samedi 17 avril 2021

2,7 millions de francophones hors Québec?

Il y a parfois de ces choses qu'on écrit sans plaisir... par devoir... parce qu'il le faut. Même avec la carapace d'un demi-siècle de journalisme, signer un texte critique à l'endroit de ceux et celles qu'on voudrait embrasser comme amis et alliés reste aussi difficile. Mais quand il faut rétablir les faits, on rétablit les faits...

L'annonce est passée largement sous le radar de nos médias, j'oserais dire comme d'habitude pour ce genre de sujet, mais le Québec et les minorités francophones d'ailleurs au Canada se sont donné rendez-vous (virtuel bien sûr) du 12 au 17 juin 2021. L'événement a pour titre «Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes».

Ce grand rassemblement aurait dû avoir lieu en personne au mois de juin 2020 mais pandémie oblige, on l'a retardé d'un an. Il s'inscrit dans le sillage de quatre grandes rencontres tenues au 20e siècle - les trois Congrès de la langue française au Canada (1912, 1937 et 1952) et les États généraux du Canada français de 1966 à 1969.

Les États généraux s'étaient terminés sur une note amère pour de nombreux délégués de la francophonie hors-Québec, confrontés pour la première fois à la montée du sentiment indépendantiste au Québec. Mais après plus de 50 ans, plus rien n'empêche de renouer le dialogue. Déjà, en 2010, j'écrivais en page éditoriale du Droit:

«Le monde a bien changé depuis. Les frictions qui ont miné les assises de 1967 ont fait l'objet de débats abondants, parfois utiles, parfois stériles, largement classés. Ils ne constitueraient plus un obstacle à la tenue d'un sommet fructueux sur l'état et l'avenir de la langue française au Canada. Le fruit est mûr. Faudrait peut-être se reparler...» (https://vigile.quebec/articles/le-fruit-est-mur-34060)

Il faudrait en effet se reparler, mais pas pour se raconter des histoires avec des lunettes roses. Les organisateurs du Sommet - le gouvernement québécois et son partenaire, la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) - doivent favoriser des échanges fondés sur une réalité qu'on regarde en face.

Le français est menacé partout, y compris au Québec, et toute analyse, toute stratégie fondée sur une dissimulation de cet état de choses est irrémédiablement vouée à l'échec.

Or, il y a quelques jours, la ministre québécoise Sonia Lebel et le président de la FCFA, Jean Johnson, ont organisé une conférence de presse virtuelle pour rappeler la tenue du Sommet et annoncer que le porte-parole officiel de l'événement serait l'auteur-compositeur-interprète franco-ontarien/acadien Jean-François Breau.

Jusque là, ça va. Les choses se sont cependant gâtées quand M. Johnson a pris la parole, affirmant tout de go: «Nous sommes 10 millions à parler français au Canada, dont 2,7 millions ailleurs qu'au Québec». Et pour qu'on ait bien compris, il a répété par la suite: «Nous (les francophones hors Québec) sommes 2,7 millions à vous saluer, chers Québécois.»

Si cette déclaration constitue un aperçu du genre de contenu que la FCFA entend véhiculer au Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes, c'est bien mal parti! M. Johnson arrive en affirmant qu'il y a au Canada 2,7 millions de francophones hors Québec, et que ces minorités de langue française représentent 27% d'une francophonie canadienne estimée à un peu plus de 10 000 000 de locuteurs.

Je ne comprends pas que Mme Lebel, par son silence, endosse ces propos. Telle manipulation des données du recensement du Canada est inacceptable. S'il y avait 2,7 millions de francophones à l'extérieur du Québec, la dynamique linguistique canadienne serait tout autre! De fait, selon les estimations les plus optimistes de Statistique Canada, il n'y a qu'un million de francophones hors Québec. Et moins de 8 millions de francophones au Canada, en comptant le Québec!

Alors c'est quoi l'astuce? Le président de la FCFA inclut parmi ses «francophones» tous les Anglo-Canadiens qui savent parler français. Il y en a plus de 2 millions au pays, dont environ 1,7 million à l'extérieur du Québec. Compter des anglos bilingues comme francophones, c'est tronquer la réalité. Selon le même raisonnement, on pourrait compter comme anglophones tous les francophones bilingues, et le Québec Community Groups Network (QCGN) pourrait prétendre que près de 50% de la population québécoise est anglophone!!!

Selon le recensement de 2016, il y a hors Québec environ 1 million de personnes (1 008 357) de langue maternelle française (première langue apprise et encore comprise). Mais seulement 620 000 personnes hors Québec indiquent le français comme langue d'usage (langue parlée le plus fréquemment à la maison). Ce critère de la langue d'usage était celui que l'ancienne commission BB (Laurendeau-Dunton) proposait comme mesure la plus juste de la vitalité linguistique.

Ainsi, les collectivités acadiennes et canadiennes-françaises ne représentent pas 27% de la francophonie pan-canadienne, mais 13,8% (selon le critère de la langue maternelle) ou 8,7% (selon le critère de la langue d'usage). Et le dire, l'écrire, ce n'est pas attaquer la FCFA, c'est attaquer la fiction de données mal interprétées. C'est rétablir les faits!

M. Johnson en rajoute quand il aborde sa propre province, l'Alberta, où, dit-il, 268 000 personnes parlent français et près de 90 000 personnes «vivent au quotidien dans cette langue». Retour au recensement de 2016: en Alberta, il y a un peu plus de 79 000 personnes de langue maternelle française, et moins de 33 000 personnes qui donnent le français comme langue d'usage. Le taux d'assimilation y est donc très élevé, et une minorité des Franco-Albertains vivent en français «au quotidien». Et des 268 000 locuteurs du français, 264 000 peuvent aussi parler l'anglais. Devra-t-on, selon, la logique de la FCFA, les compter aussi dans la colonne des anglophones?

Sonia Lebel déclarait dans son communiqué (https://sommetfranco2021.gouv.qc.ca/): «N'ayons pas peur d'avoir de grandes ambitions de solidarité francophone. Les forces vives du Québec et des communautés francophones canadiennes sont capables de choses merveilleuses si elles travaillent ensemble!» L'expression-clé ici, c'est «forces vives». Pas les anglophones bilingues, pas les francophones assimilés, les forces vives, celles qui vivent encore en français et qui veulent assurer la pérennité de la langue et de la culture françaises en terre nord-américaine.

S'il faut donner un solide coup de barre collectif, mieux vaut compter sur 600 000 «vrais» francophones hors Québec que sur des légions fictives paradées dans des déclarations de presse. Le Québec et les collectivités acadiennes et canadiennes-françaises ont tout à gagner d'un dialogue à condition qu'il soit franc, peu importe la direction que choisira de prendre la nation québécoise dans les années et décennies qui viennent.



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