Cette version des événements en laissera plusieurs sceptiques, notamment à la lumière du «Just Watch me» qu'il avait lancé à un reporter de CTV quand ce dernier, évoquant la présence de l'armée, lui avait demandé, deux jours plus tôt, jusqu'où il était prêt à aller... Pierre Elliott Trudeau tenait en horreur les nationalistes québécois, qu'ils soient fédéralistes (comme Claude Ryan) ou «séparatistes», et ne reculait pas quand venait le temps de les confronter. En témoignent les manoeuvres de la nuit des longs couteaux en 1981 et le sabotage sans scrupule de Meech à la fin des années 1980...
Récemment, l'ancien ministre québécois Claude Castonguay, le père de l'assurance-maladie, était invité à l'émission Le 21e de la radio de Radio-Canada et l'animateur Michel Lacombe l'avait interrogé au sujet de la nuit des mesures de guerre où M. Castonguay se trouvait à l'Assemblée nationale, siégeant en pleine nuit pour ordonner le retour au travail des médecins spécialistes en grève. Marc Lalonde, se souvient-il, venait d'avoir des discussions avec Robert Bourassa.
M. Castonguay dit avoir parlé au premier ministre québécois vers minuit. C'est là qu'il a appris l'imminence des mesures de guerre. Et à ce jour M. Castonguay affirme toujours n'avoir eu «aucune indication qui permet de croire que c'est Robert Bourassa qui a demandé l'intervention de l'armée» et la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre. L'ancien ministre de la Santé affirme sans détour, au sujet des mesures de guerre: «C'est une décision prise à Ottawa par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau.»
Le témoignage d'Eric Kierans, alors ministre dans le cabinet Trudeau mais aussi membre du cabinet de Jean Lesage dans les années 1960, offre lui aussi un témoignage révélateur dans son livre autobiographique, Remembering, publié en 2001. Il décrit la réunion du conseil des ministres du 15 octobre, où la décision devait se prendre. L'attention ne semble pas fixée sur une quelconque demande d'intervention de Robert Bourassa mais plutôt sur l'évolution de la situation au Québec. Et c'est Marc Lalonde, au téléphone avec le ministre québécois Jérôme Choquette, qui répète constamment que «les choses vont mal, très mal»...
Plusieurs ministres ne sont pas convaincus de la nécessité de proclamer les mesures de guerre. Trudeau, lui, était favorable. «Je ne pense pas que Trudeau aurait pu forcer l'adoption des mesures de guerre, écrit Kierans. Je pense que nous avons été emportés par l'hystérie générale, à l'extérieur, et par l'impression de contrôle que donnait Pierre Trudeau, à l'intérieur... Trudeau semblait tellement convaincu que l'action proposée par Lalonde était la bonne que nous avons perdu notre capacité de juger et lui avons donné notre appui dans ce qui allait devenir une injustice massive.»
Ainsi ce ministre parle de «l'action proposée par Marc Lalonde» et non de supplications venant de Robert Bourassa et de son état-major. Des actions qui étaient probablement le reflet fidèle des positions de Pierre Elliott Trudeau. Antoine Robitaille, dans son texte, cite Marc Lalonde qui raconte s'être rendu à Québec et à Montréal «pour faire signer des lettres officielles», «parce que Trudeau se disait que ces gens-là se devaient d'être engagés, car si la soupe devenait chaude, il ne pourrait offrir de réponses évasives». Cela est plus conforme à l'image de Robert Bourassa, l'incarnation politique de l'indécision.
J'étais journaliste à l'époque de la crise d'octobre, que j'ai couverte du début à la fin comme courriériste parlementaire à Ottawa. Pierre Trudeau était clairement aux commandes. L'image d'un Bourassa tourmenté et indécis se faisant dire par Marc Lalonde (au nom de Trudeau) de signer une «demande officielle» de promulguer les mesures de guerre semble bien plus plausible que celle d'un Bourassa en plein contrôle sommant Ottawa d'utiliser les mesures de guerre contre le FLQ.
Il n'est pas «totalement ridicule» de demander à Justin Trudeau de présenter, au nom du fédéral, des excuses pour la répression d'octobre 1970. Que Bourassa et Drapeau soient intervenus ne change rien au fait que seul Ottawa avait le pouvoir d'invoquer les mesures de guerre. Et ce sont les pouvoirs octroyés par ces mesures de guerre qui ont permis aux policiers et à l'armée de violer allègrement les libertés civiles et de mettre au cachot sans mandat près de 500 innocents qui n'avaient rien à voir avec les enlèvements et l'assassinat de Pierre Laporte.
Alors oui, le gouvernement fédéral devrait présenter des excuses officielles au peuple québécois et aux innocents incarcérés, et à leurs proches. Mais il ne le fera pas. Parce que dans l'esprit d'Ottawa, taper sur les méchants séparatistes demeure toujours, comme en octobre 1970, une activité tout à fait honorable...
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Textes consultés (liste partielle)
Excuses et crise d'octobre: le gouvernement Trudeau silencieux, texte de Louis Blouin sur le site Web de Radio-Canada, 28 septembre 2020.
Trudeau offrira-t-il des excuses pour le geste de Trudeau père? Texte d'Antoine Robitaille dans le Journal de Montréal, 13 septembre 2020.
16 octobre 1970: proclamation de la Loi sur les mesures de guerre - Les libertés suspendues, texte de Guy Bouthillier publié dans Le Devoir, 7 avril 2010.