jeudi 2 février 2023

Les quotidiens qui abandonnent le papier sont condamnés...

À gauche, Le Devoir du 2 février 2023; à droite, Le Devoir du 28 octobre 1968

Je le dis et le répète même si personne n'écoute dans les hauteurs médiatiques. La disparition des journaux imprimés menace la quantité et la qualité de l'information, ainsi que notre culture, notre démocratie, notre civilisation. Tous les anciens quotidiens qui abandonnent le papier pour miser sur le seul numérique perdront leur identité, leur pertinence, leur valeur d'autrefois. Et risquent de sombrer dans l'oubli.

Autrefois, quand le propriétaire d'un quotidien fermait ses presses pour de bon, le journal n'existait plus, tout simplement. C'est ainsi qu'on a vu disparaître, dans les années 1970, l'Action de Québec, Montréal-Matin et le Montréal Star, et d'autres. Aujourd'hui, avec l'Internet et ses dérivés, on tente de nous faire croire que les journaux peuvent survivre à la mort du papier dans un univers numérique.

Depuis 2015, les kiosques à journaux et les tables de cuisine se sont vidés ou presque. Les éditions papier de La Presse de Montréal, du Soleil de Québec, du Quotidien du Saguenay, du Nouvelliste de Trois-Rivières, de La Tribune de Sherbrooke, de la Voix de l'Est de Granby, et du Droit de Gatineau et d'Ottawa sont allées rejoindre le dodo de l'Île Maurice au musée des extinctions.

Et une menace imminente plane sur les ultimes résistants. Québecor a mis fin à ses éditions papier du dimanche en plus de fermer l'imprimerie du Journal de Québec, ce qui obligera le quotidien à utiliser des presses situées à Mirabel. Heures de tombée devancées transport oblige, pas de résultats sportifs en soirée, qualité réduite. Effet ricochet sur Le Devoir, dont les copies destinées à Québec et plus à l'est, imprimées sur les mêmes presses, devront être devancées...

Dans un élan d'absurdité, notre quotidien national - je parle bien sûr du Devoir - tente de nous expliquer, en novlangue Fahrenheit 451, que les lecteurs devraient quasiment de réjouir. Foi du Devoir, le monde médiatique actuel est un «merveilleux univers»... On y lit un éloge des plate-formes numériques du journal, où le lectorat pourra suivre les actualités. Le virage est en cours...

Pour les «nostalgiques» (expression employée par un ancien d.g. du Droit quelques semaines avant l'abandon du papier), l'édition imprimée continuera d'offrir «le meilleur de ce que nous sommes»... Mais il semble que «le meilleur de ce que nous sommes» n'accorde pas une très grande importance aux nouvelles. On y trouvera l'analyse, l'opinion, la profondeur... avec un résumé des actualités, sous forme de brèves en page 2... Une recette désastreuse, qui mènera à l'abandon éventuel du papier.

Aujourd'hui, 2 février 2023, il n'y avait aucune nouvelle en page une du Devoir papier. Deux reportages. C'est tout. Dans le premier cahier, j'ai compté deux textes d'actualité, en pages 4 et 5. C'est fort simple. Si je veux me renseigner sur ce qui s'est passé la veille au Québec, à Montréal, au Canada et dans le monde, je dois me trouver un autre journal... ou me résigner à «feuilleter» les pages sur un petit écran à l'aide de mon index... Ça n'a aucun sens! Je n'ai rien contre l'Internet et ses dérivés. Au contraire. Mais je les aime pour ce qu'ils ajoutent, et non pour ce qu'ils prétendent remplacer et abattre.

J'ai conservé quelques anciens numéros du Devoir (et d'autres quotidiens) ayant une valeur historique. Celui du 28 octobre 1968 par exemple, le lendemain du sabordage du RIN pour unifier les forces indépendantistes au sein du PQ (voir photo en haut de page). Comme aujourd'hui, Le Devoir était reconnu pour ses textes d'analyse et d'opinion. Mais il y avait ce jour-là sept textes de nouvelles en page une, et une dizaine d'autres en pages 2 et 3. Preuve de l'ancienne conviction, fondée, de l'indissociabilité des textes d'actualité, d'analyse et d'opinion. Les derniers sans les premiers, cela équivaut à la trahison de la mission fondamentale du quotidien.

La fidélité actuelle de la clientèle des quotidiens numériques repose en bonne partie sur le prestige et la crédibilité accumulées au fil des décennies, dans certains cas plus d'un siècle. Mais les nouvelles générations qui n'auront pas vu ces journaux livrés à la porte, chez eux, dans les kiosques ou dans un resto n'auront pas le même attachement. Elles butineront partout, sur le menu des actualités Internet, et nos quotidiens n'ont aucune certitude que les petits écrans de leur région seront au rendez-vous.

La télé de Radio-Canada et TVA ont des sites Web d'actualité bien garnis. Mais les réseaux ont aussi leur médium d'origine: la télévision. Ils existent hors de l'Internet. Même chose pour la radio. Mais le jour où l'internet sera en panne, ou pire, tripoté ou censuré, les quotidiens numériques n'auront plus rien! Ils s'ennuieront à mourir du coup d'oeil offert par de vraies pages de nouvelles, de l'odeur de l'encre et du papier, du bruissement des feuilles, de tout ce corps matériel et sensoriel sans lequel l'âme des salles de rédaction est condamnée à errer dans un univers virtuel déraciné.

À ceux et celles qui en doutent, j'aimerais bien dire: on s'en parlera dans 25 ou 30 ans. Mais j'aurai cette année 77 ans et en 2050 je serai moi aussi dans un univers dématérialisé...


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