capture d'écran de La presse sur le Web
Depuis longtemps l'érosion des journaux quotidiens au Québec me préoccupe. Mais en lisant une chronique comme celle qu'Yves Boisvert dans La Presse du 15 mai 2022, intitulée L'insolence d'être un Anglo, je crains aussi pour l'avenir du journalisme. Quand un chroniqueur chevronné, formé en droit par surcroit, se permet de signer un texte pareil, et que ses supérieurs le publient sans sourciller, je m'inquiète.
Affirmations sans preuve, procès d'intentions, faussetés même, ce texte sur le projet de loi 96 (désormais la Loi 96) mérite tout au moins qu'on le décortique pour séparer l'ivraie du bon grain comme on disait à la vieille époque des écoles catholiques.
Commençons, puisqu'il faut bien commencer quelque part. Yves Boisvert écrit:
«Le français se porte plutôt bien, au Québec. Si à Montréal il recule, c'est parce que les francophones s'installent surtout en banlieue. Et que les immigrants s'installent massivement en ville. Sauf que les immigrants, choisis par le Québec, sont ou bien francophones, ou bien maintenant très majoritairement francisés ou en voie de l'être, notamment grâce à l'éducation obligatoire en français.»
Si le français se porte «plutôt bien», pourquoi les indicateurs (langue maternelle, langue d'usage, langue de travail) indiquent-ils tous un recul, s'accélérant par surcroit? Pourquoi le gouvernement fédéral s'apprête-t-il à modifier la Loi sur les langues officielles pour reconnaître que le français a besoin de protection et de promotion partout, même au Québec? Pourquoi Statistique Canada prévoit-elle un déclin constant du français dans ses projections vers 2036? Pourquoi le taux d'analphabétisme fonctionnel des francophones frise-t-il le seuil de 50%? Et que dites-vous de la piètre qualité de la langue parlée dans la rue, à la radio, à la télévision? On pourrait continuer ainsi longtemps...
Quant aux immigrants, une proportion appréciable est toujours choisie par Ottawa et le taux global de francisation des nouveaux arrivants ne dépasse pas les 55%. L'immigration continue ainsi de favoriser une croissance de la proportion des anglophones au Québec. Si, comme le prétend le journaliste de La Presse, les immigrants sont «très majoritairement» francophones ou en voie d'être francisés, pourquoi associe-t-il leur arrivée «massive» à Montréal avec un recul du français? Quant à l'instruction obligatoire en français, puis-je rappeler que cette instruction en français n'est obligatoire qu'au primaire et au secondaire. On voit ce qui arrive, rendu au collégial...
Poursuivons avec un autre paragraphe rebutant du chroniqueur:
«Jusqu’où faut-il restreindre les services en anglais au Québec pour protéger le français ? À lire certaines chroniques hargneuses récemment, on n’ira jamais assez loin, encore moins trop loin. Car, voyez-vous, « nos » anglophones (notez l’adjectif possessif) constituent « la minorité la mieux traitée au monde ». En conséquence, toute protestation quant à leurs « droits » est rangée au rayon des lamentations d’enfant gâté. Les organisations de défense des droits des anglophones sont automatiquement tournées en ridicule. Les extrémistes anglos sont cités avec emphase dans les médias pour mieux montrer le caractère déraisonnable de leur position.»
Ce bout de texte lance gratuitement une suite de généralisations tout à fait contestables comme s'il s'agissait d'évidences. Et Dieu, s'il ou elle existe, sait fort bien que l'évidence est l'ennemi juré du journaliste. Il faudrait d'abord expliquer comment on fait pour protéger le français sans restreindre l'envahissement de l'anglais dans la province la plus bilingue du Canada. Quant aux chroniques «hargneuses» (définition du Larousse : avec une attitude désagréable, agressive, malveillante à l'égard d'autrui se traduisant par des paroles acerbes, blessantes), j'aimerais bien savoir de qui et de quoi il parle. Un exemple peut-être?
Les Anglo-Québécois sont-ils ou pas la minorité la mieux traitée au monde? Je n'en sais rien. Ce que je sais, par contre, c'est que toutes les minorités francophones hors-Québec sont vertes de jalousie. On n'a qu'à constater le surfinancement des réseaux de santé et d'éducation de langue anglaise au Québec, alors qu'ailleurs au pays des institutions de langue française affamées quêtent les sous du fédéral pour survivre... Et la question se pose: les anglophones sont-ils vraiment une minorité au Québec, ou sont-ils davantage un prolongement de la majorité anglo-canadienne? «Nos anglophones»? Notez l'adjectif possessif, écrit M. Boisvert. Historiquement, s'il y a eu possession, nous avons plutôt été «leurs» francophones... Et mentalement, trop souvent, nous le sommes toujours en 2022.
Que certaines organisations, ou certains porte-parole d'entre elles, aient été à l'occasion tournés en ridicule, cela se conçoit. Mais écrire que les organisations de défense des droits des Anglos sont «automatiquement» ridiculisées, c'est insulter sans preuve l'immense majorité des organisations et publications de langue française qui font tout leur possible pour protéger et promouvoir nos acquis culturels. Pour ce qui est des «extrémistes anglos», j'aimerais bien que l'auteur soit plus précis parce que la définition d'extrémiste varie d'une plume à l'autre. S'il pense à ceux et celles qui nous traitent, ouvertement ou à mots couverts, de xénophobes et de racistes à chaque fois qu'on lève un bouclier en faveur du français, je crains que sa définition d'extrémiste n'englobe des centaines de milliers, voire des millions de personnes au Canada.
Une dernière salve du chroniqueur:
«Comme l'article constitutionnel préféré de Simon Jolin-Barrette est la disposition de dérogation (claude "nonobstant"), cette loi en est évidemment munie. (...) Dès que le le projet sera une loi, elle sera contestée devant les tribunaux. Ça fait partie du projet: montrer que les tribunaux briment la "suprématie parlementaire". Histoire de foutre un peu plus le bordel politico-linguistique, en excitant les ultras de chaque côté.»
L'auteur verse dorénavant dans le procès d'intention, un pas qu'il faut franchir avec la plus extrême prudence avec une plume. On laisse entendre que les articles du projet de loi 96 visant à protéger et promouvoir la langue française ont des objectifs cachés, comme «de foutre un peu plus le bordel politico-linguistique». Le texte affirme d'ailleurs que le projet de loi est plein «de petites choses» qui créeront «juste plus de mesquinerie réglementaire» et de «tracasseries administratives»... pour les anglophones bien sûr... Tracasseries? C'est vraisemblable. Mais de la «mesquinerie» (définition du Larousse: qui manque de générosité, d'élévation, de largeur de vues)? Et que laisse sous-entendre cette affirmation voulant que la clause nonobstant soit l'article constitutionnel «préféré» du ministre Simon Jolin-Barrette?
L'auteur de la chronique joue - un peu trop à la légère selon moi - avec des enjeux constitutionnels fondamentaux pour l'avenir du Québec. Se souvient-il que la Charte fédérale de 1982 a été imposée au Québec, que ce dernier ne l'a jamais signée, qu'elle avait pour but, entre autres, de torpiller la Loi 101, qu'elle confiait aux tribunaux nommés par Ottawa le droit de juger seuls les lois québécoises, y compris en matière de francisation? La clause de dérogation constitue la seule protection du Québec contre le coup d'État de 1982 et faute de refuser de se soumettre à cette tour de Pise constitutionnelle et judiciaire, les gouvernements québécois doivent s'y soustraire quand la chose est possible. Et il ne s'agit pas de montrer que les tribunaux briment la suprématie parlementaire... Peut-être, cependant, de montrer que les tribunaux fédéraux briment la suprématie parlementaire du Québec...
En tout cas, ce «bordel politico-linguistique», le Québec français ne l'a pas créé. Il le subit depuis deux siècles. À suivre...