Dans un texte récent d'Étienne Fortin-Gauthier, publié par ONFR+ au début de novembre, on apprenait que près de la moitié des finissants dans les écoles secondaires franco-ontariennes poursuivront leurs études au collège ou à l'université en anglais. Pourquoi? Certains pointent du doigt la faiblesse de l'offre en français, d'autres le sous-financement chronique des institutions offrant des programmes en français, et d'autres, comme le chercheur Frédéric Lacroix, identifient comme facteur la faible maîtrise du français d'un trop grand nombre de Franco-Ontariens...
Puis-je suggérer que pour vraiment comprendre ce qui se passe, il faut avoir vécu en Ontario français à l'époque où les Canadiens français de l'Ontario avaient des quartiers bien à eux dans les régions urbaines, comme la Basse-Ville et le secteur St-François d'Assise d'Ottawa, l'ancienne ville de Vanier, l'est de Cornwall, le Moulin-à-fleur de Sudbury, le French Town de Welland... De petits et moins petits territoires urbains où la langue de la rue était le français...
J'ai grandi sur la rue Hinchey à Ottawa, dans un coin de la paroisse St-François d'Assise qu'on avait surnommé Mechanicsville, entre la voie ferrée du Canadien Pacifique et la rivière des Outaouais. Nous étions quatre familles - les Allard, Longpré, Pouliotte, Desrochers - dans l'ancienne maison de mes grands-parents paternels. Nos voisins s'appelaient Carrière, Lapointe, Bastien, Lalonde, Papineau, Lafleur, Chartier, Bourguignon, Jubinville, Meunier...
Deux familles exogames, les Corcoran et les Connolly, vivaient sur notre rue, mais les enfants parlaient français et fréquentaient l'école française. Le dépanneur du coin appartenait à M. Bissonnette et l'épicerie (un des premiers IGA) était la propriété de la famille Fournier. Quand j'avais 8 ans, on a construit l'église Notre-Dame-des-Anges sur notre rue et l'année suivante, une nouvelle école primaire franco-ontarienne, du même nom, nous accueillait à quelques centaines de mètres de la maison...
Pourquoi je raconte ça? Parce que les assises urbaines d'une minorité comme les Franco-Ontariens étaient essentielles à sa survie, à sa pérennité. C'est la concentration urbaine des Anglo-Québécois qui fait leur force. À l'époque où j'étais enfant, on pouvait vivre en français dans deux ou trois grands quartiers de la capitale fédérale. Nos voisins, nos amis parlaient français. La vie associative et culturelle y était intense. Ce n'est pas hasard que l'Université d'Ottawa s'était enracinée près de la Basse-Ville francophone.
Bien sûr, la qualité de notre français laissait à désirer. On s'appelait «moé», «toé», la voie ferrée c'était la «track», on disait «sour» (une déformation de l'anglais «sewer») plutôt qu'égout, les camions de pompiers étaient devenus des «riles» (de l'anglais «reel», mais tout était prononcé avec un accent français. Dans la Basse-Ville, les Canadiens français très majoritaires parlaient de la rue «Cate-carte» et non «Cathcart» avec sa prononciation anglaise... de la rue «Botelier», alors que le panneau anglais lisait Boteler...
Les traditions canadiennes-françaises avaient été transmises par les générations précédentes. Mes grands-parents, et bien d'autres, avaient participé à la lutte contre le Règlement 17. L'Ordre de Jacques-Cartier (l'ancienne Patente) avait été fondé à Eastview, près du centre-ville d'Ottawa. Dans notre coin de la ville, on fêtait la St-Jean-Baptiste, pas le 1er juillet. En marchant sur le trottoir, en revenant de l'église, dans les années 1950, on entendait les conversations sur les perrons, en français. J'imagine que pour les Franco-Ontariens de même époque ayant grandi dans des milieux urbains similaires, les souvenirs se ressemblent.
Si j'en parle ici, c'est qu'aucun Franco-Ontarien vivant aujourd'hui dans les villes mentionnées ci-haut n'aura cette chance. Des milliers d'entre eux continueront de résister à l'assimilation - certains s'en tireront même très bien - mais à chaque fois qu'ils sortiront de la maison ou de l'école, ils devront affronter un milieu anglo-dominant. L'anglais sera de plus en plus nécessaire... avec les voisins, les amis, les passants, les commerçants... Le réflexe sera alors de s'adresser en anglais, qui devient la langue première de la rue... L'accent français se transforme peu à peu en accent anglais. Le vocabulaire s'appauvrit, la langue anglaise structure le parler français et même l'écriture.
Pourquoi accorder tant d'importance aux villes, direz-vous? Dans de nombreuses agglomérations plus petites, de Hawkesbury à Hearst, les collectivités franco-ontariennes ne sont-elles pas presque intactes? Mais voilà, le rayonnement culturel émane généralement des villes ou de leurs périphéries. Elles abritent les grandes institutions postsecondaires à forte présence francophone (Université d'Ottawa, Université Laurentienne, collèges La Cité, Boréal) et les sièges sociaux des grandes associations franco-ontariennes. De plus, à Ottawa, personne n'oublie la présence de 250 000 Québécois de langue française à jet de pierre, sur l'autre rive de la rivière des Outaouais.
Le problème en Ontario, c'est que les plus importantes universités «bilingues» proposent maintenant des campus et des choix de cours à majorité anglais, et ces campus anglo-dominants sont désormais entourés d'un milieu urbain tout aussi anglicisant. À moins d'aller étudier au Québec ou en France (et encore...), les élèves sortant du secondaire ou du collégial franco-ontariens n'ont devant eux aucune option vraiment francophone (sauf peut-être le petit campus de langue française à Hearst, dans le Nord ontarien, qui baigne dans une collectivité à forte majorité canadienne-française).
Alors voici le portrait. Les jeunes Canadiens français des villes ontariennes s'assimilent de plus en plus vite depuis la dislocation des quartiers francophones d'Ottawa, de Sudbury, de Cornwall, de Welland, etc. Plus ils sont anglicisés, plus grandes sont les chances qu'ils étudieront en anglais à l'université. Quant aux Franco-Ontariens des petites villes ou des régions rurales, choisir de s'inscrire à l'Université d'Ottawa ou à l'Université Laurentienne les fera aboutir dans un milieu fortement anglicisant où, à l'usure, la culture française qu'ils ont acquise à l'enfance aura tendance à s'effriter...
La disparition, parfois graduelle, parfois foudroyante, des quartiers urbains de langue française a propulsé à la hausse l'anglicisation des Franco-Ontariens des villes. Depuis le recensement de 1971, le premier où l'on a mesuré la langue d'usage (la langue la plus souvent parlée à la maison), les taux d'assimilation - déjà en hausse dans les années 1950 et 1960 - sont passés de 15% à 32,5% en 2016 à Ottawa, de 17,2% à 49,4% à Sudbury, de 18,2% à 56% à Cornwall, et de 22,2% à 66,4% à Welland! Dans la capitale fédérale, la population a plus que doublé depuis 1971 mais le nombre d'individus parlant le plus souvent français à la maison stagne - de 82 115 à 85 910...
L'ancien patriarche ottavien Séraphin Marion écrivait en 1950 dans la revue Vie française qu'à Ottawa, «une armée» de francophones «préparaient pour leurs descendants un somptueux jardin (culturel) qui rappellera, à certains égards, ceux de la France elle-même». » L'Ottawa français de 1950, poursuivait-il, est au diapason du Canada français de 1950 et du Canada français d'autrefois.» Les Canadiens français représentaient à cette époque près du tiers de la population de la capitale (moins de 10% aujourd'hui) et avaient leurs quartiers bien à eux. Aujourd'hui, la Basse-Ville d'Ottawa, jadis massivement francophone, est à près de 80% anglaise...
On peut bien se plaindre du sous-financement chronique (et c'est vrai), de la faiblesse de l'offre de programmes universitaires en langue française et même d'une faible maîtrise du français (qui se propage vite au Québec par ailleurs)... Mais on n'a qu'à marcher dans les quartiers urbains jadis francophones d'Ottawa, de Sudbury, de Cornwall et tendre l'oreille... Après quelques heures, on ne se demandera plus pourquoi la moitié des étudiants franco-ontariens poursuivront leurs études post secondaires en anglais...
On s'étonnera qu'il en reste toujours la moitié qui persistent, contre vents et marées, à poursuivre jusqu'au bout leurs études dans la langue de Molière... Cette moitié mérite une université bien à elle, située dans ses capitales historiques, Ottawa et Sudbury, prise à même l'Université d'Ottawa et l'Université Laurentienne, et non un minuscule campus pompeusement appelé «Université de l'Ontario français» à Toronto...
Quant à nous, au Québec, surveillons bien ce qui arrive aux Franco-Ontariens... Notre situation risque de ressembler de plus en plus à la leur à mesure que Montréal, Laval et Gatineau s'anglicisent à vitesse grand V...
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