vendredi 7 août 2020

Si un arbre tombe et qu'il n'y a personne pour l'entendre...

                             La une de l'édition souvenir du journal Le Pingouin, en 1977


Lorsqu'un arbre tombe dans la forêt et qu'il n'y a personne pour l'entendre, fait-il du bruit? Y a-t-il un son? Cette devinette m'a beaucoup chicoté quand j'étais plus jeune, et elle m'est revenue en mémoire alors que je m'apprête à offrir à l'Université d'Ottawa les archives de mon ancien regroupement de jeunes Franco-Ontariens dans la paroisse Saint-François d'Assise, à Ottawa.

Jadis conservés dans un tiroir de classeur au sous-sol de l'église paroissiale qui surplombe la «grand-rue» (la rue Wellington) de la capitale canadienne, ces documents seront un jour le seul témoignage, la seule preuve de la présence d'une organisation dynamique de jeunes francophones entre 1957 et 1967, dans un quartier où la communauté franco-ontarienne, autrefois dominante, a déjà largement disparu.

À la dissolution du «Cercle St-François d'Assise» de l'Association de la jeunesse franco-ontarienne, en 1967, j'ai sauvé de la poubelle ces précieuses archives et les ai conservées chez moi depuis plus de 50 ans. Elles contiennent, entre autres, des listes de membres, des procès-verbaux de réunions, des rapports d'activités ainsi que toutes les éditions du journal du cercle, intitulé «Le pingouin».

Sans ces documents, il n'existerait aucun souvenir écrit de l'engagement de plus de 200 jeunes de l'ouest de la capitale au sein d'une organisation vouée à la défense et à la promotion de la langue et de la culture française. Sans ces archives, il n'y aura, un jour, personne pour se souvenir du bruissement des feuilles de l'arbre, de son vivant, et du bruit de sa chute quand il a rendu l'âme.

La mémoire de cet organisme qui a chapeauté tant d'activités sociales (rencontres, danses, pique-niques, voyages) et culturelles (déjeuners-causeries, pièces de théâtre, publication d'un journal, etc.) sera effacée de la petite histoire franco-ontarienne. Comme s'il n'avait jamais existé. Comme si cette collectivité francophone dont il est issu n'avait jamais existé...

Dans le livre Ottawa, lieu de vie français publié en 2017, des dizaines de chercheurs ont voulu recenser tous les replis de la présence franco-ontarienne dans la capitale fédérale sans vraiment la connaître. Leurs recherches documentaires ont ciblé la Basse-Ville, certes le coeur de la francophonie ottavienne, et laissé les autres pochettes franco-ontariennes de la capitale, y compris Vanier, largement inexplorées.

Pour moi qui suis né et qui ai grandi dans le secteur St-François/Mechanicsville, entre la grand-rue au sud et la rivière des Outaouais au nord, entre les Plaines LeBreton à l'est et le grand Pré Tunney à l'ouest, cet oubli de notre quartier massivement francophone est un irritant depuis longtemps. Il serait insupportable de condamner au bac de recyclage des preuves irréfutables d'une des composantes de la vie française qui l'a marqué.

Les dix années du «Cercle St-François d'Assise» de l'AJFO constituent par ailleurs un moment clé de l'évolution de la francophonie ontarienne et québécoise. À la fin des années 1950, langue et foi formaient pour plusieurs un couple inséparable dans un Canada français catholique, tandis que durant la seconde moitié des années 1960, la laïcisation accélérée du Québec et l'éclatement d'une certaine unité franco-canadienne obligeaient les francophones hors-Québec à se redéfinir.

Cette évolution est perceptible dans les documents de l'AJFO St-François d'Assise, qui, en moins d'une décennie, est passée d'organisme paroissial d'action catholique à bouillon de remises en question sociales et politiques. Rendu en 1967, ce type d'organisation ne convenait plus à une jeunesse engagée dans une révolution culturelle quasi planétaire. L'AJFO provinciale, fondée en 1949, a aussi rendu l'âme au tout début des années 1970. Le monde avait changé.

En 1977, dix ans après la dissolution du cercle, nous avons organisé une journée retrouvailles et environ 80 personnes y ont participé. Certains des participants avaient déjà passé la quarantaine.... Mais le plus frappant, c'est qu'en regardant le registre des signatures, on a découvert que la moitié des gens présents avaient des adresses québécoises et que l'immense majorité des Ontariens vivaient ailleurs que dans l'ancien quartier, qui s'anglicisait à vitesse grand V. La tentative d'une seconde rencontre de retrouvailles en 1987 a échoué après quelques réunions du comité organisateur. C'était vraiment fini.

En 2020, les plus jeunes des jeunes de 1967 ont atteint le cap des 70 ans... Plusieurs de nos anciens collègues et amis sont déjà morts... D'ici une trentaine d'années, plus personne ne se souviendra des jeunes de l'AJFO de la paroisse St-François d'Assise. Il ne restera que cette petite boîte d'archives, avec ses listes de noms, adresses et numéros de téléphone d'une autre époque, ces petits journaux imprimés avec une machine Gestetner, des rapports d'activités dactylographiés et manuscrits, quelques photos.

Qui sait? Pour un chercheur ou une chercheuse de l'avenir, ce sera peut-être une petite mine d'or... Il ou elle pourra ainsi confirmer que l'arbre a vécu, et aura la preuve que l'arbre a fait du bruit en tombant dans cette forêt elle aussi disparue... 

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La une du journal Le Pingouin d'octobre 1964, imprimée à la Gestetner et brochée...



 


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