mardi 19 mars 2024

«Le dernier Canadien français» - Mission impossible...



Selon son auteur Pascal Justin Boyer, le film documentaire Le dernier Canadien français, a pour but «de montrer qu'il est possible d'avoir un quotidien français un peu partout au Canada. Un quotidien complètement différent du nôtre à Québec ou à Montréal, mais qui assure une pérennité à des communautés super vibrantes.» - voir liens en bas de page.

S'il avait simplement voulu voyager d'un bout à l'autre du Canada pour rencontrer des gens et les interroger sur l'érosion, voire la disparition de l'ancienne identité canadienne-française, sans tenter de tirer de conclusions, M. Boyer aurait davantage fait oeuvre utile. Le danger survient quand on cueille une palette de témoignages ça et là, et qu'on croit avoir en mains un croquis proche de la réalité.

Avoir pris le temps de bien étoffer ses connaissances de la francophonie hors-Québec, le cinéaste aurait su qu'il est impossible «d'avoir un quotidien français un peu partout au Canada», que la pérennité des collectivités franco-canadiennes est menacée d'un océan à l'autre, et qu'à l'extérieur du coeur de l'Acadie et d'îlots francophones dans l'est et le nord de l'Ontario, les «communautés» de langue française «super vibrantes» n'existent à peu près pas.

Jaser avec deux ou trois francophones dans le magnifique décor du Yukon et filmer l'école Émilie-Tremblay à Whitehorse peuvent nous faire imaginer une collectivité franco-yukonnaise «vibrante» mais les données du recensement de 2021 nous rappellent vite à l'ordre. On dénombre à peine 2000 personnes de langue maternelle française (5% de la population) dans ce vaste territoire et plus de 40% d'entre eux ont l'anglais comme langue d'usage à la maison. Le français n'y a pas «le vent dans les voiles»...

Et le fait que plus de 300 000 Britanno-Colombiens comprennent le français ne permet pas de suggérer une quelconque vie française hors du foyer et des rares écoles franco-colombiennes qui peinent depuis toujours à obtenir la plus élémentaire justice de Victoria. De fait, moins de 70 000 personnes se disent de langue maternelle française en C.-B., et moins de 25 000 d'entre elles parlent surtout français à la maison. Un taux d'assimilation implacable, sans retour! Dans la ville de Coquitlam, grande banlieue de Vancouver, vous trouverez un quartier où les noms de rue sont étrangement familiers: Hachey, Proulx, Bégin, Therrien, Brunette, Laval, Cartier... L'unique localité canadienne-française de la province, appelée Maillardville, s'y trouvait jadis. Son histoire est fascinante. Mais il n'en reste guère plus que les noms de rues... Vivre au quotidien en français est impensable à l'ouest des Rocheuses.

Le dernier Canadien français ne s'est pas arrêté dans les Prairies, où l'histoire des francophones (blancs et Métis) a été marquée de combats déterminants au 19e et 20e siècles avant de sombrer dans un déclin qui apparaît aujourd'hui irréversible. De plus, le cinéaste n'a pas vraiment rencontré de Franco-Ontariens ou d'Acadiens (ordinaires ou militants), même dans des localités où l'on peut davantage espérer une collectivité de langue française «vibrante», comme à Caraquet, Edmudston, Hearst ou même Hawkesbury. 

Le documentaire passe cependant en sol ontarien pour aborder la question toujours actuelle des études post secondaires en français. Encore là, l'auteur du film s'égare (comme l'ensemble des médias d'ailleurs) en affirmant que des organisations franco-ontariennes militaient depuis plusieurs années pour l'implantation d'une université de langue française à Toronto. L'objectif central du combat était d'assurer une gouvernance francophone de l'ensemble des programmes universitaires ontariens en français, y compris ceux des grandes universités bilingues : une véritable université pan-ontarienne, dont le campus torontois aurait été une composante. 

L'interview avec Pierre Ouellette, recteur du campus de Toronto (qu'on a baptisé «Université de l'Ontario français»...) propose un portrait trompeur de ce qui reste de l'Ontario français. Je mets en doute son affirmation voulant qu'en Ontario, quatre francophones sur dix demeurent dans le centre-sud ouest de la province (Toronto, London, Niagara, Windsor, etc.). Trois sur dix me semble plus près de la réalité, et sa perception de croissance m'apparaît tout aussi douteuse. À l'extérieur de l'ancien Frenchtown de Welland (péninsule du Niagara), il n'y existe plus de quartier urbain franco-ontarien (ni ailleurs en Ontario). En tout cas, surtout pas dans le Grand Toronto où moins de 40 000 personnes ont le français comme langue d'usage à la maison (sur une population de plus de six millions!). Tout le monde sait que les coeurs de la francophonie ontarienne battent dans l'Est et le Nord ontarien, et que ses principales capitales sont Ottawa et Sudbury. Une université française à Toronto demeurera toujours marginale...

Le documentaire de M. Boyer ne pouvait bien sûr occulter l'enjeu de l'immigration francophone, vue ces jours-ci comme seul rempart possible contre le déclin de la langue française à l'extérieur du Québec. Comme si des dizaines de milliers de nouveaux arrivants de langue française dans les provinces anglaises allaient s'avérer imperméables au phénomène de l'assimilation. De fait, on les envoie à l'abattoir. Sur cette question, quelques témoignages dans le film donnent un son de cloche beaucoup plus réaliste. «Tu ne peux pas être francophone en Nouvelle-Écosse et ne pas apprendre l'anglais», note un immigrant africain. Ces nouveaux arrivants comprennent très vite la réalité, et anglicisent leurs enfants pour avoir du travail. «La tendance naturelle, c'est d'aller vers la majorité», entend-on. Et un professeur remarque que pour les immigrants de l'Afrique sub-saharienne, le français demeure la langue du colonisateur et plusieurs se diront: «Je ne suis pas ici pour mener des batailles pour le français»... Faudrait peut-être qu'on leur rappelle qu'ici, la langue du colonisateur c'est l'anglais et le français, celle des colonisés, et que par le passé les rapports entre Canadiens français et Autochtones n'ont pas été de colonisateur à colonisé mais bien davantage d'alliances et de métissage.

Parlant d'histoire, le film évoque à quelques reprises les États généraux du Canada français, et particulièrement les sessions de 1967 où les délégués avaient affirmé le droit à l'autodétermination du Québec. M. Boyer y voit la «source de la fracture» entre les Québécois et les autres Franco-Canadiens. J'y étais comme délégué franco-ontarien à Montréal, en 1967, et je me souviens que la majorité des délégués acadiens, et plus du tiers des délégués franco-ontariens, ont voté en faveur de cette résolution. Que ce vote ait eu d'importantes séquelles ne fait aucun doute, mais il était bien plus la confirmation (et non la source) d'une fracture amorcée depuis le début du 20e siècle.

Enfin, au début du documentaire, on parle de 7 800 000 francophones au Canada. Comme cela arrive souvent, on utilise la «première langue officielle parlée» (PLOP), une catégorie inventée par Statistique Canada à partir de différentes réponses et qui a ici pour effet de gonfler un peu les chiffres. Si on utilise le critère de la langue maternelle c'est plutôt 7 400 000 et avec le critère le plus fiable (selon la Commission B-B), celui de la langue d'usage à la maison, on chute à 7 240 000. Cela ne dit rien de la francophonie hors Québec, cependant, qui se chiffre à environ 1 000 000 (langue paternelle) mais à moins de 600 000 avec la langue d'usage. De ces six cents milles, environ 500 000 (84%) vivent en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Cela laisse moins de 100 000 locuteurs du français à la maison dans les sept autres provinces et trois territoires. Avec le critère de langue maternelle, c'est 240 000... Sur un total de 13 350 000 personnes... 

Disons que si le but était de démontrer la possibilité de vivre en français au quotidien un peu partout au Canada, il n'a pas été atteint. C'était impossible au départ. Le film reste intéressant, divertissant même. Mais comme information, c'est mince. Très mince.

--------------------------------------------------







1 commentaire: