«Funeste danse, Triste tombeau de la pudeur, Fatal écueil de l'innocence, Le démon seul est ton auteur, Funeste danse.»
(Manuel des parents chrétiens, Abbé Alexis Mailloux, Québec, 1926)
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Sous des apparences dociles et soumises, nos ancêtres d'avant Révolution tranquille ont toujours eu un côté rebelle. Ils baptisaient des enfants Émile ou Napoléon, noms honnis au sein du clergé. Après la messe leurs jasettes sur le perron de l'église étaient émaillées de sacres, petits péchés mortels dans le dos des curés. Ils mettaient leur âme en péril en prenant un p'tit coup, parfois même un gros, et ce n'était pas du vin de messe... Ils fredonnaient parfois des chansons osées, métissages de leur vécu s'ajoutant au legs de la vieille France. Et ils aimaient danser au rythme des violons, accordéons, musiques à bouche et «tapeux» de pied, quoiqu'on dise du haut de la chaire...
Que reste-t-il aujourd'hui de ces temps, désormais anciens? À part le patrimoine bâti qu'on n'a pas encore démoli et les archives papier, sonores et visuelles qui accumulent trop souvent la poussière, nos ultimes trésors d'un passé pas si lointain résident dans la mémoire des derniers survivants de l'époque, et dans la volonté des générations actuelles de garder en vie ou de perdre à jamais ces composantes irremplaçables de notre tissu culturel, tant individuel que collectif.
«Quand un peuple perd sa mémoire, c'est son âme qui crie famine.» (paroles de Louis Hébert, chanson des Cowboys fringants).
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Samedi après-midi, 25 février 2023, 14 h 45. Montréal, angle Saint-Urbain et Sainte-Catherine. Il neige. Il fait froid. Je grelotte, en file, à l'extérieur du Théâtre du Nouveau Monde, avec mon épouse Ginette, sa soeur Marthe et son conjoint Guy. Nous allons voir la pièce de théâtre - non, non, le documentaire scénique - intitulé «Pas perdus».
Je n'ai pas d'atomes crochus avec le théâtre, mais on m'avait dit que ce ne serait pas vraiment du théâtre. Et depuis que je ne vois plus ma fille Catherine sur les planches, mon intérêt pour la danse a périclité. Mais j'adore la musique, y compris le traditionnel et le folklore québécois. Alors hop, pour la première fois de ma vie, me voici - sans attentes particulières - assis dans cette enceinte bondée, en deuxième rangée par surcroit, tout près de l'action. Un intrus entouré de 800 initiés...
Un vieil homme apparaît devant nous, sur scène. Vieux que dis-je. À 74 ans, il est mon cadet. Ce Gaspésien, Réal, dont l'épouse souffre de la maladie d'Alzheimer, se réfugie dans son garage-atelier où, entre autres, il aime giguer sur un plancher qu'il a bâti de ses propres mains. Lui succèdent sept autres personnages d'âges, d'origines et de métiers variés - Dominic, Elisabeth, Eva, Jérôme, Quentin, Sylvain et Yaëlle - ayant comme fil conducteur leur passion pour la gigue, que chacune, chacun danse à sa façon.
Les histoires qu'ils racontent, toutes vraies, sont captivantes... Elisabeth évalue les possibilités de réadaptation d'un grand blessé. Quentin repousse les limites de l'expertise en jeux vidéo. Sylvain, issu de la nation des Attikamek, refait sa vie après avoir été victime d'abus sexuels dans son enfance. Yaëlle, de mère française et de père juif marocain, se passionne pour le folklore d'ici qu'elle recense de région en région. Toutes, tous exécutent des pas de danse individuels et, à la fin de cette «pièce» qui n'en est pas une, giguent ensemble sur scène pour une finale musicale exaltante et émouvante.
Les messages des concepteurs du documentaire scénique, Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier, ne contiennent aucune ambiguïté. Le titre est d'ailleurs fort bien choisi. D'abord, le devoir de mémoire de chacun et de tous est martelé avec force. Si on laisse ces gigues et la musique qui les soutient sombrer dans l'oubli, ces danses deviendront des «pas perdus». Peut-être, pour plusieurs, le sont-elles déjà. Si, par contre, nous les arrachons à l'oubli, elles ne seront «pas perdues». Le mal et son remède en ébullition...
Mais il y a plus. La gigue traditionnelle québécoise, avec son tapage de pieds, ses violons, accordéons, musiques à bouche, devient ici un langage d'intégration, à la fois individuel et collectif, qui abolit sans paroles les frontières de l'âge, de genre, d'origine, voire de culture. Elle s'incarne dans l'individu, s'affirme dans le collectif, devient rencontre entre le passé, le présent et l'avenir. Les traditions, le vécu et les espoirs des uns et des autres s'expriment dans des pas de danses qui s'harmonisent. Façon de dire que le Québec de demain giguera, ou ne sera peut-être pas.
Après cette fascinante présentation sur scène, je songeais qu'auparavant j'aurais associé le titre à l'expression «salle des pas perdus», signifiant le plus souvent salle d'attente d'un tribunal, d'un bureau, d'une gare, etc., où l'on fait les cent pas avant d'entrer. Je ne sais pas si c'était l'intention de l'auteure et du concepteur, mais il m'a semblé que ce «documentaire scénique» d'une heure et 50 minutes avait transformé le théâtre du TNM en véritable salle des pas perdus.
À la sortie de cette «salle d'attente» improvisée, les portes se sont ouvertes sur notre vaste chantier, sur l'hiver-mon-pays, sur Saint-Urbain-Sainte-Catherine-Montréal-centre-ville-Québec-tout-entier. C'est là que vivra ou s'effacera pour de bon la précieuse parcelle de l'âme collective qui gigue. Gigue-résistance. Gigue-rébellion. Gigue-libération? Le verdict se fait toujours attendre. Quel sera-t-il? Cela remue mes tripes rien que d'y penser.
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