J'ai entendu avec ahurissement Mélanie Joly affirmer à l'émission Tout le monde en parle, comme elle l'avait fait aux Communes le 19 février, que la Loi sur les langues officielles (LLO) du gouvernement fédéral avait permis à des millions de francophones de «vivre dans leur langue» d'un bout à l'autre du pays...
Et avant que j'aie fini de m'étouffer, elle a ajouté que c'est grâce à cette même Loi sur les langues officielles si «nos» jeunes qui vivent en situation minoritaire (hors Québec) «vont à l'école dans leur langue maternelle»... Là c'était trop! Ou elle fausse les faits, ou elle ignore les faits, me suis-je dit. J'ose espérer qu'elle c'était par ignorance...
Le pire, c'est que dans les médias, ces deux faussetés sont passées comme un couteau dans le beurre. Personne ne semble les avoir relevées et dénoncées, même pas les porte-parole pourtant bien informés des minorités acadiennes et canadiennes-françaises. Si vous avez lu un texte ou entendu un reportage d'un journaliste qui a souligné l'absurdité de ces deux déclarant, je vous prie de m'en informer. Je m'empresserai de le lire!
De toute évidence, personne dans la presse de 2021 ne suit assidument le dossier des langues officielles au fédéral, et seuls les vieux comme moi et quelques autres ont toujours en mémoire ou dans leurs archives les événements des années 1960 (bien avant la LLO) qui ont mené au réveil linguistique québécois et pancanadien.
Je vous propose ci-dessous des extraits du discours de la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, la semaine dernière, lors de la présentation de son Livre blanc sur les langues officielles à la Chambre des Communes, suivis des commentaires spontanés que j'ai consignés à mes dossiers le jour même (le 19 février 2021):
Mélanie Joly: On doit beaucoup à la Loi sur les langues officielles. Grâce à elle, des millions de francophones d'un bout à l'autre du pays ont le droit de se faire servir et de vivre dans leur langue.
Commentaire: Dans sa première mouture (1969 - 1988), la Loi sur les langues officielles ne concernait que la fonction publique fédérale et les institutions de compétence fédérale. Depuis 1988, elle a pour effet, en plus, de soutenir les organismes qui représentent les minorités «de langue officielle» (Franco-Canadiens et Anglo-Québécois), principalement par le pouvoir fédéral de dépenser de dépenser.
J’aimerais bien qu’on m’explique comment, ce faisant, la LLO a permis à «des millions de francophones» de «vivre dans leur langue d’un bout à l’autre du pays». D’abord, comme il y a moins d’un million de francophones hors Québec (selon la langue maternelle), les «millions» dont parle Mme Joly doivent forcément inclure quelques millions de Québécois de langue française.
Or, au Québec, en matière de langues officielles, les $$$ de la LLO n’ont servi qu’à financer les causes des Anglo-Québécois. Et même en Ontario, au N.-B. et ailleurs, le fait de donner des millions tous les ans à des organismes des collectivités francophones n’a pas pour effet de les faire «vivre dans leur langue». Elles continuent à vivre largement en anglais dans la plupart des provinces et à se faire assimiler dans des proportions alarmantes.
Il y a mérite à financer les organismes de la francophonie dans la mesure où ceux-ci peuvent défendre les droits des Acadiens et Canadiens français, leur offrir des services et organiser des activités de langue française. Mais ici, la LLO ne fait pas du tout ce qu’allègue la ministre.
Mélanie Joly: Grâce à elle (la LLO), nos jeunes qui vivent en situation minoritaire vont à l'école dans leur langue maternelle, un droit que leurs parents s'étaient parfois vu refuser.
Commentaire: Selon la ministre Joly, c’est «grâce à» la Loi sur les langues officielles si «nos jeunes en situation minoritaire vont à l’école dans leur langue maternelle». Non mais où va-t-elle piger ça ? L’octroi d’écoles de langue française avait commencé dans les années 1960, avant la LLO, principalement pour contrer la menace «séparatiste» en provenance du Québec.
Les véritables droits ajoutés sont venus avec l‘article 23 de la Loi constitutionnelle de 1982, que la Cour suprême a interprété généreusement en faveur des francophones en situation minoritaire. C’est l’article 23 et la Cour suprême qui ont eu pour conséquence d’assurer à ces francophones la gestion de leurs réseaux scolaires. L'effet de la Loi sur les langues officielles ici est totalement NUL !
En passant, la ministre fédérale parle de «nos jeunes» et de «nos communautés». Elle ajoute plus loin dans son discours : «L’utilisation de la langue française est en recul au Québec et au Canada (comme si c'étaient deux pays différents...). C’est à nous non seulement de protéger notre langue, mais bien d’offrir une vision moderne de notre dualité linguistique et de son avenir.»
Commentaire: Mais qui est ce «nous» dont elle parle ? À ma connaissance, Mme Joly parle au nom d’un gouvernement qui représente l’ensemble du Canada, donc d'une majorité anglo-canadienne. Quand elle dit que «c’est à nous de protéger notre langue», elle s’exprime de toute évidence comme porte-parole d’une quelconque entité francophone. Mais laquelle ? Le gouvernement fédéral, élu par une majorité de langue anglaise, ne peut parler de la langue française comme «notre langue» et des collectivités acadiennes et canadiennes-françaises comme étant «nos communautés».
Le seul gouvernement au pays qui pourrait prétendre s’exprimer au nom de la francophonie, de ce «nous» dont elle parle, c’est le Québec. Se trompe-t-elle de tribune ? Si elle fait exprès, c'est encore plus grave...
Mélanie Joly: «Le temps est venu d’agir –
Agir pour que tous nos citoyens se voient refléter (sic) dans les objectifs de la Loi sur les langues officielles –
Agir pour assurer la pérennité d’une francophonie forte et sûre d’elle au pays, incluant au Québec –
Agir face aux phénomènes contemporains qui touchent directement la construction d’une identité francophone chez nos enfants –
Agir pour faire rayonner nos cultures acadienne, québécoise et francophones.
Que vous fassiez partie de la majorité anglophone, que vous soyez un ou une Québécoise francophone ou un membre d'une communauté de langue officielle en situation minoritaire, votre réalité unique doit se refléter dans nos lois.»
Commentaire: Voilà les stratégies d’action, nébuleuses pour le moins. Étant donné que la LLO n’agit que dans les sphères de compétence fédérale, certes étirées en utilisant son pouvoir de dépenser mais tout de même fort limitées (la plupart des domaines pertinents tombant sous les compétences des provinces), il y a loin, très loin de la coupe aux lèvres pour «assurer la pérennité d’une francophonie forte et sûre d’elle-même»…
Même chose pour les «phénomènes contemporains» ayant un effet sur la construction ou la déconstruction d’une identité «francophone» (c’est quoi au juste ?). Ces phénomènes sont tellement nombreux et variés, de la famille à l’école aux médias, commerces et autres activités sociales, qu’on voit mal comment les actions du fédéral dans ses sphères de compétence pourraient modifier plus que marginalement la donne. Et encore ici, Mme Joly parle de la construction «d’une identité francophone (sic) chez nos enfants». Nos enfants? Les anglophones ne sont pas aussi «nos enfants» pour le gouvernement fédéral, au nom duquel elle s’exprime ?
Comme si ce n’était pas suffisamment embrouillé, elle annonce qu’Ottawa va agir pour faire «rayonner nos cultures acadienne, québécoise et francophones (???)». Encore ce «nos» qui propose le fédéral comme une institution nationale des francophones. Ce qui m’intrigue, cependant, c’est la mention d’une culture acadienne (dans les quatre provinces de l'Atlantique), d’une culture québécoise et, pour les autres cinq provinces et trois territoires (Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, Fransaskois, Franco-Albertains, Franco-Colombiens et ceux et celles des territoires), elle complète en évoquant «nos cultures francophones». Quelle étrange expression. Les cultures acadienne et québécoise sont également francophones. Le terme «canadien-français» n’aurait-il pas été indiqué ? En tout cas, pas «francophone»…
Mélanie Joly : «Le gouvernement a la responsabilité d’assurer qu’on puisse apprendre, parler et vivre en français comme c’est le cas pour l’anglais.»
Commentaire: On suppose que le gouvernement dont elle parle, c’est celui d’Ottawa. Or, à l’exception de la fonction publique fédérale et des entreprises sous sa juridiction, l’ensemble des facteurs influant sur le fait de pouvoir «apprendre, parler et vivre en français» sont du ressort des provinces. Le fédéral se donne une responsabilité qui ne lui appartient pas. Au Québec, seul le gouvernement québécois «a la responsabilité d’assurer qu’on puisse apprendre, parler et vivre en français»…
Mélanie Joly: «Les gens ont le droit d’être servis et de travailler en français dans les entreprises de compétence fédérale au Québec et dans les régions à forte présence francophoneailleurs au pays.
Ces droits et leurs recours seront donc établis dans les lois fédérales, en consultation avec les secteurs touchés.
Cela dit, lorsqu’il est question d’assurer le respect du bilinguisme en milieu de travail, et d’assurer le droit de travailler dans sa première langue officielle, la fonction publique doit montrer l’exemple.
C’est donc pourquoi nous allons créer un organisme central au sein du gouvernement chargé d’assurer la conformité des obligations linguistiques.
Commentaire: Il faudrait savoir ce que veut dire «forte présence francophone» à l’extérieur du Québec. Si on indique par là une majorité de francophones, la mesure se limitera à la péninsule acadienne, à la région du Madawaska, à l’Est ontarien et au secteur Kapuskasing-Hearst du Nord ontarien. Si c’est moins que la majorité il faudrait donner une indication. Les concepteurs de cette mesure y ont sûrement pensé. Ottawa, Moncton, Sudbury seraient-elles incluses ?
Quant à la fonction publique fédérale, il serait pertinent de souligner que la LLO existe depuis 1969 et que depuis plus d’un demi-siècle le Commissaire aux langues officielles reçoit tous les ans des tas de plaintes de fonctionnaires francophones qui se voient refuser leur droit de travailler en français… Qu’est-ce qui peut nous faire croire qu’un «organisme central» dans un ministère anglo-dominant d’un gouvernement anglo-dominant va corriger ce qui n’a pu être corrigé depuis 1969 et bien avant ? D’ailleurs, dans le Livre blanc, Ottawa reconnaît que sa fonction publique était une «institution quasi unilingue» avant 1969… Je n’avais jamais vu de déclaration pareille auparavant…