mercredi 27 mai 2020

Finis, les éditoriaux au quotidien Le Droit?


L'étalement éditorial du Droit du samedi 25 juin 1977 sur deux pages, grand format. Le Droit comptait alors 50 000 abonnés !

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Dans l'édition du samedi, la seule que le quotidien Le Droit continue de publier en version papier, on a appris ce 23 mai que l'éditorialiste du journal, Pierre Jury, avait remis sa démission (bit.ly/3gf2tTz). En interview avec le journaliste Rudy Chabannes d'ONFR, le surlendemain (bit.ly/2A5Koa7), Pierre Jury déclarait: «Je ne connais pas l'avenir, mais je n'ai pas l'impression que je serai remplacé»...

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Au début de 1974, j'ai postulé et obtenu un poste d'éditorialiste au Droit. Je m'en souviens comme si c'était hier. J'avais dû parader devant des membres du conseil d'administration du journal (alors propriété des Oblats de Marie Immaculée) pour un interrogatoire en règle sur mes valeurs et ma capacité de respecter une politique éditoriale axée sur la promotion des valeurs sociales chrétiennes et la défense des Canadiens français dans le cadre de la fédération canadienne.

Le fait d'être originaire d'Ottawa et d'avoir milité pendant plusieurs années dans de grandes organisations franco-ontariennes favorisait ma candidature. Mes deux années à la Tribune de la presse parlementaire fédérale aussi. Mes convictions syndicales, socialistes et indépendantistes, avouées bien franchement, ne constituaient pas de grands atouts. Malgré tout, après un échange de qualité avec les administrateurs, on m'offrait un corridor idéologique suffisamment large pour m'exprimer librement... sauf pour l'interdiction d'appuyer la cause de la souveraineté du Québec.

Si j'évoque ce processus de nomination, ce n'est pas tant pour rappeler le contenu de la discussion que pour insister sur l'importance accordée à sa page éditoriale par le quotidien ayant alors pignon sur la rue Rideau, à Ottawa. Le journal comptait à cette époque trois éditorialistes syndiqués à temps plein sous la direction d'un rédacteur en chef. Chaque membre de l'équipe éditoriale disposait d'un bureau privé à l'étage, en face de la grande salle des nouvelles. Clairement, les éditorialistes jouissaient d'un statut privilégié dans l'entreprise.

Si, pour la presse écrite, le coeur de la mission doit rester la cueillette et la diffusion intègre d'une l'information aussi complète que possible, les pages d'opinion ouvrent une fenêtre sur l'âme d'un journal. Le quotidien Le Droit a été fondé en 1913 pour défendre les droits scolaires des Franco-Ontariens. Sa devise, L'avenir est à ceux qui luttent, depuis longtemps élargie pour englober les intérêts des francophones de l'Outaouais québécois, s'est incarnée principalement dans la prose - parfois acérée - de ses éditorialistes.

Cette tradition de combat et de relative indépendance (Le Droit n'appartenait à aucune chaîne avant les années 1980) s'est enracinée au fil des décennies, et a réussi - sauf exception - à se maintenir même sous le joug des empires Hollinger et Power Corporation. Jusqu'à tout récemment. Avec le passage au format tabloïd en 1988, l'ancienne formation éditoriale avait été démantelée mais l'apport de quelques collaborateurs réguliers a permis à l'éditorialiste en chef de pouvoir compter sur une équipe d'expérience, capable de colmater les brèches.

Au début des années 2010, la page éditoriale demeurait animée par trois plumes - Pierre Jury, éditorialiste en chef, secondé de Pierre Bergeron (ancien éditeur) et moi, Pierre Allard (ancien rédacteur en chef). La première secousse est survenue en 2013 quand le journal a décidé de supprimer l'éditorial du lundi. Une mesure d'économie, semble-t-il, mais aussi une claire manifestation d'un attachement réduit à la fonction éditoriale du quotidien...

L'année 2014 a porté le coup de grâce au concept d'équipe éditoriale. J'ai été congédié en mai 2014 pour avoir contesté sur mon blogue (bit.ly/2Zb9WcI) l'intention manifestée par Power Corp. de réduire ses quotidiens régionaux (y compris Le Droit) à un quelconque onglet de La Presse plus... On ne m'a pas remplacé. Puis le 29 décembre 2014, Pierre Bergeron a signé son ultime éditorial (bit.ly/2WZyc3n) avant de prendre une retraite bien méritée. À partir de là, les éditions sans éditorial se sont fait nombreuses, Pierre Jury ne pouvant à lui seul assumer l'entièreté de la tâche.

Ces derniers mois, en 2020, Le Droit, maintenant une coopérative de solidarité libérée des tutelles impériales, ne publiait qu'un ou deux éditoriaux par semaine. Le 8 mai, Pierre Jury signait un texte intitulé Ce qui peut aller mal... (bit.ly/3d8NFnE). Personne ne se doutait qu'il s'agissait de son dernier éditorial, et peut-être même du dernier éditorial des 107 années d'histoire du journal Le Droit. Un moment historique, qui ne doit surtout pas passer sous silence...

Dans sa lutte pour la survie, Le Droit semble avoir perdu de vue le sens de sa mission d'information et d'opinion. Qui, désormais, tonnera dans ses éditoriaux pour défendre les droits constamment bafoués des Franco-Ontariens, qui dénoncera les menaces pesant sur l'avenir de la langue française au Québec et ailleurs au Canada? En Outaouais et en Ontario français, la presse écrite (enfin ce qui en reste) serait muette? De la part d'un journal qui publie sous la devise L'avenir est à ceux qui luttent, l'abolition de la fonction éditoriale serait un geste presque criminel...

Depuis le 24 mars, Le Droit ne publie plus son édition papier en semaine, et rien ne garantit qu'elle reviendra après la pandémie... Et l'édition du samedi, la seule qu'on livre toujours à la porte, est de moins en moins un journal d'information... C'est devenu une publication à mi-chemin entre un journal et un magazine où la contribution des artisans du Droit est beaucoup trop réduite... Dans un tel contexte, l'abolition possible des textes éditoriaux ne serait pas la goutte qui fait déborder le vase, mais l'assèchement d'une des dernières gouttes qui restaient au fond du vase...

Est-ce trop espérer que des voix se fassent entendre pour sauver les meubles d'abord, puis redonner au Droit toute la place que ce journal doit occuper, tant au Québec qu'en Ontario?

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Un dernier mot... Salut, Pierre Jury! J'espère que tu n'a pas fini d'écrire!
Et un salut particulier au caricaturiste Guy Badeaux, ultime étincelle de la page éditoriale du Droit!



1 commentaire:

  1. Lorsqu'on revient d'un voyage, on dit parfois que telle visite était le clou du voyage. L'éditorial est le clou du journal. Tu renfonces bien ce clou, cher Pierre.

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