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En octobre 1969, j’avais à peine quatre mois d’expérience
comme reporter au quotidien Le Droit. Mes études en science
politique, avec spécialisation en fédéralisme canadien, avaient cependant capté
l’attention du chef de l’équipe de couverture parlementaire du Droit,
Marcel Desjardins (qui allait poursuivre par la suite une carrière fructueuse à Montréal-Matin,
Radio-Canada, puis à La Presse jusqu’à son décès en 2003).
Aussi, par un matin automnal, quand Marcel m’a invité à devenir courriériste
parlementaire, j'ai saisi l'occasion qui m'était offerte.
Le Droit, à cette époque, appartenait aux Oblats de Marie Immaculée. Un
journal indépendant, et rentable. Doté d'une salle des nouvelles bien garnie,
le quotidien de la capitale fédérale attachait une grande importance à la
couverture parlementaire et avait en poste, au Parlement, une équipe de quatre
journalistes à temps plein. On ne verrait pas cela aujourd'hui. La rédaction
était chapeautée par un directeur de l'information, Christian Verdon, ancien de Montréal-Matin (journal
associé à l'Union nationale) dont l'expérience journalistique remontait aux
années 1940 et qui connaissait comme le fond de sa main toutes les anecdotes
savoureuses de l'époque de Maurice Duplessis...
Quoiqu'on puisse penser des orientations politique de M.
Verdon, il avait le sens de l'histoire et dans un contexte d'affrontement
croissant entre indépendantistes et fédéralistes au Québec, avait bien compris
toute la portée du scrutin québécois de 1970. «L'élection du 29 avril,
écrivait-il, est la plus importante de toute l'histoire du Québec.»
Dans son plan de couverture, axé bien sûr sur la région de l'Outaouais, il
avait cependant inséré une incursion de trois semaines pour deux journalistes
du Droit dans les régions de Montréal et de Québec. Une
opération coûteuse à l'époque, à vrai dire presque impensable en 2020...
Le directeur de l’information m’avait convoqué à la fin de mars
pour me demander d'aller couvrir la campagne électorale québécoise dans la
région de Montréal. Je serais détaché de l'équipe parlementaire pour près d'un
mois. Mon collègue Philippe Gagnon, chef du bureau de Hull du Droit,
prendrait la route de Québec. L'offre était généreuse, sur le plan
professionnel et monétaire: on nous faisait confiance pour le choix des sujets,
et on nous payait temps double et demi pour la durée de l'affectation, en plus
des frais de déplacement et de logement!
Je n’ai pas de voiture, avais-je répondu à M. Verdon. On va t’en
louer une, répond-il. Négligeant de l’informer que je ne savais pas conduire et
que je n'avais pas de permis, j’ai accepté tout de même. C’était après tout une
occasion unique. Autres temps, autres moeurs, en quelques jours,
après deux cours avec instructeur, j’ai réussi à obtenir de l'Ontario (j'étais
Ottavien) un permis de conduire et je suis parti, le 9 avril 1970, au volant
d'une petite Chevrolet pour le boulevard Métropolitain et cette grande
ville que j'avais visitée deux ou trois fois seulement dans ma vie
(j'avais 23 ans).
Pour près de trois semaines, mon
quartier-général serait un motel du boulevard Lajeunesse dans le nord de
Montréal, et mon trajet le plus fréquent serait celui qui me ramenais en fin de
nuit au terminus Voyageur sur Berri, pour y remettre les textes qui seraient
transportés par autobus tôt le matin au Droit, à temps pour les
deux éditions, celle de l'avant-midi et celle de l'après-midi. L'heure de
tombée pour l'édition matinale était alors 9 heures. Le reste du temps, je
sillonnerais la grande région métropolitaine et serais témoin de toute la
ferveur de ce premier affrontement entre le Parti libéral du Québec et le Parti
québécois.
J'ai visité au moins une quinzaine de
circonscriptions et préparé des textes sur celles d'entre elles qui
m'apparaissaient les plus intéressantes, y compris Mercier où Robert Bourassa
était engagé dans une lutte qui aurait pu être serrée avec Pierre Bourgault,
ancien chef du Rassemblement pour l'indépendance nationale devenu candidat du
PQ. Entre les affiches, les sondages, les assemblées et les conférences de
presse, sans oublier les interviews dans la rue, la fébrilité de Montréal
laissait apparaître au grand jour la montée fulgurante du PQ et l'effondrement
de l'Union nationale. N'eut été du coup de la Brinks, le PQ aurait pu élire une
dizaine ou une douzaine de députés.
Dans un premier article bilan (publié à la
une du Droit) que j'expédiais du motel du boulevard
Lajeunesse, le 25 avril (la veille du coup de la Brinks), j'écrivais : «L'époque
des "bleus" et des "rouges", c'est bien fini sur l'île de
Montréal. Les francophones délaisseront, dans une proportion de 40%, les
"vieux partis" pour se lancer dans l'aventure politique que leur
offre le Parti québécois. Il est même plausible de parler de "vague
péquiste" dans au moins une dizaine de comtés du centre-est montréalais. La
métropole québécoise est en train de vivre une véritable révolution politique
dont l'Union nationale sera probablement la principale victime.»
Quelques jours plus tard, je reviendrais à
la couverture du Parlement fédéral, conscient de la valeur de l'expérience unique
que je venais de vivre, et mieux outillé pour couvrir la crise majeure qui
éclaterait en octobre 1970, dont l'élection du 29 avril avait été l'un des
tremplins...