des tranchées au lieu de lancer le débat.
Devant cette fermeture annoncée de six des dix quotidiens du Québec à laquelle s'ajoutait la disparition imminente de l'édition papier du quotidien La Presse, l'avenir de la presse écrite aurait dû trôner en manchette absolue aux assises annuelles de la FPJQ, en novembre 2014. Or, le sujet ne figurait même pas à l'ordre du jour!!! Un cas flagrant de négligence, voire d'aveuglement, de fatalisme ou je ne sais quoi...
Pensait-on vraiment, comme de nombreux collègues journalistes, que les jours des quotidiens imprimés - ici et ailleurs - étaient comptés de toute façon, ou qu'un bricolage des «modèles d'affaires» des proprios d'empires médiatiques ferait surgir quelque solution magique menant vers une sortie de crise dans les salles de rédaction?
Les syndicats des six quotidiens menacés ont vite déchanté quand ils ont entamé des négociations avec Gesca. Ils ont compris que leurs journaux deviendraient tout au plus, à moyen terme, des onglets sur le grand site Web de LaPresse+... «Le plus vite qu'il (Guy Crevier, pdg de Gesca) va s'en débarrasser (des journaux papier), le mieux», constatait une source syndicale citée par Le Devoir dans son édition du 15 janvier 2015. Encore une fois, aucune levée de boucliers...
Deux mois plus tard, n'ayant pu s'en débarrasser assez vite, Gesca «vendait» les six quotidiens (Québec, Ottawa/Gatineau, Saguenay, Trois-Rivières, Sherbrooke, Granby) à Groupe Capitales Médias. Le lapin sorti du chapeau... Entre la mort et l'inconnu, le choix était facile. Pour un moment, le climat toxique de censure et d'autocensure au sein des ex-quotidiens de Power/Gesca s'est dissipé et le débat tant attendu semblait devoir se faire. Puis, de nouveau, ce fut un lent retour au silence...
Gesca avait maintenant la voie libre à La Presse. En septembre 2015, on annonça l'abandon de l'édition papier en semaine, et le samedi 31 décembre vit l'ultime parution hors-samedi du journal La Presse imprimé. Non seulement ne pleurait-on pas sa disparition, on célébrait presque l'arrivée du tout-numérique. Au sein des hourras, je fis couler un peu de vinaigre (voir bit.ly/2lAewmM), écrivant, en ce dernier jour de 2015: «Abandonner la version imprimée des journaux, c'est plus qu'une erreur. C'est un crime.»
Et j'ajoutai: «S'il y a une chose dont je suis à peu près sûr, c'est que l'ultime motivation d'empires comme Power Corporation, Québecor et les autres restera toujours le profit. Et le jour où LaPresse+ ne donnera pas les revenus escomptés, les écrans des artisans de l'information iront rejoindre les anciennes presses à la ferraille»... On a vu ce qu'on a vu, depuis... Après avoir sabordé l'édition papier du samedi (la dernière a paru le 30 décembre 2017), Power Corp a largué son joyau numérique déficitaire avec une paie de séparation de 50 millions $, et aujourd'hui LaPresse+ est condamné à quêter sur la place publique, comme les journaux de Groupe Capitales Médias.
Ces jours-ci, le mini-empire formé par Martin Cauchon titube au bord de la faillite, avec tout ce que cela implique pour la santé de l'information, l'avenir du journalisme d'ici et la démocratie québécoise. Et là, tout à coup, on se rend compte que le précipice est droit devant, qu'il est minuit moins quelques secondes, et toutes les voix qui se taisaient crient au secours. Il était grand temps.
Mais de quoi parle-t-on? Essentiellement, on cherche encore ces introuvables «modèles d'affaires» qui permettront à la fois aux entreprises d'engranger des profits et à la presse écrite de survivre. Alors on se tourne invariablement vers les gouvernements. Les syndicats CSN proposent de créer une (des?) coopérative pour que les employés de ces médias puissent en devenir copropriétaires. Piste intéressante celle-là, mais comme les autres elle ne touche pas au coeur du problème.
Pour y arriver, il faut d'abord dissiper ce mythe que les difficultés des journaux ont débuté avec l'arrivée de l'Internet et l'envahissement publicitaire subséquent des géants actuels du Web. Ces derniers ont exploité des fissures apparues dans l'armure de la presse écrite dès les années 70 et 80, avant l'existence du World Wide Web. Fissures résultant de la cupidité des empires de presse.
Entre 1978 et 1980, par exemple, quatre quotidiens d'importance avaient été fermés (Montréal-Matin, Montreal Star, Ottawa Journal et Winnipeg Tribune), réduisant d'autant la concurrence médiatique dans ces villes et produisant des allégations de collusion, notamment entre les chaînes Free Press Publications et Thomson. L'objectif des grands barons de la presse était clair: hausser les marges de profit sur le dos d'un public désormais moins informé.
Dans la seconde moitié des années 80, les griffes de Conrad Black et sbires dans l'univers des médias francophones québécois ont laissé de profondes cicatrices. À mon quotidien, Le Droit, où le tirage était en baisse depuis la fin des années 1970, on passa en deux ans du grand format au tabloïd, de journal d'après-midi à journal du matin, et la salle des nouvelles perdit au moins le tiers de ses effectifs... Tout ça avant 1990, avant la naissance du Web... Moins de journalistes, moins d'espace rédactionnel, moins de lectorat... Le cercle vicieux était déjà amorcé.
En 2019, le modèle d'affaires des empires médiatiques n'a pas foncièrement changé. L'objectif n'a jamais été d'offrir un excellent produit d'information au public lecteur, de protéger les droits constitutionnels de liberté de presse ou de se comporter comme piliers de la démocratie, mais bien de faire son possible avec les moyens disponibles en respectant scrupuleusement des objectifs bien définis de rentabilité. Plus vite on comprendra cela, meilleure sera la discussion. Jusqu'à preuve du contraire, ces proprios ne font pas partie de la solution...
Quand bien même on débourserait chaque année des millions en fonds publics, quand bien même on taxerait à une juste valeur les géants du Web, renflouant les coffres de Groupe Capitales Médias, du Devoir et même de Québecor au besoin, ce ne serait qu'un répit. Le problème de 2014, que personne n'a voulu confronter, reste celui de 2019. Et le problème de 2019 sera celui de 2024, et de 2035... Taxer, même à outrance, les géants du Web (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.) n'augmentera pas le taux de lectorat des journaux quotidiens... Et l'argent finira dans les poches des proprios...
Parmi les enjeux de fond dont on ne parle pas, ou peu, j'ai soulevé les suivants le 19 mai 2014 dans le texte de blogue qui m'a valu un congédiement comme éditorialiste invité du quotidien Le Droit:
«Pourquoi lit-on moins les journaux? Pourquoi lit-on moins, tout court? Il faudra parler d'éducation, de culture, de tout. La proportion d'analphabètes fonctionnels est effarante. Il faudra aussi parler de la qualité du produit offert. J'ai toujours cru, peut-être naïvement, peut-être pas, qu'un bon journal trouvera des lecteurs. Quand le nombre de pages diminue, quand on sabre dans les salles de rédaction, il ne faut pas se surprendre que le lectorat en souffre. Et ceux qui ne lisent pas sur papier à cause d'une incapacité de lecture, ou parce qu'ils n'y trouvent plus ce qu'ils devraient y trouver, vont éventuellement délaisser les nouveaux gadgets électroniques… pour les mêmes raisons.»
Le meilleur modèle d'affaires ne pourra rien contre un climat socioéconomique et politique qui favorise depuis trop longtemps une glissade collective vers l'ignorance. Un public peu ou mal informé sera toujours plus facilement manipulé par ceux qui ont le pouvoir ou les moyens financiers de le faire. Il faut entreprendre immédiatement de vaincre l'analphabétisme fonctionnel, transmettre le goût de la lecture des livres et des journaux (papier et numériques) de langue française dès l'enfance, et faire comprendre à tous les citoyens l'importance, pour la démocratie, d'une presse libre nourrie par des journalistes professionnels. Le jour où la société québécoise sera formée de citoyens bien informés et instruits, la presse écrite n'aura rien à craindre.
Les quotidiens actuels prospéreront et d'autres viendront s'ajouter dans des villes comme Rouyn-Noranda, Drummondville, Saint-Hyacinthe, Rimouski, Sept-Îles, Saint-Jérôme, Longueuil, Laval, Victoriaville... Pourquoi pas une vingtaine de quotidiens de langue française au Québec? Dans le territoire francophone de la Suisse, où résident un peu plus de 2 millions de personnes, il y a 13 quotidiens! Et environ 45 dans l'ensemble de la Suisse, qui compte une population comparable à celle du Québec... Aucun des modèles d'affaires proposés ne nous mènera là...
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