Dans son livre La vigile du Québec, publié dans un climat d’extrême polarisation suscité par
l’électrochoc de la crise d’octobre 1970, Fernand Dumont écrivait que «la plus haute ambition (du professeur
d’université) est de comprendre».
Je me demande ce que M. Dumont aurait pensé du brûlot intitulé La trahison (bit.ly/30ChFS9) dans
l’édition du samedi 6 juillet du Journal
de Montréal. Ce texte de Mathieu Bock-Côté (professeur, auteur, chroniqueur) attaquant sans retenue les Franco-Ontariens et les
Acadiens souffre, il me semble, d’un déficit de compréhension.
Allons-y de quelques exemples.
M. Bock-Côté écrit : «On apprenait en début de semaine que les
Acadiens et les Franco-Ontariens avaient décidé de s’allier avec les
Anglo-Québécois pour les prochaines élections fédérales. Leur cause
commune? Le statut des minorités linguistiques au Canada, et plus
particulièrement la défense de leurs droits.»
Précisons d’abord que cette entente a été
signée par l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) et la Société de
l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), deux associations dont la
représentativité ne fait pas l’unanimité, et non par l’ensemble des
Franco-Ontariens et Acadiens, ces derniers ayant pied à terre dans toutes les
provinces maritimes.
Poursuivons. L’AFO et la SANB se sont laissées
entraîner dans le débat sur la décision, par Québec, de transférer des écoles
du secteur anglais au réseau de langue française et, indirectement, dans le
bourbier de la laïcité de l’État, pour réaffirmer le droit de gestion scolaire accordé
par l’article 23 de la Charte canadienne, et non les droits en général.
De plus, ce droit de gestion scolaire est
réservé aux seules minorités de langue officielle et non à la totalité
des minorités linguistiques. L’alliance se concrétisera devant les tribunaux et
sans doute, jusqu’aux élections fédérales.
Mathieu Bock-Côté qualifie l’entente de «fumisterie sans nom, et une authentique
trahison. Car il n’y a aucune
comparaison possible entre la situation des anglophones au Québec et celle des
francophones au Canada anglais. En faisant le choix de laisser croire le
contraire, les francophones hors Québec se prêtent à une propagande honteuse.»
Sur le fond, le chroniqueur du Journal de Montréal a tout à fait
raison, mais fait encore montre d’incompréhension. L’appui de l’AFO et de la
SANB à la cause de la QCGN (Québec
Community Groups Network), l’organisme représentant les Anglo-Québécois,
constitue effectivement une alliance contre nature et peut être légitimement vu
par le Québec français comme une trahison.
Ce que M. Bock-Côté ne semble pas saisir,
cependant, c’est que des générations de dirigeants de la francophonie
hors-Québec se sont sentis abandonnés, voire trahis, par les Québécois
francophones depuis les États généraux du Canada français de 1967. La cause des
Franco-Yukonnais de 2015, entre autres, a ravivé des plaies mal cicatrisées.
Cela ne justifie pas la «trahison» actuelle, mais peut servir à l’expliquer un
peu.
Il faudrait aussi comprendre que cette alliance
avec les Anglo-Québécois a suscité un barrage de critiques au sein même de la
francophonie pancanadienne, et que de nombreuses voix franco-ontariennes et
acadiennes se sont élevées pour affirmer qu’elles aussi se sentaient trahies
par la décision de l’AFO et la SANB.
L’argument voulant qu’il n’y ait aucune
véritable similitude entre la situation des minorités francophones hors Québec
et celle des Anglo-Québécois est confirmé par les faits, et ce depuis la
Confédération de 1867. Sur ce point, la prétention contraire des
organisations franco-ontarienne et acadienne (et non de l’ensemble de la
francophonie hors Québec) témoigne soit d’un manque total d’information, soit
d’une participation volontaire ou involontaire à une campagne de propagande ou
de dissimulation.
Puis, prenant la relève de Denise Bombardier,
M. Bock-Côté ajoute : «Partout au
Canada anglais, les francophones connaissent une assimilation effarante. Leur
régression est continue et inéluctable. Leur situation est désormais
folklorique. Qu’on me pardonne le néologisme, mais ils sont bibelotisés. Ottawa
les instrumentalise pour se donner la réputation d’un grand pays bilingue.»
Encore là, on retrouve un mélange de factuel,
d’imprécision et d’erreur. Les francophones connaissent effectivement dans
plusieurs provinces un taux d’assimilation effarant, mais ce n’est pas le cas
partout. Dans la péninsule acadienne, dans le Madawaska néo-brunswickois, dans
certains coins de l’Est et du Nord ontarien, l’assimilation des francophones
est faible, marginale ou nulle. Dans des localités comme Caraquet,
Tracadie-Sheila ou Edmunston, la dynamique linguistique favorise même une nette
domination du français.
Que la régression de la langue française soit
continue et inéluctable dans de nombreuses régions ne fait pas de doute, mais
de là à affirmer que la situation des francophones est désormais folklorique,
il y a un pas de géant que la réalité ne soutient pas. Du moins pas encore. Ces
avant-postes de la francophonie, tout fragilisés qu’ils soient, restent liés
aux racines québécoises et européennes d’une culture contemporaine et
dynamique.
Sans doute Ottawa utilise-t-il ces minorités
francophones pour donner l’apparence d’un grand pays bilingue mais cette
«instrumentalisation» aura aussi permis de verser des milliards de dollars
depuis un demi-siècle dans des organisations et projets émanant de ces mêmes
minorités. Et ces manifestations culturelles n’ont pas toujours servi à décorer
la vitrine d’un «grand pays bilingue»…
Quant à savoir si les Anglo-Québécois
cherchent à faire «passer leurs privilèges
pour des droits» pendant que les francophones hors Québec «se sentent privilégiés d’avoir quelques
droits», on se demande jusqu’à quel point l’image qui se dégage de cet
habile jeu de mots est fondée sur une analyse approfondie de la réalité des uns
et des autres. Passe pour les Anglo-Québécois, mais je doute que les porte-parole
des minorités acadiennes et canadiennes-françaises puissent se contenter «de quelques droits» et d’y voir des «privilèges».
M. Bock-Côté conclut : «En nous tirant dans le dos, les francophones
hors Québec se sont aussi tirés dans le pied.» Je souscris à cette analyse,
comme d’ailleurs au sens global du texte du chroniqueur du Journal de Montréal, mais il aurait fallu ajouter, pour offrir un
tableau plus complet, que le Québec a aussi tiré dans le dos des francophones hors
Québec à l’occasion (voir bit.ly/2XKrP1Y), et que, ce faisant, il s’était également tiré dans le
pied.
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